Le Feu- Journal d’une Escouade

Chapitre 4CHAPITRE QUATRIÈME Volpatte et Fouillade

En arrivant au cantonnement, oncria :

– Mais où est Volpatte ?

– Et Fouillade, où c’qu’il est ?

Ils avaient été réquisitionnés et emmenés enpremière ligne par le 5e Bataillon. On devait lesretrouver au cantonnement. Rien. Deux hommes de l’escouadeperdus !

– Bon sang d’bon sang ! Voilà c’quec’est que d’prêter des hommes, beugla le sergent.

Le capitaine, mis au courant, jura, sacra, etdit :

– I’ m’faut ces hommes. Qu’on lesretrouve à l’instant. Allez !

Farfadet et moi, nous fûmes hélés par lecaporal Bertrand dans la grange où, étendus, nous nous immobilisonsdéjà et nous engourdissions.

– Faut aller chercher Volpatte etFouillade.

Nous fûmes vite debout, et nous partîmes avecun frisson d’inquiétude. Nos deux camarades, pris par le5e, ont été emportés dans cette infernale relève. Quisait où ils sont et ce qu’ils sont maintenant !

… Nous remontons la côte. Nous recommençons àfaire, en sens inverse, le long chemin fait depuis l’aube et lanuit. Bine qu’on soit sans bagages, avec, seulement, le fusil etl’équipement, on se sent las, ensommeillé, paralysé, dans lacampagne triste, sous le ciel empoussiéré de brume. BientôtFarfadet souffle. Il a parlé un peu, au début, puis la fatigue lefait taire, de force. Il est courageux mais frêle ; et,pendant toute sa vie antérieure, il n’a guère appris à se servir deses jambes, dans le bureau de mairie où, depuis sa premièrecommunion, il griffonnait entre un poêle et de vieux cartonniersgrisonnants.

Au moment où l’on sort du bois pour s’engager,en glissant et pataugeant, dans la région des boyaux, deux ombresfines se profilent en avant. Deux soldats qui arrivent : onvoit la boule de leur paquetage et la ligne de leur fusil. Ladouble forme balançante se précise.

– Ce sont eux !

L’une des ombres a une grosse tête blanche,emmaillotée.

– Il y en a un blessé ! C’estVolpatte !

Nous courons vers les revenants. Nos semellesfont un bruit de décollage et d’enfoncement spongieux, et noscartouches, secouées, sonnent dans nos cartouchières.

Ils s’arrêtent et nous attendent quand on està portée :

– Il n’est qu’temps ! crieVolpatte.

– Tu es blessé, vieux ?

– Quoi ? dit-il.

Les épaisseurs de bandages qui lui encerclentla tête le rendent sourd. Il faut crier pour arriver jusqu’à sonouïe. On s’approche de lui, on crie. Alors, il répond :

– C’est rien d’ça… On r’vient du trou oùle 5e Bataillon nous a mis jeudi.

– Vous êtes restés là, depuis ? luihurle Farfadet, dont la voix aiguë et quasi féminine pénètre bienle capitonnage qui défend les oreilles de Volpatte…

– Eh ben oui, on est resté là, ditFouillade, bagasse, nom de Dieu, macarelle ! Tu t’figures pasqu’on s’serait envolé avec des ailes et encore moins qu’on s’raitparti sur ses pattes, sans ordre ?

Mais tous deux se laissent tomber assis parterre. La tête de Volpatte, enveloppée de toiles, avec un gros nœudau sommet, et qui présente la tache jaunâtre et noirâtre de lafigure, semble un ballot de linge sale.

– On vous a oubliés, pauvresvieux !

– Un peu, s’écrie Fouillade, qu’on nous aoubliés ! Quatre jours et quatre nuits dans un trou d’obus surqui les balles pleuvaient d’travers, et qui, en plus, sentait lamerde.

