Le Feu- Journal d’une Escouade

Chapitre 20Le feu

&|160;

Réveillé brusquement, j’ouvre les yeux dans lenoir.

–&|160;Quoi&|160;? Qu’est-ce qu’il il ya&|160;?

–&|160;C’est ton tour de garde. Il est deuxheures du matin, me dit le caporal Bertrand que j’entends, sans levoir, à l’orifice du trou au fond duquel je suis étendu.

Je grogne que je viens, je me secoue, bâilledans l’étroit abri sépulcral&|160;; j’étends les bras et mes mainstouchent la glaise molle et froide. Puis je rampe au milieu del’ombre lourde qui obstrue l’abri, en fendant l’odeur épaisse,entre les corps intensément affalés des dormeurs. Après quelquesaccrochages et faux pas sur des équipements, des sacs, et desmembres étirés dans tous les sens, je mets la main sur mon fusil etje me trouve debout à l’air libre, mal réveillé et mal équilibré,assailli par la bise aiguë et noire.

Je suis, en grelottant, le caporal quis’enfonce entre de hauts entassements sombres dont le bas seresserre étrangement sur notre marche. Il s’arrête. C’est là. Jeperçois une grosse masse se détacher à mi-hauteur de la muraillespectrale, et descendre. Cette masse hennit un bâillement. Je mehisse dans la niche qu’elle occupait.

La lune est cachée dans la brume, mais il y a,répandue sur les choses, une très confuse lueur à laquelle l’œils’habitue à tâtons. Cet éclairement s’éteint à cause d’un largelambeau de ténèbres qui plane et glisse là-haut. Je distingue àpeine, après l’avoir touché, l’encadrement et le trou du créneaudevant ma figure, et ma main avertie rencontre, dans un enfoncementaménagé, un fouillis de manches de grenades.

–&|160;Ouvre l’œil, hein, mon vieux, me ditBertrand à voix basse. N’oublie pas qu’il y a notre poste d’écoute,là en avant, sur la gauche. Allons, à tout à l’heure.

Son pas s’éloigne, suivi du pas ensommeillé duveilleur que je relève.

Les coups de fusil crépitent de tous côtés.Tout à coup, une balle claque net dans la terre du talus où jem’appuie. Je mets la face au créneau. Notre ligne serpente dans lehaut du ravin&|160;: le terrain est en contre-bas devant moi, et onne voit rien dans cet abîme de ténèbres où il plonge. Toutefois,les yeux finissent par discerner la file régulière des piquets denotre réseau plantés au seuil des flots d’ombre, et, çà et là, lesplaies rondes d’entonnoirs d’obus, petits, moyens ou énormes&|160;;quelques-uns, tout près, peuplés d’encombrements mystérieux. Labise me souffle dans la figure. Rien ne bouge, que le vent quipasse et que l’immense humidité qui s’égoutte. Il fait froid àfrissonner sans fin. Je lève les yeux&|160;: je regarde ici, là. Undeuil épouvantable écrase tout. J’ai l’impression d’être tout seul,naufragé, au milieu d’un monde bouleversé par un cataclysme.

Rapide illumination de l’air&|160;: une fusée.Le décor où je suis perdu s’ébauche et pointe autour de moi. Onvoit se découper la crête, déchirée, échevelée, de notre tranchée,et j’aperçois, collés sur la paroi d’avant, tous les cinq pas,comme des larves verticales, les ombres des veilleurs. Leur fusils’indique, à côté d’eux, par quelques gouttes de lumière. Latranchée est étayée de sacs de terre&|160;; elle est élargie departout et, en maints endroits, éventrée par des éboulements. Lessacs de terre, aplatis les uns sur les autres et disjoints, ontl’air, à la lueur astrale de la fusée, de ces vastes dallesdémantelées d’antiques monuments en ruines. Je regarde au créneau.Je distingue, dans la vaporeuse atmosphère blafarde qu’a épandue lemétéore, les piquets rangés et même les lignes ténues des fils defer barbelés qui s’entrecroisent d’un piquet à l’autre. C’est,devant ma vue, comme des traits à la plume qui gribouillent etraturent le champ blême et troué. Plus bas, dans l’océan nocturnequi remplit le ravin, le silence et l’immobilité s’accumulent.

Je descends de mon observatoire et me dirigeau jugé vers mon voisin de veille. De ma main tendue, jel’atteins.

–&|160;C’est toi&|160;? lui dis-je à voixbasse, sans le reconnaître.

–&|160;Oui, répond-il sans savoir non plus quije suis, aveugle comme moi.

–&|160;C’est calme, à c’t’heure, ajoute-t-il.Tout à l’heure, j’ai cru qu’ils allaient attaquer, ils ontpeut-être bien essayé, sur la droite, où ils ont lancé une chiée degrenades. Il y a eu un barrage de 75, vrrran… vrrran… Mon vieux, jem’disais&|160;: «&|160;Ces 75-là, c’est possible, i’ sont payéspour tirer&|160;! S’ils sont sortis, les Boches, i’s ont dû prendrequéque chose&|160;!&|160;» Tiens, écoute, là-bas les boulettes quir’biffent&|160;! T’entends&|160;?

Il s’arrête, débouche son bidon, boit un coup,et sa dernière phrase, toujours à voix basse, sent levin&|160;:

–&|160;Ah&|160;! là là&|160;! tu parles d’unesale guerre&|160;! Tu crois qu’on s’rait pas mieux chez soi&|160;?Eh bien, quoi&|160;! Qu’est-ce qu’il a, c’ballot&|160;?

Un coup de feu vient de retenir à côté denous, traçant un court et brusque trait phosphorescent. D’autrespartent, ça et là, sur notre ligne&|160;: les coups de fusil sontcontagieux la nuit.

Nous allons nous enquérir, à tâtons, dansl’ombre épaisse retombée sur nous comme un toit, auprès d’un destireurs. Trébuchant et jetés parfois l’un sur l’autre, on arrive àl’homme, on le touche.

–&|160;Eh bien&|160;! quoi&|160;?

Il a cru voir remuer, puis, plus rien. Nousrevenons, mon voisin inconnu et moi, dans l’obscurité dense et surl’étroit chemin de boue grasse, incertains, avec effort, pliés,comme si nous portions chacun un fardeau écrasant.

À un point de l’horizon, puis à un autre, toutautour de nous, le canon tonne, et son lourd fracas se mêle auxrafales d’une fusillade qui tantôt redouble et tantôt s’éteint, etaux grappes de coups de grenades, plus sonores que les claquementsdu lebel et du mauser et qui ont à peu près le son des vieux coupsde fusil classiques. Le vent s’est encore accru, il est si violentqu’il faut se défendre dans l’ombre contre lui&|160;: deschargements de nuages énormes passent devant la lune.

Nous sommes là, tous les deux, cet homme etmoi, à nous rapprocher et nous heurter sans nous connaître, montréspuis interceptés l’un à l’autre, en brusques à-coups, par le refletdu canon&|160;; nous sommes là, pressés par l’obscurité, au centred’un cycle immense d’incendies qui paraissent et disparaissent,dans ce paysage de sabbat.

