Le Feu- Journal d’une Escouade

Chapitre 16Idylle

– De vrai, me dit Paradis qui était monvoisin de marche, tu m’croiras si tu voudras, mais j’suis éreinté,j’suis surmonté… J’ai jamais eu marre d’une marche comme j’ai decelle-là.

Il tirait le pied et penchait dans le soir sonbuste carré embarrassé d’un sac dont le profil élargi et compliquéet la hauteur paraissaient fantastiques. À deux reprises, il butaet trébucha.

Paradis est dur. Mais il avait toute la nuitcouru dans la tranchée en qualité d’homme de liaison pendant queles autres dormaient, et il avait des raisons d’être rendu.

Aussi grognait-il :

– Quoi ? Ils sont en caoutchouc, ceskilomètres, pas possible autrement.

Et il rehaussait brusquement son sac tous lestrois pas, d’un coup de reins, et ça tirait et il soufflait, ettout l’ensemble qu’il formait avec ses paquets ballottait etgeignait comme une vieille patache surchargée.

– On arrive, dit un gradé.

Les gradés disent toujours cela, à toutpropos. Or – nonobstant cette affirmation du gradé – on arrivait,en effet, dans le village vespéral où les maisons semblaientdessinées à la craie et à gros traits d’encre sur le papier bleutédu ciel, et où la silhouette noire de l’église – au clocher pointu,flanqué de deux tourelles plus fines et plus pointues – était celled’un grand cyprès.

Mais, quand il fait son entrée dans le villageoù il doit cantonner, le troupier n’est pas au bout de ses peines.Il est rare que l’escouade ou la section arrivent à se loger dansle local qui leur a été assigné : malentendus et doublesemplois, qui s’embrouillent et se débrouillent sur place, et cen’est qu’au bout de plusieurs quarts d’heure de tribulations quechacun est mené à son définitif gîte provisoire.

Nous fûmes donc, après les errementshabituels, admis à notre cantonnement de nuit : un hangarsoutenu par quatre madriers et ayant pour murs les quatre pointscardinaux. Mais ce hangar était bien couvert : avantageappréciable. Il était occupé déjà par une carriole et une charrue,à côté desquelles on se casa. Paradis, qui n’avait cessé demaugréer et de geindre pendant l’heure des piétinements et alléeset venues, jeta son sac, puis se jeta lui-même à terre, et resta làun bout de temps, assommé, se plaignant qu’il avait les membressans connaissance et que la semelle de ses pieds lui faisaitmal ; et toutes ses coutures aussi, du reste.

Mais voici que la maison dont dépendait lehangar, et qui s’élevait juste devant nos yeux, s’éclaira. Rienn’attire le soldat comme, dans le gris monotone du soir, unefenêtre derrière laquelle il y a l’étoile d’une lampe.

– Si on faisait une virée ! proposaVolpatte.

– Tout de même, dit Paradis.

Il se soulève, se lève. Boitant de fatigue, ilse dirige vers la fenêtre dorée qui a fait son apparition dansl’ombre ; puis vers la porte.

Volpatte le suit et moi je viens après.

On entre, et on demande au vieux bonhomme quinous a ouvert et qui présente une tête clignotante, aussi uséequ’un vieux chapeau, s’il a du vin à vendre.

– Non, répond le vieux en secouant soncrâne où un peu d’ouate blanche pousse par places.

– Pas de bière, de café ? quelquechose, quoi…

– Non, mes amis rien de rien. On n’estpas d’ici, on est des réfugiés, vous savez…

– Alors, pisqu’il n’y a rien,mettons-les.

On fait demi-tour. On a tout de même, pendantun moment, profité de la chaleur qui règne dans la pièce, et de lavue de la lampe… Déjà, Volpatte a gagné le seuil et son dosdisparaît dans les ténèbres.

Cependant, j’avise une vieille, affaissée aufond d’une chaise, dans l’autre coin de la cuisine et qui a l’airtrès occupée à un travail.

Je pince le bras de Paradis :

– Voilà la belle du logis. Va lui fairela cour !

Paradis a un geste superbe d’indifférence. Ilse fiche pas mal des femmes, depuis un an et demi que toutes cellesqu’il voit ne sont pas pour lui. Du reste, quand bien même ellesseraient pour lui, il s’en fiche aussi.