– Tu parles, dit Volpatte. C’était pas untrou d’écoute ordinaire où qu’on va t’et vient en service régulier.C’était un trou d’obus qui r’ssemblait à un aut’ trou d’obus, niplus ni moins. On nous avait dit jeudi : « Postez-vouslà, et tirez sans arrêt », qu’on nous avait dit. Y a bien eul’lendemain un type de liaison du 5e Bataillon qu’estv’nu montrer son naz : « Qu’est-ce que vous foutezlà ! » « Ben, nous tirons ; on nous a ditd’tirer ; on tire, qu’on a dit. Pisqu’on nous l’a dit, y doity avoir une raison d’ssous ; nous attendons qu’on nous dise defaire aut’chose que d’tirer. » Le type s’est pisté ; ilavait l’air pas rassuré et s’en r’ssentait pas pour la marmitée.« C’est 22 », qu’i disait.

– On avait, dit Fouillade, à nous deuss,une boule de son et un seau d’vin que nous avait donné la18e, en nous installant, et toute une caisse decartouches, mon vieux. On a brûlé les cartouches et bu le fuchsia.On a conservé par prudence quelques cartouches et un quignon duSaint-Honoré ; mais on n’a pas conservé d’vin.

– On a z’eu tort, dit Volpatte, vu qu’ifait soif. Dis donc, les gars, vous n’auriez pas rien pour lagorge ?

– J’ai encore un petit quart d’vin,répondit Farfadet.

– Donne-z’y, dit Fouillade en désignantVolpatte. Vu que lui a perdu du sang. Moi, j’nai qu’soif.

Volpatte grelottait et, dans la gangue énormede chiffons qui était posée sur ses épaules, ses petits yeux bridéss’embrasaient de fièvre.

– Ça fait bon, dit-il en buvant.

– Ah ! Et pis aussi, ajouta-t-iltandis qu’il jetait, comme la politesse l’exige, la goutte de vinqui restait au fond du quart de Farfadet, on a poiré deux Boches.I’s rampaient dans la plaine, sont tombés dans not’ trou, àl’aveugle, comme des taupes dans un piège à mâchoire, ces cons-là.On les a empaquetés. Et puis voilà. Une fois qu’on a eu tirépendant trente-six heures, on n’avait pus d’munitions. Alors on arempli d’cartouches les magasins d’nos seringues et on a attendu,d’vant les colis d’Boches. L’type de liaison a oubelié de dire chezlui qu’on était là. Vous, l’sixième, vous avez oubelié de nousréclamer, la 18e nous a oubeliés aussi, et, comme onn’était pas dans un poste d’écoute fréquenté où la r’lève se faitrégulièrement comme à l’administration, j’nous voyais déjà resterlà jusqu’au retour du régiment. C’est, finalement, des brascassésdu 204 venus pour fouiner dans la plaine à la chasse aux amochés,qui nous ont signalés. Alors, on nous a donné l’ordre de nousreplier, immédiatement, qu’on a dit. On s’a harnaché, en rigolant,de c’t’ « immédiatement »-là. On a déficelé les jambesdes Boches, on les a emmenés, remis au 204, et nous v’là.

« On a même repêché en passant un sergentqui s’tassait dans un trou et qui n’osait pas en sortir, vu qu’ilavait été commotionné. On l’a engueulé ; ça l’a remis un peuet i’ nous a remerciés : l’sergent Sacerdote i’s’app’lait. »

– Mais ta blessure, mon vieuxfrère ?

– C’est aux oreilles. Une marmite – et unmacavvoué, mon vieux – qui a pété comme qui dirait là. Ma tête apassé, j’peux dire, entre les éclats, mais tout juste, rasibus, etles esgourdes ont pris.

– Si tu voyais ça, dit Fouillade, c’estdégueulasse, ces deux oreilles qui pend. On avait nos deux paquetsde pansement et les brancos nous en ont encore balancé z’un. Çafait trois pansements qu’il a enroulés autour de la bouillotte.

– Donnez-nous vos affaires, on varentrer.

Farfadet et moi nous nous sommes partagé lebarda de Volpatte. Fouillade, sombre de soif, travaillé par lasécheresse, grogne et s’entête à garder ses armes et ses paquets.Et nous déambulons lentement. C’est toujours amusant de ne pasmarcher dans le rang ; c’est si rare que ça étonne et ça faitdu bien. Un souffle de liberté nous égaie bientôt tous les quatre.On va dans la campagne comme pour son plaisir.

– On est des promeneurs ! ditfièrement Volpatte.

Quand on arrive au tournant du haut de lacôte, il se laisse aller à des idées roses.