–&|160;On est maudits, dit l’homme.

Nous nous séparons et nous allons chacun ànotre créneau nous fatiguer les yeux sur l’immobilité deschoses.

Quelle effroyable et lugubre tempête vaéclater&|160;?

La tempête n’éclata pas, cette nuit-là. À lafin de ma longue attente, aux premières traînées du jour, il y eutmême accalmie.

Tandis que l’aube s’abattait sur nous comme unsoir d’orage, je vis encore une fois émerger et se recréer sousl’écharpe de suie des nuages bas, les espèces de rives abruptes,tristes et sales, infiniment sales, bossuées de débris etd’immondices, de la croulante tranchée où nous sommes.

La lividité de la nue blêmit et plombe lessacs de terre aux plans vaguement luisants et bombés, tel un longentassement de viscères et d’entrailles géantes mises à nu sur lemonde.

Dans la paroi, derrière moi, se creuse uneexcavation, et là un entassement de choses horizontales se dressecomme un bûcher.

Des troncs d’arbres&|160;? Non&|160;: ce sontles cadavres.

À mesure que les cris d’oiseaux montent dessillons, que les champs vagues recommencent, que la lumière éclôtet fleurit en chaque brin d’herbe, je regarde le ravin. Plus basque le champ mouvementé avec ses hautes lames de terre et sesentonnoirs brûlés, au-delà du hérissement des piquets, c’esttoujours un lac d’ombre qui stagne, et, devant le versant d’enface, c’est toujours un mur de nuit qui s’érige.

Puis je me retourne et je contemple ces mortsqui peu à peu s’exhument des ténèbres, exhibant leurs formesraidies et maculées. Ils sont quatre. Ce sont nos compagnonsLamuse, Barque, Biquet et le petit Eudore. Ils se décomposent là,tout près de nous, obstruant à moitié le large sillon tortueux etboueux que les vivants s’intéressent encore à défendre.

On les a posés tant bien que mal&|160;; ils secalent et s’écrasent, l’un sur l’autre. Celui d’en haut estenveloppé d’une toile de tente. On avait mis sur les autres figuresdes mouchoirs, mais en les frôlant, la nuit, sans voir, ou bien lejour, sans faire attention, on a fait tomber les mouchoirs, et nousvivons face à face avec ces morts, amoncelés là comme un bûchervivant.

Il y a quatre nuits qu’ils ont été tuésensemble. Je me souviens mal de cette nuit, comme d’un rêve quej’ai eu. Nous étions de patrouille, eux, moi, Mesnil André, et lecaporal Bertrand. Il s’agissait de reconnaître un nouveau posted’écoute allemand signalé par les observateurs d’artillerie. Versminuit, on est sorti de la tranchée, et on a rampé sur la descente,en ligne, à trois ou quatre pas les uns des autres, et on estdescendu ainsi très bas dans le ravin, jusqu’à voir, gisant devantnos yeux, comme l’aplatissement d’une bête échouée, le talus deleur Boyau International. Après avoir constaté qu’il n’y avait pasde poste dans cette tranche de terrain, on a remonté, avec desprécautions infinies&|160;; je voyais confusément mon voisin dedroite et mon voisin de gauche, comme des sacs d’ombre, se traîner,glisser lentement, onduler, se rouler dans la boue, au fond desténèbres, poussant devant eux l’aiguille de leur fusil. Des ballessifflaient au-dessus de nous, mais elles nous ignoraient, ne nouscherchaient pas. Arrivés en vue de la bosse de notre ligne, on asoufflé un instant&|160;; l’un de nous a poussé un soupir, un autrea parlé. Un autre s’est retourné, en bloc, et son fourreau debaïonnette a sonné contre une pierre. Aussitôt une fusée a jaillien rugissant du Boyau International. On s’est plaqué par terre,étroitement, éperdument, on a gardé une immobilité absolue, et on aattendu là, avec cette étoile terrible suspendue au-dessus de nouset qui nous baignait d’une clarté de jour, à vingt-cinq ou trentemètres de notre tranchée.

Alors une mitrailleuse placée de l’autre côtédu ravin a balayé la zone où nous étions. Le caporal Bertrand etmoi avons eu la chance de trouver devant nous, au moment où lafusée montait, rouge, avant d’éclater en lumière, un trou d’obus oùun chevalet cassé tremblait dans la boue&|160;; on s’est aplatistous les deux contre le rebord de ce trou, on s’est enfoncés dansla boue autant qu’on a pu et le pauvre squelette de bois pourrinous a cachés. Le jet de la mitrailleuse a repassé plusieurs fois.On entendait un sifflement perçant au milieu de chaque détonation,les coups secs et violents des balles dans la terre, et aussi desclaquements sourds et mous suivis de geignements, d’un petit criet, soudain, d’un gros ronflement de dormeur qui s’est élevé puis agraduellement baissé. Bertrand et moi, frôlés par la grêlehorizontale des balles qui, à quelques centimètres au-dessus denous, traçaient un réseau de mort et écorchaient parfois nosvêtements, nous écrasant de plus en plus, n’osant risquer unmouvement qui aurait haussé un peu une partie de notre corps, nousavons attendu. Enfin, la mitrailleuse s’est tue, dans un énormesilence. Un quart d’heure après, tous les deux, nous nous sommesglissés hors du trou d’obus en rampant sur les coudes et noussommes enfin tombés, comme des paquets, dans notre poste d’écoute.Il était temps, car, en ce moment, le clair de lune a brillé. On adû demeurer dans le fond de la tranchée jusqu’au matin, puisjusqu’au soir. Les mitrailleuses en arrosaient sans discontinuerles abords. Par les créneaux du poste, on ne voyait pas les corpsétendus, à cause de la déclivité du terrain&|160;: sinon, tout àras du champ visuel, une masse qui paraissait être le dos de l’undeux. Le soir, on a creusé une sape pour atteindre l’endroit où ilsétaient tombés. Ce travail n’a pu être exécuté en une nuit&|160;;il a été repris la nuit suivante par les pionniers, car, brisés defatigue, nous ne pouvions plus ne pas nous endormir.

En me réveillant d’un sommeil de plomb, j’aivu les quatre cadavres que les sapeurs avaient atteintspar-dessous, dans la plaine, et qu’ils avaient accrochés et halésavec des cordes dans leur sape. Chacun d’eux contenait plusieursblessures à côté l’une de l’autre, les trous des balles distants dequelques centimètres&|160;: la mitrailleuse avait tiré serré. Onn’avait pas retrouvé le corps de Mesnil André. Son frère Joseph afait des folies pour le chercher&|160;; il est sorti tout seul dansla plaine constamment balayée, en large, en long et en travers parles tirs croisés des mitrailleuses. Le matin, se traînant comme unelimace, il a montré une face noire de terre et affreusementdéfaite, en haut du talus.

