Le Feu- Journal d’une Escouade

Chapitre 10Argoval

Le crépuscule du soir arrivait du côté de lacampagne. Une brise douce, douce comme des paroles,l’accompagnait.

Dans les maisons posées le long de cette voievillageoise – grande route habillée sur quelques pas en grande rue– les chambres, que leurs fenêtres blafardes n’alimentaient plus dela clarté de l’espace, s’éclairaient de lampes et de chandelles, desorte que le soir on sortait pour aller dehors, et qu’on voyaitl’ombre et la lumière changer graduellement de place.

Au bord du village, vers les champs, dessoldats déséquipés erraient, le nez au vent. Nous finissions lajournée en paix. Nous jouissions de cette oisiveté vague dont onéprouve la bonté quand on est vraiment las. Il faisait beau ;l’on était au commencement du repos, et on rêvait. Le soir semblaitaggraver les figures avant de les assombrir, et les frontsréfléchissaient la sérénité des choses.

Le sergent Suilhard vint à moi et me prit parle bras. Il m’entraîna.

– Viens, me dit-il, je vais te montrerquelque chose.

Les abords du village abondaient en rangées degrands arbres calmes, qu’on longeait, et, de temps en temps, lesvastes ramures, sous l’action de la brise, se décidaient à quelquelent geste majestueux.

Suilhard me précédait. Il me conduisît dans unchemin creux qui tournait, encaissé ; de chaque côté, poussaitune bordure d’arbustes dont les faîtes se rejoignaient étroitement.Nous marchâmes quelques instants environnés de verdure tendre. Undernier reflet de lumière, qui prenait ce chemin en écharpe,accumulait dans les feuillages des points jaune clair ronds commedes pièces d’or.

– C’est joli, fis-je.

Il ne disait rien. Il jetait les yeux de côté.Il s’arrêta.

– Ça doit être là.

Il me fit grimper par un petit bout de chemindans un champ entouré d’un vaste carré de grands arbres, et bondéd’une odeur de foin coupé.

– Tiens ! remarquai-je en observantle sol, c’est tout piétiné par ici. Il y a eu une cérémonie.

– Viens, me dit Suilhard.

Il me conduisit dans le champ, non loin del’entrée. Il y avait là un groupe de soldats qui parlaient à voixbaissée. Mon compagnon tendit la main.

– C’est là, dit-il.

Un piquet très bas – un mètre à peine – étaitplanté à quelques pas de la haie, faite à cet endroit de jeunesarbres.

– C’est là, dit-il, qu’on a fusillé lesoldat du 204, ce matin.

» On a planté le poteau dans la nuit. On aamené le bonhomme à l’aube, et ce sont les types de son escouadequi l’ont tué. Il avait voulu couper aux tranchées ; pendantla relève, il était resté en arrière, puis était rentré en douce aucantonnement. Il n’a rien fait autre chose ; on a voulu, sansdoute, faire un exemple. »

Nous nous approchâmes de la conversation desautres :

– Mais non, pas du tout, disait l’un.C’était pas un bandit ; c’était pas un de ces durs caillouxcomme tu en vois. Nous étions partis ensemble. C’était un bonhommecomme nous, ni plus, ni moins un peu flemme, c’est tout. Il étaiten première ligne depuis le commencement, mon vieux, et j’l’aijamais vu saoul, moi.

– Faut tout dire : malheureusementpour lui, qu’il avait de mauvais antécédents. Ils étaient deux, tusais, à faire le coup. L’autre a pigé deux ans de prison. MaisCajard[1] à cause d’une condamnation qu’il avaiteue dans le civil, n’a pas bénéficié de circonstances atténuantes.Il avait, dans le civil, fait un coup de tête étant saoul.

– On voit un peu d’sang par terre quandon r’garde, dit un homme penché.

– Y a tout eu, reprit un autre, lacérémonie depuis A jusqu’à Z, le colonel à cheval, ladégradation ; puis on l’a attaché, à c’petit poteau bas,c’poteau d’bestiaux. Il a dû être forcé de s’mettre à genoux ou des’asseoir par terre avec un petit poteau pareil.

– Ça s’comprendrait pas, fit un troisièmeaprès un silence, s’il n’y avait pas cette chose de l’exemple quedisait le sergent.

Sur le poteau, il y avait, gribouillées parles soldats, des inscriptions et des protestations. Une croix deguerre grossière, découpée en bois, y était clouée etportait : « À Cajard, mobilisé depuis août 1914, laFrance reconnaissante. »

En rentrant au cantonnement, je vis Volpatte,entouré, qui parlait. Il racontait quelque nouvelle anecdote de sonvoyage chez les heureux.

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