– Mon vieux, c’est la bonne blessure,après tout, j’vas être évacué, y a pas d’erreur.

Ses yeux clignent et scintillent dans l’énormeboule blanche, qui oscille sur ses épaules – rougeâtre de chaquecôté, à la place des oreilles.

On entend, du fond où se trouve le village,sonner dix heures.

– J’me fous d’l’heure, dit Volpatte.L’temps qui passe, ça n’a pu rien à faire avec moi.

Il devient volubile. Un peu de fièvre amène etpresse ses discours au rythme du pas ralenti où déjà il seprélasse.

– On va m’attacher une étiquette rouge àla capote, y a pas d’erreur, et m’mener à l’arrière. J’s’raiconduit, a c’coup, par un type bien poli qui m’dira :« C’est par ici, pis tourne par là… Na ! … mon pauv’ieux. » Pis l’ambulance, pis l’train sanitaire avec deschatteries des dames de la Croix-Rouge tout le long du chemin commeelles ont fait à Crapelet Jules, pis l’hôpitau de l’intérieur. Deslits avec des draps blancs, un poêle qui ronfle au milieu deshommes, des gens qui sont faits pour s’occuper de nous et qu’onregarde y faire, des savates réglementaires, mon ieux, et une tablede nuit : du meuble ! Et dans les grands hôpitals, c’estlà qu’on est bien logé comme nourriture ! J’y prendrai desbons repas, j’y prendrai des bains ; j’y prendrai tout c’quej’trouverai. Et des douceurs sans qu’on soit obligé pour enprofiter, de s’battre avec les autres et de s’démerder jusqu’ausang. J’aurai sur le drap mes deux mains qui n’ficheront rien,comme des choses de luxe comme des joujoux, quoi ! – et,d’ssous l’drap, les pattes chauffées à blanc du haut en bas et lesarpions élargis en bouquets de violettes…

Volpatte s’arrête, se fouille, tire de sapoche, en même temps que sa célèbre paire de ciseaux de Soissons,quelque chose qu’il me montre :

– Tiens, t’as vu ça ?

C’est la photographie de sa femme et de sesdeux garçons. Il me l’a déjà montrée maintes fois. Je regarde,j’approuve.

– J’irai en convalo, dit Volpatte, etpendant qu’mes oreilles se recolleront, la femme et les p’tits meregarderont, et je les regarderai. Et pendant c’temps-là qu’ellesr’pouss’ront comme des salades, mes amis, la guerre, elles’avancera… Les Russes… On n’sait pas, quoi !…

Il se berçait au ronron de ses prévisionsheureuses, pensait tout haut, déjà isolé parmi nous dans sa fêteparticulière.

– Bandit ! lui cria Fouillade. T’astrop d’chance, bou Diou d’bandit !

Comment ne pas l’envier ? Il allait s’enaller pour un, ou deux ou trois mois et pendant cette saison, aulieu d’être exposé et misérable, il serait métamorphosé enrentier !

– Au commencement, dit Farfadet, jetrouvais drôle quand j’entendais désirer la « bonneblessure ». Mais tout de même, quoi qu’on puisse dire, tout demême, je comprends, maintenant qu’c’est la seule chose qu’un pauvresoldat puisse espérer qui ne soit pas fou.

On approchait du village. On contournait lebois.

À la corne du bois, soudain une forme de femmesurgit à contre-jour. Le jeu des rayons la délimitait de lumière.Elle se dressait debout à la lisière des arbres, qui formaient unfond de hachures violâtres – svelte, la tête tout allumée deblondeur ; et on voyait, dans sa face pâle, les tachesnocturnes de deux yeux immenses. Cette créature éclatante nousdévisageait en tremblant sur ses jambes, puis brusquement elles’enfonça dans le sous-bois comme une torche.

Cette apparition et cette disparitionimpressionnèrent Volpatte qui en perdit le fil de sondiscours :

– C’t’une biche, c’te femme-là !

– Non, dit Fouillade qui avait malentendu. C’est Eudoxie qu’elle s’appelle. J’la connais pour l’avoirdéjà vue. Une réfugiée. J’sais pas d’où qu’elle d’vient, mais elleest à Gamblin, dans une famille.