On l’a rentré, les joues égratignées auxronces des fils de fer, les mains sanglantes, avec de lourdesmottes de boue dans les plis de ses vêtements et puant la mort. Ilrépétait comme un maniaque&|160;: «&|160;Il n’est nullepart.&|160;» Il s’est enfoncé dans un coin avec son fusil, qu’ils’est mis à nettoyer, sans entendre ce qu’on lui disait, et enrépétant&|160;: «&|160;Il n’est nulle part.&|160;»

Il y a quatre nuits de cette nuit-là et jevois les corps se dessiner, se montrer, dans l’aube qui vientencore une fois laver l’enfer terrestre.

Barque, raidi, semblé démesuré. Ses bras sontcollés le long de son corps, sa poitrine est effondrée, son ventrecreusé en cuvette. La tête surélevée par un tas de boue, il regardevenir par-dessus ses pieds ceux qui arrivent par la gauche, avec saface assombrie, souillée de la tache visqueuse des cheveux quiretombent, et où d’épaisses croûtes de sang noir sont sculptées,ses yeux ébouillantés&|160;: saignants et comme cuits. Eudore, lui,paraît au contraire tout petit, et sa petite figure estcomplètement blanche, si blanche qu’on dirait une face enfarinée dePierrot, et c’est poignant de la voir faire tache comme un rond depapier blanc parmi l’enchevêtrement gris et bleuâtre des cadavres.Le Breton Biquet, trapu, carré comme une dalle, apparaît tendu dansun effort énorme&|160;: il a l’air d’essayer de soulever lebrouillard&|160;; cet effort profond déborde en grimace sur sa facebossuée par les pommettes et le front saillant, la pétrithideusement, semble hérisser par places ses cheveux terreux etdesséchés, fend sa mâchoire pour un spectre de cri, écarte toutesgrandes ses paupières sur ses yeux ternes et troubles, ses yeux desilex&|160;; et ses mains sont contractées d’avoir griffé levide.

Barque et Biquet sont troués au ventre, Eudoreà la gorge. En les traînant et en les transportant, on les a encoreabîmés. Le gros Lamuse, vide de sang, avait une figure tuméfiée etplissée dont les yeux s’enfonçaient graduellement dans leurs trous,l’un plus que l’autre. On l’a entouré d’une toile de tente qui setrempe d’une tache noirâtre à la place du cou. Il a eu l’épauledroite hachée par plusieurs balles et le bras ne tient plus que pardes lanières d’étoffe de la manche et des ficelles qu’on y a mises.La première nuit qu’on l’a placé là, ce bras pendait hors du tasdes morts et sa main jaune, recroquevillée sur une poignée deterre, touchait les figures des passants. On a épinglé le bras à lacapote.

Un nuage de pestilence commence à se balancersur les restes de ces créatures avec lesquelles on a si étroitementvécu, si longtemps souffert.

Quand nous les voyons, nous disons&|160;:«&|160;Ils sont morts tous les quatre.&|160;» Mais ils sont tropdéformés pour que nous pensions vraiment&|160;: «&|160;Ce sonteux.&|160;» Et il faut se détourner de ces monstres immobiles pouréprouver le vide qu’ils laissent entre nous et les choses communesqui sont déchirées.

Ceux des autres compagnies ou des autresrégiments, les étrangers, qui passent ici le jour – la nuit, ons’appuie inconsciemment sur tout ce qui est à portée de la main,mort ou vivant – ont un haut-le-corps devant ces cadavres plaquésl’un sur l’autre en pleine tranchée. Parfois, ils se mettent encolère&|160;:

–&|160;À quoi qu’on pense, de laisser là cesmacchabs&|160;?

–&|160;C’est t’honteux.

–&|160;C’est vrai qu’on ne peut pas les ôterde là.

En attendant, ils ne sont enterrés que dans lanuit.

Le matin est venu. On découvre, en face,l’autre versant du ravin&|160;: la cote 119, une colline rasée,pelée, grattée – veinée de boyaux tremblés et striée de tranchéesparallèles montrant à vif la glaise et la terre crayeuse. Rien n’ybouge et nos obus qui y déferlent çà et là, avec de larges jetsd’écume comme des vagues immenses, semblent frapper leurs coupssonores contre un grand môle ruineux et abandonné.

Mon tour de veille est terminé, et les autresveilleurs, enveloppés de toiles de tente humides et coulantes, avecleurs zébrures et leurs plaquages de boue, et leurs gueuleslivides, se dégagent de la terre où ils sont encastrés, se meuventet descendent. Le deuxième peloton vient occuper la banquette detir et les créneaux. Pour nous, repos jusqu’au soir.

On bâille, on se promène. On voit passer uncamarade, puis un autre. Des officiers circulent, munis depériscopes et de longues-vues. On se retrouve&|160;; on se remet àvivre. Les propos habituels se croisent et se choquent. Etn’étaient l’aspect délabré, les lignes défaites du fossé qui nousensevelit sur la pente du ravin, et aussi la sourdine imposée auxvoix, on se croirait dans des lignes d’arrière. De la lassitudepèse pourtant sur tous, les faces sont jaunies, les paupièresrougies&|160;; à force de veiller, on a la tête des gens qui ontpleuré. Tous, depuis quelques jours, nous nous courbons et nousavons vieilli.

L’un après l’autre, les hommes de mon escouadeont conflué à un tournant de la tranchée. Ils se tassent àl’endroit où le sol est tout crayeux, et où, au-dessous de lacroûte de terre hérissée de racines coupées, le terrassement a misà jour des couches de pierres blanches qui étaient étendues dansles ténèbres depuis plus de cent mille ans.

C’est là, dans le passage élargi, qu’échouel’escouade de Bertrand. Elle est bien diminuée à cette heure,puisque, sans parler des morts de l’autre nuit, nous n’avons plusPoterloo, tué dans une relève, ni Cadhilhac, blessé à la jambe parun éclat le même soir que Poterloo (comme cela paraît loin,déjà&|160;!), ni Tirloir, ni Tulacque qui ont été évacués, l’unpour dysenterie, et l’autre pour une pneumonie qui prend unevilaine tournure – écrit-il dans les cartes postales qu’il nousadresse pour se désennuyer, de l’hôpital du centre où ilvégète.

Je vois encore une fois se rapprocher et segrouper, salies par le contact de la terre, salies par la fuméegrise de l’espace, les physionomies et les poses familières de ceuxqui ne sont pas encore quittés depuis le début – fraternellementrivés et enchaînés les uns aux autres. Moins de disparate,pourtant, qu’au commencement, dans les mises des hommes descavernes…

Le père Blaire présente dans sa bouche uséeune rangée de dents neuves, éclatantes – si bien que, de tout sonpauvre visage, on ne voit plus que cette mâchoire endimanchée.L’événement de ses dents étrangères, que peu à peu il apprivoise,et dont il se sert maintenant, parfois, pour manger, a modifiéprofondément son caractère et ses mœurs&|160;: il n’est presqueplus barbouillé de noir, il est à peine négligé. Devenu beau, iléprouve le besoin de devenir coquet. Pour l’instant, il est morne,peut-être – ô miracle&|160;! – parce qu’il ne peut pas se laver.Renforcé dans un coin, il entrouvre un œil atone, mâche et ruminesa moustache de grognard, naguère la seule garniture de son visage,et crache de temps en temps un poil.