– Jeune ou vieille, peuh ! me dit-ilen commençant de bâiller.

Par désœuvrement, par paresse de partir, il vaà la bonne femme.

– Bonsoir, grand-mère, marmonne-t-il enfinissant de bâiller.

– Bonsoir, mes enfants, chevrote lavieille.

De près, on la voit en détail. Elle estratatinée, pliée et repliée dans ses vieux os, et elle a la figuretoute blanche d’un cadran d’horloge.

Et que fait-elle ? Calée entre sa chaiseet le bord de la table, elle s’escrime à nettoyer des chaussures.C’est une grosse besogne pour ses mains d’enfant : ses gestesne sont pas sûrs et elle lance parfois un coup de brosse àcôté ; de plus, les chaussures sont fort sales.

Voyant qu’on la considère, elle nous chuchotequ’il lui faut bien cirer, ce soir même, les bottines de sapetite-fille, qui est modiste à la ville, et s’y rend dès lematin.

Paradis s’est penché pour regarder mieux lesbottines, et, tout à coup, il tend la main vers elles.

– Laissez ça, grand-mère, j’vas vous lesastiquer en trois temps, les p’rits croqu’nots de vot’ jeunefille.

La vieille fait signe que non, en secouant satête et ses épaules.

Mais mon Paradis prend d’autorité leschaussures, tandis que la grand-mère, paralysée par sa faiblesse,se débat, et nous montre un fantôme de protestation.

Il a saisi une bottine dans chaque main, illes tient doucement et les contemple un instant, et même on diraitqu’il les serre un peu.

– Sont-elles petites ! fait-il avecune voix qui n’est pas la voix ordinaire qu’il a avec nous.

Il s’est emparé aussi des brosses, et se met àfrotter avec ardeur et avec précaution, et je vois que, les yeuxfixés sur son travail, il sourit.

Puis, quand la boue est enlevée des bottines,il prend du cirage à l’extrémité de la brosse double pointue, et illes caresse avec, très attentif.

Les chaussures sont fines. Ce sont bien deschaussures de jeune fille coquette : une rangée de petitsboutons y brille.

– Il n’en manque pas un, de bouton, mesouffle-t-il, et il y a de la fierté dans son accent.

Il n’a plus sommeil, il ne bâille plus. Aucontraire, ses lèvres sont serrées ; un rayon jeune etprintanier éclaire sa physionomie et, lui qui allait s’endormir, ondirait qu’il vient de s’éveiller.

Et il promène ses doigts, où le cirage a misdu beau noir, sur la tige qui, s’évasant largement du haut, décèleun tout petit peu la forme du bas de la jambe. Ses doigts, siadroits pour cirer, ont tout de même quelque chose de maladroit,tandis qu’il tourne et retourne les souliers, et qu’il leur sourit,et qu’il pense – au fond, au loin – et que la vieille lève les brasen l’air et me prend à témoin.

– Voilà un soldat bienobligeant !

C’est fini. Les bottines sont cirées, etfignolées. Elles miroitent. Plus rien à faire…

Il les pose sur le bord de la table, enfaisant bien attention, comme si c’étaient des reliques ;puis, enfin, il en sépare ses mains.

Il ne les quitte pas tout de suite des yeux,il les regarde, puis, baissant le nez, regarde ses brodequins, àlui. Je me souviens qu’en faisant ce rapprochement, ce gros garçonà destinée de héros, de bohémien et de moine, sourit encore unefois de tout son cœur.

… La vieille s’agita dans le fond de sachaise. Elle avait une idée.

– J’vais lui dire ! Elle vousremerciera, monsieur. Eh ! Joséphine ! cria-t-elle en seretournant dans la direction d’une porte qui était là.

Mais Paradis l’arrêta d’un large geste que jetrouvai magnifique.

– Non. C’est pas la peine, l’ancienne,laissez-la où elle est. On s’en va, nous autres. C’est pas lapeine, allez !

Il pensait si fort ce qu’il disait que sonaccent avait de l’autorité, et la vieille, obéissante, s’immobilisaet se tut.

Nous nous en allâmes nous coucher dans lehangar, entre les bras de la charrue qui nous attendait.

Et Paradis se remit alors à bâiller, mais, àla lueur de la chandelle, dans la crèche, un bon moment après, onvoyait qu’il lui restait encore du sourire heureux sur la face.

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