Le Feu- Journal d’une Escouade

Chapitre 13Les gros mots

Barque me voit écrire. Il vient vers moi àquatre pattes à travers la paille, et me présente sa figureéveillée, ponctuée par son toupet roussâtre de Paillasse, sespetits yeux vifs au-dessus desquels se plissent et se déplissentdes accents circonflexes. Il a la bouche qui tourne dans tous lessens à cause d’une tablette de chocolat qu’il croque et mâche, etdont il tient dans son poing l’humide moignon.

Il bafouille, la bouche pleine, en mesoufflant une odeur de boutique de confiserie.

– Dis donc, toi qui écris, tu écrirasplus tard sur les soldats, tu parleras de nous, pas ?

– Mais oui, fils, je parlerai de toi, descopains, et de notre existence.

– Dis-moi donc…

Il indique de la tête les papiers où j’étaisen train de prendre des notes. Le crayon en suspens, je l’observeet l’écoute. Il a envie de me poser une question.

– Dis donc, sans t’commander… Y aquéqu’chose que j’voudrais te d’mander. Voilà la chose : si tufais parler les troufions dans ton livre, est-ce que tu les f’rasparler comme ils parlent, ou bien est-ce que tu arrangerais ça, enlousdoc ? C’est rapport aux gros mots qu’on dit. Car enfin,pas, on a beau être très camarades et sans qu’on s’engueule pourça, tu n’entendras jamais deux poilus l’ouvrir pendant une minutesans qu’i’s disent et qu’i’s répètent des choses que les imprimeursn’aiment pas besef imprimer. Alors, quoi ? Si tu ne le dispas, ton portrait ne sera pas r’ssemblant : c’est comme quidirait que tu voudrais les peindre et que tu n’mettes pas une descouleurs les plus voyantes partout où elle est. Mais pourtant ças’fait pas.

– Je mettrai les gros mots à leur place,mon petit père, parce que c’est la vérité.

– Mais dis-moi, si tu l’mets, est-ce quedes types de ton bord, sans s’occuper de la vérité, ne diront pasque t’es un cochon ?

– C’est probable, mais je le ferai toutde même sans m’occuper de ces types.

– Veux-tu mon opinion ? Quoique jene m’y connais pas en livres : c’est courageux, ça, parce queça s’fait pas, et ce sera très chic si tu l’oses, mais t’auras dela peine au dernier moment, t’es trop poli !… C’est même undes défauts que j’te connais depuis qu’on s’connaît. Ça, et aussicette sale habitude que tu as quand on nous distribue de la gniole,sous prétexte que tu crois que ça fait du mal, au lieu de donner tapart à un copain, de t’la verser sur la tête pour te nettoyer lestifs.

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