Fouillade grelotte, enrhumé, ou bâille,déprimé, déplumé. Marthereau n’a point changé&|160;: toujours toutbarbu, l’œil bleu et rond, avec ses jambes si courtes que sonpantalon semble continuellement lui lâcher la ceinture et luitomber sur les pieds. Cocon est toujours Cocon par sa tête sèche etparcheminée, à l’intérieur de laquelle travaillent deschiffres&|160;; mais, depuis une huitaine, une recrudescence depoux, dont on voit les ravages déborder à son cou et à sespoignets, l’isole dans de longues luttes et le rend farouche quandil revient ensuite parmi nous. Paradis garde intégralement la mêmedose de belle couleur et de bonne humeur&|160;; il est invariable,inusable. On sourit quand il apparaît de loin, placardé sur le fondde sacs de terre comme une affiche neuve. Rien n’a modifié non plusPépin qu’on entrevoit errer, de dos avec sa pancarte de damiersrouges et blancs en toile cirée, de face avec son visage en lame decouteau et son regard gris froid comme le reflet d’un lingue&|160;;ni Volpatte avec ses guêtrons, sa couverture sur les épaules et saface d’Annamite tatouée de crasse, ni Tirette qui depuis quelquetemps, pourtant, est excité – on ne sait par quelle sourcemystérieuse – des filets sanguinolents dans l’œil. Farfadet setient à l’écart, pensif, dans l’attente. Aux distributions delettres, il se réveille de sa rêverie pour y aller, puis il rentreen lui-même. Ses mains de bureaucrate écrivent de multiples cartespostales, soigneusement. Il ne sait pas la fin d’Eudoxie. Lamusen’a plus parlé à personne de la suprême et terrifiante étreintedont il a embrassé ce corps. Lamuse – je l’ai compris – regrettaitde m’avoir un soir chuchoté cette confidence à l’oreille, etjusqu’à sa mort il a caché l’horrible chose virginale en lui, avecune pudeur tenace. C’est pourquoi on voit Farfadet continuer àvivre vaguement avec la vivante image aux cheveux blonds, qu’il nequitte que pour prendre contact avec nous par de raresmonosyllabes. Autour de nous, le caporal Bertrand a toujours lamême attitude martiale et sérieuse, toujours prêt à nous sourireavec tranquillité, à donner sur ce qu’on lui demande desexplications claires, à aider chacun à faire son devoir.

On cause comme autrefois, comme naguère. Maisl’obligation de parler à voix contenue raréfie nos propos et y metun calme endeuillé.

Il y a un fait anormal&|160;: depuis troismois, le séjour de chaque unité aux tranchées de première ligneétait de quatre jours. Or, voilà cinq jours qu’on est ici, et on neparle pas de relève. Quelques bruits d’attaque prochaine circulent,apportés par les hommes de liaison et la corvée qui, une nuit surdeux – sans régularité ni garantie – amène le ravitaillement.D’autres indices s’ajoutent à ces rumeurs d’offensive&|160;: lasuppression des permissions, les lettres qui n’arrivent plus&|160;;les officiers qui, visiblement, ne sont plus les mêmes&|160;:sérieux et rapprochés. Mais les conversations sur ce sujet seterminent toujours par un haussement d’épaules&|160;: on n’avertitjamais le soldat de ce qu’on va faire de lui&|160;; on lui met surles yeux un bandeau qu’on n’enlève qu’au dernier moment.Alors&|160;:

–&|160;On voira bien.

–&|160;Y a qu’à attendre&|160;!

On se détache du tragique événement pressenti.Est-ce impossibilité de le comprendre tout entier, découragement dechercher à démêler des arrêts qui sont lettre close pour nous,insouciance résignée, croyance vivace qu’on passera à côté dudanger cette fois encore&|160;? Toujours est-il que, malgré lessignes précurseurs, et la voix des prophéties qui semblent seréaliser, on tombe machinalement et on se cantonne dans lespréoccupations immédiates&|160;: la faim, la soif, les poux dontl’écrasement ensanglante tous les ongles, et la grande fatigue parlaquelle nous sommes tous minés.

–&|160;T’as vu Joseph, ce matin&|160;? ditVolpatte. I’ n’en mène pas large, le pauvre p’tit gars.

–&|160;I’ va faire un coup de tête, c’est sûr.L’est condamné, c’garçon-là, vois-tu. À la première occase, i’s’foutra dans une balle, comme j’te vois.

–&|160;Y a aussi d’quoi vous rendre piqué pourle restant d’tes jours&|160;! I’s étaient six frères, tu sais. Y ena eu quatre de clam’cés&|160;: deux en Alsace, un en Champagne, unen Argonne. Si André est tué, c’est l’cinquième.

–&|160;S’il avait été tué, on lui auraittrouvé son corps, on l’aurait eu vu d’l’observatoire. Y a pas àtortiller du cul et des fesses. Moi, mon idée, c’est qu’la nuit oùeuss i’s ont été en patrouille, il s’est égaré pour rentrer. L’arampé d’travers, le pauv’ bougre – et l’est tombé dans les lignesboches.

–&|160;I’ s’est p’t’êt’ bien fait déglinguersur leurs fils de fer.

–&|160;On l’aurait r’trouvé, j’te dis, s’ilétait crampsé, car tu penses bien que si ça était, les Boches nel’auraient pas rentré son corps. On a cherché partout, en somme.Pisqu’i’ s’est pas vu r’trouvé, faut bien que, blessé ou pasblessé, i’ s’soye fait faire aux pattes.

Cette hypothèse, qui est si logique,s’accrédite – et maintenant qu’on sait qu’André Mesnil estprisonnier, on s’en désintéresse. Mais son frère continue à fairepitié&|160;:

–&|160;Pauv’ vieux, il est si jeune&|160;!

Et les hommes de l’escouade le regardent à ladérobée.

–&|160;J’ai la dent&|160;! dit tout d’un coupCocon.

Comme l’heure de la soupe est passée, on laréclame. Elle est là, puisque c’est le reste de ce qui a étéapporté la veille.

–&|160;À quoi que l’caporal pense de nousfaire claquer du bec&|160;? Le v’là. J’vais l’agrafer. Eh&|160;!caporal, à quoi qu’tu penses d’pas nous faire croûter&|160;?

–&|160;Oui, oui, la croûte&|160;! répète lelot des éternels affamés.

–&|160;Je viens, dit Bertrand, affairé, etqui, le jour et la nuit, n’arrête pas.

–&|160;Alors quoi&|160;! fait Pépin, toujoursmauvaise tête, j’m’en ressens pas pour encore becqueter desclarinettes&|160;; j’vais ouvrir une boîte de singe en moins dedeux.