– Elle est maigre et belle, constataVolpatte. On y f’rait bien une p’tite douceur… C’est du fricot, duvéritable poulet… Elle a quequ’chose comme z’yeux !

– Elle est drolle, dit Fouillade. À tientpas en place. Tu la vois ici, là, avec ses cheveux blonds en hautd’elle. Pis, partez ! Plus personne n’y est. Et tu sais, elleconnaît pas l’danger. Des fois, a bagote presque en première ligne.On l’a vue naviguer sur la plaine en avant des tranchées. Elle estdrolle.

– Tiens, la r’voilà,c’t’apparition ! À nous perd pas des yeux. Ce s’rait-i’ qu’onl’intéresse ?

La silhouette, dessinée en lignes de clarté,embellissait en cette minute l’autre bout de la lisière.

– Moi, les femmes, j’m’en fous, déclaraVolpatte, repris totalement par l’idée de son évacuation.

– Y en a un, en tout cas, dansl’escouade, qui s’ en r’ssent salement pour elle. Tiens :quand on parle du loup…

– On en voit la queue…

– Pas encore, mais presque…Tiens !

On vit pointer et déboucher d’un taillis, surnotre droite, le museau de Lamuse comme un sanglier roux…

Il suivait la femme à la piste. Il l’aperçut,tomba en arrêt, et, attiré, il prit son élan. Mais, en se jetantvers elle, il tomba sur nous.

En reconnaissant Volpatte et Fouillade, legros Lamuse poussa des exclamations de joie. Il ne songea plus surle moment qu’à s’emparer des sacs, des fusils, des musettes.

– Donnez-moi tout ça ! J’suisr’posé. Allons, donnez ça !

Il voulut tout porter. Farfadet et moi nousnous débarrassâmes volontiers du fourbi de Volpatte, et Fouilladeconsentit, à bout de forces, à abandonner ses musettes et sonfusil.

Lamuse devint un amoncellement ambulant. Sousle faix énorme et encombrant, il disparaissait, plié, et n’avançaitqu’à petits pas.

Mais on le sentait sous l’empire d’une idéefixe et il jetait des regards de côté. Il cherchait la femme verslaquelle il s’était lancé.

Chaque fois qu’il s’arrêtait pour arrimermieux un bagage, pour souffler et essuyer l’eau grasse de satranspiration, il examinait furtivement tous les coins de l’horizonet scrutait la lisière du bois. Il ne la revit pas.

Moi, je la revis… Et j’eus bien cette foisl’impression que c’était à l’un de nous qu’elle en avait.

Elle surgissait à demi, là-bas, à gauche, del’ombre verte du sous-bois. Se retenant d’une main à une branche,elle se penchait et présentait ses yeux de nuit et sa face pâlequi, vivement éclairée par tout un côté, semblait porter uncroissant de lune. Je vis qu’elle souriait.

Et suivant la direction de son regard qui sedonnait ainsi, j’aperçus, un peu en arrière de nous, Farfadet quisouriait pareillement.

Puis elle se déroba dans l’ombre desfeuillages, emportant visiblement ce double sourire…

C’est ainsi que j’eus la révélation del’entente de cette Bohémienne souple et délicate, qui neressemblait à personne, et de Farfadet qui, parmi nous tous sedistinguait, fin, flexible et frissonnant comme un lilas.Évidemment…

… Lamuse n’a rien vu, aveuglé et encombré parles fardeaux qu’il a pris à Farfadet et à moi, attentif àl’équilibre de sa charge et à la place où il pose ses piedsterriblement alourdis.

Il a pourtant l’air malheureux. Ilgeint ; il étouffe d’une épaisse préoccupation triste. Dans lehalètement rauque de sa poitrine, il me semble que je sens battreet gronder son cœur. En considérant Volpatte encapuchonné depansements, et le gros homme puissant et bondé de sang qui traînel’éternel élancement profond dont il est seul à mesurer l’acuité,je me dis que le plus blessé n’est pas celui qu’on pense.

On descend enfin au village.

– On va boire, dit Fouillade.

– J’vas être évacué, dit Volpatte.

Lamuse fait :

– Meuh… Meuh…

Les camarades s’exclament, accourent,s’assemblent sur la petite place où se dresse l’église avec sadouble tour, si bien éborgnée par un obus qu’on ne peut plus laregarder en face.

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