La comédie quotidienne de la soupe recommence,à la surface de ce drame.

–&|160;Ne touchez pas à vos vivres deréserve&|160;! dit Bertrand. Aussitôt revenu de voir le capitaine,je vais vous servir.

De retour, il apporte, il distribue et onmange la salade de pommes de terre et d’oignons, et, à mesure qu’onmâche, les traits se détendent, les yeux se calment.

Paradis a arboré pour manger un bonnet depolice. Ce n’est guère le lieu ni le moment, mais ce bonnet esttout neuf et le tailleur, qui le lui a promis depuis trois mois, nele lui a donné que le jour où on est monté. La souple coiffurebiscornue de drap colorié en bleu vif, posée sur sa bonne balleflorissante, lui donne l’aspect d’un gendarme en carton pâte auxjoues enluminées. Cependant, tout en mangeant, Paradis me regardefixement. Je m’approche de lui.

–&|160;Tu as une bonne tête.

–&|160;T’occupe pas, répond-il. J’voudraist’causer. Viens voir par ici.

Il tend la main vers son quart demi-plein,posé près de son couvert et de ses affaires, hésite, puis se décideà mettre en sûreté le vin dans son gosier et le quart dans sapoche. Il s’éloigne.

Je le suis. Il prend en passant son casque quibée sur la banquette de terre. Au bout d’une dizaine de pas, il serapproche de moi et me dit tout bas, avec un drôle d’air, sans meregarder, comme il fait quand il est ému&|160;:

–&|160;Je sais où est Mesnil André. Veux-tu levoir&|160;? Viens.

En disant cela, il ôte son bonnet de police,le plie et l’empoche, met son casque. Il repart. Je le suis sansmot dire.

Il me conduit à une cinquantaine de mètres delà, vers l’endroit où se trouve notre guitoune commune et lapasserelle de sacs sous laquelle on se glisse, avec, chaque fois,l’impression que cette arche de boue va vous tomber sur les reins.Après la passerelle, un creux se présente dans le flanc de latranchée, avec une marche faite d’une claie engluée de glaise.Paradis monte là, et me fait signe de le suivre sur cette étroiteplateforme glissante. Il y avait en ce point, naguère, un créneaude veilleur qui a été démoli. On a refait le créneau plus bas avecdeux pare-balles. On est obligé de se plier pour ne pas dépassercet agencement avec la tête.

Paradis me dit, à voix toujours trèsbasse&|160;:

–&|160;C’est moi qui ai arrangé ces deuxboucliers-là, pour voir – parce que j’avais mon idée, et j’ai vouluvoir. Mets ton œil au trou de çui-là.

–&|160;Je ne vois rien. La vue est bouchée.Qu’est-ce que c’est que ce paquet d’étoffes&|160;?

–&|160;C’est lui, dit Paradis.

Ah&|160;! c’était un cadavre, un cadavre assisdans un trou, épouvantablement proche…

Ayant aplati ma figure contre la plaqued’acier, et collé ma paupière au trou de pare-balles, je le vistout entier. Il était accroupi, la tête pendante en avant entre lesjambes, les deux bras posés sur les genoux, les mains demi-fermées,en crochets – et tout près, tout près&|160;! – reconnaissable,malgré ses yeux exorbités et opaques qui louchaient, le bloc de sabarbe vaseuse et sa bouche tordue qui montrait les dents. Il avaitl’air, à la fois, de sourire et de grimacer à son fusil, embourbé,debout, devant lui. Ses mains tendues en avant étaient toutesbleues en dessus et écarlates en dessous, empourprées par un humidereflet d’enfer.

C’était lui, lavé de pluie, pétri de boue etd’une espèce d’écume, souillé et horriblement pâle, mort depuisquatre jours, tout contre notre talus, que le trou d’obus où ilétait terré avait entamé. On ne l’avait pas trouvé parce qu’ilétait trop près&|160;!

Entre ce mort abandonné dans sa solitudesurhumaine, et les hommes qui habitent la guitoune, il n’y a qu’unemince cloison de terre, et je me rends compte que l’endroit où jepose la tête pour dormir correspond à celui où ce corps terribleest buté.

Je retire ma figure de l’œilleton.

Paradis et moi nous échangeons un regard.

–&|160;Faut pas lui dire encore, souffle moncamarade.

–&|160;Non, n’est-ce pas, pas tout desuite…

–&|160;J’ai parlé au capitaine pour qu’on lefouille&|160;; et il a dit aussi&|160;: «&|160;Faut pas le diretout de suite au petit.&|160;»

Un léger souffle de vent a passé.

–&|160;On sent l’odeur&|160;!

–&|160;Tu parles.

On la renifle, elle nous entre dans la pensée,nous chavire l’âme.

–&|160;Alors, comme ça, dit Paradis, Josephreste tout seul sur six frères. Et j’vas t’dire une chose,moi&|160;: j’crois qu’i’ rest’ra pas longtemps. C’gars-làs’ménagera pas, i’ s’f’ra zigouiller. I’ faudrait qu’i’ lui tombedu ciel une bonne blessure, autrement, il est foutu. Six frères,c’est trop, ça. Tu trouves pas qu’c’est trop&|160;?

Il ajouta&|160;:

–&|160;C’est épatant c’qu’il était près denous.

–&|160;Son bras est posé juste contrel’endroit où je mets ma tête.

–&|160;Oui, dit Paradis, son bras droit où ily a la montre au poignet.

La montre… Je m’arrête… Est-ce une idée,est-ce un rêve&|160;?… Il me semble, oui, il me semble bien, en cemoment, qu’avant de m’endormir, il y a trois jours, la nuit où onétait si fatigués, j’ai entendu comme un tic-tac de montre et quemême je me suis demandé d’ou cela sortait.

–&|160;C’était p’t’êt’ ben tout d’même c’temontre que t’entendais à travers la terre, dit Paradis, à qui j’aifait part de mes réflexions. Ça continue à réfléchir et à tourner,même quand l’bonhomme s’arrête. Dame, ça vous connait pas, c’temécanique&|160;; ça survit tout tranquillement en rond son p’tittemps.

Je demandai&|160;:

–&|160;Il a du sang aux mains&|160;; mais oùa-t-il été touché&|160;?

–&|160;Je n’sais pas. Au ventre, je crois, ilme semble qu’il y avait du noir au fond d’lui. Ou bien à la figure.T’as pas remarqué une petite tache sur la joue&|160;?

Je me remémore la face glauque et hirsute dumort.

–&|160;Oui, en effet, il y a quelque chose surla joue, là. Oui, peut-être elle est entrée là…

–&|160;Attention&|160;! me dit précipitammentParadis, le voilà&|160;! Il n’aurait pas fallu rester ici.

Mais nous restons quand même, irrésolus,balancés, tandis que Joseph Mesnil s’avance droit sur nous. Jamaisil ne nous a paru si frêle. On voit de loin sa pâleur, ses traitsserrés, forcés, il se voûte en marchant et va doucement, accablépar la fatigue infinie et l’idée fixe.

–&|160;Qu’est-ce que vous avez à lafigure&|160;? me demande-t-il.

Il m’a vu montrer à Paradis la place de laballe.

Je feins de ne pas comprendre, puis je luifais une réponse évasive quelconque.

–&|160;Ah&|160;! répond-il d’un airdistrait.

À ce moment, j’ai une angoisse&|160;: l’odeur.On la sent et on ne peut pas s’y tromper&|160;: elle décèle uncadavre. Et peut-être qu’il va se figurer justement…

Il me semble qu’il a tout d’un coup senti lesigne, le pauvre appel lamentable du mort.

Mais il ne dit rien, il va, il continue samarche solitaire, et disparaît au tournant.

–&|160;Hier, me dit Paradis, il est venu icimême avec sa gamelle pleine de riz qu’i’ n’voulait plus manger.Comme par un fait exprès, c’couillon-là, il s’est arrêté là etzig&|160;!… le v’là qui fait un geste et parle de jeter le reste deson manger par-dessus le talus, juste à l’endroit où était l’autre.C’te chose-là, j’ai pas pu l’encaisser, mon vieux, j’y ai empoignél’abattis au moment ou i’ foutait son riz en l’air et l’riz adégouliné ici, dans la tranchée. Mon vieux, il s’est r’tourné versmoi, furieux, tout rouge&|160;: «&|160;Qu’est-ce qui t’prend, t’espas en rupture, des fois&|160;?&|160;» qu’i’ m’dit. J’avais l’aird’un con, et j’y ai bafouillé j’sais pas quoi, que j’l’avais pasfait exprès. Il a haussé les épaules et m’a regardé comme un p’titcoq.

Il est parti en ram’nant&|160;: «&|160;Non,mais tu l’as vu, qu’il a dit à Montreuil qui était là, tu parlesd’un gourdé&|160;!&|160;» Tu sais qu’i’ n’est pas patient le p’titclient, et j’avais beau grogner&|160;: «&|160;Ça va, ça va&|160;»,i’ ram’nait&|160;; et j’étais pas content, tu comprends, parce quedans tout ça, j’avais tort, tout en ayant raison.

Nous remontons ensemble en silence.

Nous rentrons dans la guitoune où les autressont réunis. C’est un ancien poste de commandement, et elle estspacieuse.

Au moment de s’y enfoncer, Paradis prêtel’oreille.

–&|160;Nos batteries donnent bougrement depuisune heure, tu trouves pas, hein&|160;?

Je comprends ce qu’il veut dire, j’ai un gestevague&|160;:

–&|160;On verra, mon vieux, on verrabien&|160;!

Dans la guitoune, en face de trois auditeurs,Tirette dévide des histoires de caserne. Dans un coin, Marthereauronfle&|160;; il est près de l’entrée, et il faut enjamber, pourdescendre, ses courtes jambes qui semblent rentrées dans son torse.Un groupe de joueurs à genoux autour d’une couverture pliée joue àla manille.

–&|160;À moi d’faire&|160;!

–&|160;40, 42&|160;! – 48&|160;! – 49&|160;! –C’est bon&|160;!

–&|160;En a-t-il de la veine, c’gibier-là.C’est pas possible, t’es cocu trois fois&|160;! J’veux pus y faireavec toi. Tu m’pèles, c’soir, et l’autr’ jour aussi, tu m’as biglé,espèce de tarte aux frites&|160;!

–&|160;Pourquoi tu t’es pas défaussé, bec demoule&|160;?

–&|160;J’n’avais que l’roi, j’avais l’roisec.

–&|160;L’avait l’manillon de pique.

–&|160;C’est bien rare, peau d’crachat, qu’i’l’avait.

–&|160;Tout de même, murmure, dans un coin, unêtre qui mangeait… C’camembert, i’ coûte vingt-cinq sous, maisaussi tu parles d’une saleté&|160;: dessus c’est une couche demastic qui pue, et dedans c’est du plâtre qui s’casse.

Cependant, Tirette raconte les avanies que luia fait subir, pendant ses vingt et un jours, l’humeur agressived’un certain commandant-major&|160;:

–&|160;C’gros cochon, c’était, mon vieux, toutc’qu’y a d’plus carne sur la terre. Tous qu’nous étions n’en m’naitpas large quand i’ croisait c’tas qu’i’ l’voyait au burlingue dudoublard, étalé sur une chaise qu’on n’voyait pas d’ssous, avec sonbide énorme et son immense képi, encerclé de galons du haut en bas,comme un tonneau. Il était dur pour le griffeton. Il s’appelait Lœb– un Boche, quoi.

–&|160;J’l’ai connu&|160;! s’écria Paradis.Quand la guerre elle s’est produit, il a été déclaré inapte auservice armé, naturellement. Pendant que je faisais ma période, i’savait déjà s’embusquer, mais c’était à tous les coins de rue pourte poisser&|160;: un jour d’prison, i’ t’collait par bouton nonboutonné, et i’ t’en f’sait par-dessus le marché quinze grammesdevant tout le monde si t’avais un p’tit quéqu’chose dans la misequi bichait pas avec le règlement – et le monde rigolait&|160;: luicroyait que c’était d’toi, mais toi tu savais qu’c’étaitd’lui&|160;; mais t’avais beau l’savoir, t’étais bon jusqu’autrognon pour la tôle.

–&|160;Il avait une femme, reprend Tirette.C’te vieille…

–&|160;J’m’en rappelle aussi, exclama Paradis,tu parles d’un choléra&|160;!

–&|160;Y en a qui traînent un roquet, lui, i’traînait partout c’te poison qu’était jaune, tu sais, comme y ad’ces pommes, avec des hanches de sac à brosse, et l’air mauvais.C’est elle qui excitait c’vieux nœud contre nous&|160;: sans elle,il était plus bête que méchant, mais du coup qu’elle était là, i’d’venait plus méchant qu’bête. Alors, tu parles si ça bardait…

À ce moment, Marthereau qui dormait près del’entrée se réveille dans un vague gémissement. Il se redresse,assis sur sa paille comme un prisonnier, et on voit sa silhouettebarbue se profiler en ombre chinoise et son œil rond qui roule, quitourne, dans la pénombre. Il regarde ce qu’il vient de rêver.

Puis, il passe sa main sur ses yeux et, commesi cela avait un rapport avec son rêve, il évoque la vision de lanuit où l’on est monté aux tranchées.

–&|160;Tout de même, dit-il d’une voixembarrassée de sommeil et de songe, y en avait du vent dans lesvoiles cette nuit-là&|160;! Ah&|160;! quelle nuit&|160;! Toutes cestroupes, des compagnies, des régiments entiers qui hurlaient etchantaient en montant tout le long de la route&|160;! On voyaitdans l’clair de l’ombre le fouillis des poilus qui montaient, quimontaient – t’aurais dit d’l’eau d’la mer – et gesticulaient àtravers tous les convois d’artillerie et d’autos d’ambulance qu’ona croisés cette nuit-là. Jamais j’en avais tant vu, d’convois dansla nuit, jamais&|160;!

Puis il s’assène un coup de poing sur lapoitrine, se rassoit d’aplomb, grogne, et ne dit plus rien.

La voix de Blaire s’élève, traduisant lahantise qui veille au fond des hommes&|160;:

–&|160;Il est quatre heures. C’est trop tardpour qu’il y ait aujourd’hui quelque chose de notre côté.

Un des joueurs, dans l’autre coin, eninterpelle un autre en glapissant&|160;:

–&|160;Ben quoi&|160;? Tu joues ou tun’joues-t’i’ pas, face de ver&|160;?

Tirette continue l’histoire de soncommandant&|160;:

–&|160;Voilà-t-i’ pas qu’un jour, on nousavait servi à la caserne de la soupe au suif. Mon vieux, uneinfestion. Alors un bonhomme demande à parler au capitaine et luiporte sa gamelle sous l’nez.

–&|160;Espèce ed’pied, exclame-t-on dansl’autre coin, très en colère, pourquoi qu’t’as pas joué atout,alors&|160;?

–&|160;«&|160;Ah, zut alors&|160;! que ditl’capiston. Ôtez-moi ça d’mon nez. Ça empestepositivement.&|160;»

–&|160;C’était pas mon jeu, chevrote une voixmécontente, mais mal assurée.

–&|160;Et l’pitaine fait un rapport aucommandant. Mais v’là que l’commandant, furieux, i’ s’aboule, ens’couant le rapport dans sa patte&|160;: «&|160;De quoi, qu’i’ dit,où elle est c’te soupe qui fait cette révolte, que j’ygoûte&|160;?&|160;» On y en apporte dans une gamelle propre. I’r’nifle. «&|160;Ben quoi, qu’i’ dit, ça sent bon&|160;! On vous enfoutra, d’la soupe riche comme ça&|160;!…&|160;»

–&|160;Pas ton jeu&|160;! Pisqu’il étaitmaître, lui. Sabot&|160;! volaille&|160;! C’est malheureux,t’sais.

–&|160;Or, à cinq heures, à la sortie d’lacaserne, mes deux phénomènes se raboulent et s’plantent devant lesbiffins qui sortent, en essayant de voir s’ils n’avaient pasquelque chose qui collochait pas, et i’ disait&|160;:«&|160;Ah&|160;! mes gaillards, vous avez voulu vous payer ma têteen vous plaignant d’une soupe excellente que j’m’ai régalé, et lacommandante aussi, attendez voir un peu si j’vais vous rater…Eh&|160;! là-bas, l’homme aux cheveux longs, l’grand artiste, v’nezdonc un peu ici&|160;!&|160;» Et pendant que l’rossard i’ parlaitcomme ça, la rossinante, droite, raide comme un piquet,faisait&|160;: oui, oui, de la tête.

–&|160;… Ça dépend, pisque lui n’avait pasd’manillon, cas t’à part.

–&|160;Mais, tout d’un coup, on la voit quid’vient blanc comme linge, elle s’pose sa main sur son magasin, estsecouée d’un je ne sais quoi, et, tout d’un coup, au milieu de laplace et de tous les fantaboches qui l’emplissent, la v’là quilaisse tomber son parapluie, et elle se met à dégobiller&|160;!

–&|160;Eh attention&|160;! fait brusquementParadis. V’là qu’on crie dans la tranchée. Vous entendez pas&|160;?C’est-i’ pas «&|160;alerte&|160;!&|160;» qu’on crie&|160;?

–&|160;Alerte&|160;! T’es pas fou&|160;?

À peine a-t-on dit cela qu’une ombre s’insinuedans l’entrée basse de notre guitoune et crie&|160;:

–&|160;Alerte, la 22e&|160;! Enarmes&|160;!

Un coup de silence. Puis, quelquesexclamations.

–&|160;Je l’savais bien, murmure Paradis entreses dents, et il se traîne sur les genoux, vers l’orifice de lataupinière où nous gisons.

Ensuite, les paroles s’arrêtent. On estdevenus muets. À la hâte, on se redresse à demi. On s’agite, pliésou agenouillés&|160;; on boucle les ceinturons&|160;; des ombres debras se lancent de côté et d’autre&|160;; on fourre des objets dansles poches. Et on sort pêle-mêle, en tirant derrière soi les sacspar les courroies, les couvertures, les musettes.

Dehors, on est assourdis. Le vacarme de lafusillade a centuplé, et nous enveloppe, sur la gauche, sur ladroite et devant nous. Nos batteries tonnent sans discontinuer.

–&|160;Tu crois qu’ils attaquent&|160;?hasarde une voix.

–&|160;Est-ce que j’sais&|160;! répond uneautre voix, brièvement, avec irritation.

Les mâchoires sont serrées. On avale sesréflexions. On se dépêche, on se bouscule, on se cogne, en grognantsans parler.

Un ordre se propage&|160;:

–&|160;Sac au dos&|160;!

–&|160;Il y a contrordre… crie un officier quiparcourt la tranchée à grandes enjambées, en jouant des coudes.

Le reste de sa phrase disparaît avec lui.

Contrordre&|160;! Un frisson visible aparcouru les files, un choc au cœur fait relever les têtes, arrêtetout le monde dans une attente extraordinaire.

Mais non&|160;: c’est contrordre seulementpour les sacs. Pas de sac&|160;; la couverture roulée autour ducorps, l’outil à la ceinture.

On déboucle les couvertures, on les arrache,on les roule. Toujours pas de paroles, chacun a l’œil fixe, labouche comme impétueusement fermée.

Les caporaux et les sergents, un peu fébriles,vont çà et là, bousculant la hâte muette où les hommes sepenchent&|160;:

–&|160;Allons, dépêchez-vous&|160;! Allons,allons, qu’est-ce que vous foutez&|160;! Voulez-vous vous dépêcher,oui ou non&|160;?

Un détachement de soldats portant commeinsigne des haches croisées sur la manche, se frayent passage et,rapidement, creusent des trous dans la paroi de la tranchée. On lesregarde de côté en achevant de s’équiper.

–&|160;Qu’est-ce qu’ils font,ceux-là&|160;?

–&|160;C’est pour monter.

On est prêt. Les hommes se rangent, toujoursen silence, avec leur couverture en sautoir, la jugulaire du casqueau menton, appuyés sur leurs fusils. Je regarde leurs facescrispées, pâlies, profondes.

Ce ne sont pas des soldats&|160;: ce sont deshommes. Ce ne sont pas des aventuriers, des guerriers, faits pourla boucherie humaine – bouchers ou bétail. Ce sont des laboureurset des ouvriers qu’on reconnaît dans leurs uniformes. Ce sont descivils déracinés. Ils sont prêts. Ils attendent le signal de lamort et du meurtre&|160;; mais on voit, en contemplant leursfigures entre les rayons verticaux des baïonnettes, que ce sontsimplement des hommes.

Chacun sait qu’il va apporter sa tête, sapoitrine, son ventre, son corps tout entier, tout nu, aux fusilsbraqués d’avance, aux obus, aux grenades accumulées et prêtes, etsurtout à la méthodique et presque infaillible mitrailleuse – àtout ce qui attend et se tait effroyablement là-bas – avant detrouver les autres soldats qu’il faudra tuer. Ils ne sont pasinsouciants de leur vie comme des bandits, aveuglés de colère commedes sauvages. Malgré la propagande dont on les travaille, ils nesont pas excités. Ils sont au-dessus de tout emportementinstinctif. Ils ne sont pas ivres, ni matériellement, nimoralement. C’est en pleine conscience, comme en pleine force et enpleine santé, qu’ils se massent là, pour se jeter une fois de plusdans cette espèce de rôle de fou imposé à tout homme par la foliedu genre humain. On voit ce qu’il y a de songe et de peur, etd’adieu dans leur silence, leur immobilité, dans le masque de calmequi leur étreint surhumainement le visage. Ce ne sont pas le genrede héros qu’on croit, mais leur sacrifice a plus de valeur que ceuxqui ne les ont pas vus ne seront jamais capables de lecomprendre.

Ils attendent. L’attente s’allonge,s’éternise. De temps en temps, l’un ou l’autre, dans la rangée,tressaille un peu lorsqu’une balle, tirée d’en face, frôlant letalus d’avant qui nous protège, vient s’enfoncer dans la chairflasque du talus d’arrière.

La fin du jour répand une sombre lumièregrandiose sur cette masse forte et intacte de vivants dont unepartie seulement vivra jusqu’à la nuit. Il pleut – toujours de lapluie qui se colle dans mes souvenirs à toutes les tragédies de lagrande guerre. Le soir se prépare, ainsi qu’une vague menaceglacée&|160;; il va tendre devant les hommes son piège grand commele monde.

De nouveaux ordres se colportent de bouche enbouche. On distribue des grenades enfilées dans des cercles de filde fer. «&|160;Que chaque homme prenne deux grenades&|160;!&|160;»Le commandant passe. Il est sobre de gestes, en petite tenue,sanglé, simplifié. On l’entend qui dit&|160;:

–&|160;Y a du bon, mes enfants. Les Bochesfoutent le camp. Vous allez bien marcher, hein&|160;?

Des nouvelles passent à travers nous, comme duvent&|160;:

–&|160;Il y a les Marocains et la21e Compagnie devant nous. L’attaque est déclenchée ànotre droite.

On appelle les caporaux chez le capitaine. Ilsreviennent avec des brassées de ferraille. Bertrand me palpe. Ilaccroche quelque chose à un bouton de ma capote. C’est un couteaude cuisine.

–&|160;Je mets ça à ta capote, me dit-il.

Il me regarde, puis s’en va, cherchantd’autres hommes.

–&|160;Moi&|160;! dit Pépin.

–&|160;Non, dit Bertrand. C’est défendu deprendre des volontaires pour ça.

–&|160;Va t’faire fout’&|160;! grommellePépin.

On attend, au fond de l’espace pluvieux,martelé de coups, et sans bornes autres que la lointaine canonnadeimmense. Bertrand a achevé sa distribution et revient. Quelquessoldats se sont assis, et il en est qui bâillent.

Le cycliste Billette se faufile devant nous,en portant sur son bras le caoutchouc d’un officier, et détournantvisiblement la tête.

–&|160;Ben quoi, tu marches pas, toi&|160;?lui crie Cocon.

–&|160;Non, j’marche pas, dit l’autre. J’suisde la 17e. L’cinquième Bâton n’attaque pas&|160;!

–&|160;Ah&|160;! Il est toujours verni,l’5e Bâton. Jamais i’ n’donne comme nous&|160;!

Billette est déjà loin, et les figuresgrimacent un peu en le regardant disparaître.

Un homme arrive en courant et parle àBertrand. Bertrand se tourne alors vers nous.

–&|160;Allons-y, dit-il, c’est à nous.

Tous s’ébranlent à la fois. On pose le piedsur les degrés préparés par les sapeurs et, coude à coude, ons’élève hors de l’abri de la tranchée et on monte sur leparapet.

Bertrand est debout sur le champ en pente.D’un coup d’œil rapide, il nous embrasse. Quand nous sommes touslà, il dit&|160;:

–&|160;Allons, en avant&|160;!

Les voix ont une drôle de résonance. Ce départs’est passé très vite, inopinément, on dirait, comme dans un songe.Pas de sifflements dans l’air. Parmi l’énorme rumeur du canon, ondistingue très bien ce silence extraordinaire des balles autour denous…

On descend sur le terrain glissant et inégal,avec des gestes automatiques, en s’aidant parfois du fusil agrandide la baïonnette. L’œil s’accroche machinalement à quelque détailde la pente, à ses terres détruites qui gisent, à ses rares piquetsdécharnés qui pointent, à ses épaves dans des trous. C’estincroyable de se trouver debout en plein jour sur cette descente oùquelques survivants se rappellent s’être coulés dans l’ombre avectant de précautions, où les autres n’ont hasardé que des coupsd’œil furtifs à travers les créneaux. Non… il n’y a pas defusillade contre nous. La large sortie du bataillon hors de laterre a l’air de passer inaperçue&|160;! Cette trêve est pleined’une menace grandissante, grandissante. La clarté pâle nouséblouit.

Le talus, de tous côtés, s’est couvertd’hommes qui se mettent à dévaler en même temps que nous. À droitese dessine la silhouette d’une compagnie qui gagne le ravin par leboyau 97, un ancien ouvrage allemand en ruines.

Nous traversons nos fils de fer par lespassages. On ne tire encore pas sur nous. Des maladroits font desfaux pas et se relèvent. On se reforme de l’autre côté du réseau,puis on se met à dégringoler la pente un peu plus vite&|160;: uneaccélération instinctive s’est produite dans le mouvement. Quelquesballes arrivent alors entre nous. Bertrand nous crie d’économisernos grenades, d’attendre au dernier moment.

Mais le son de sa voix est emporté&|160;:brusquement, devant nous, sur toute la largeur de la descente, desombres flammes s’élancent en frappant l’air de détonationsépouvantables. En ligne, de gauche à droite, des fusants sortent duciel, des explosifs sortent de la terre. C’est un effroyable rideauqui nous sépare du monde, nous sépare du passé et de l’avenir. Ons’arrête, plantés au sol, stupéfiés par la nuée soudaine qui tonnede toutes parts&|160;; puis un effort simultané soulève notre masseet la rejette en avant, très vite. On trébuche, on se retient lesuns aux autres, dans de grands flots de fumée. On voit, avec destridents fracas et des cyclones de terre pulvérisée, vers le fond,où nous nous précipitons pêle-mêle, s’ouvrir des cratères, çà etlà, à côté les uns des autres, les uns dans les autres. Puis on nesait plus où tombent les décharges. Des rafales se déchaînent simonstrueusement retentissantes qu’on se sent annihilé par le seulbruit de ces averses de tonnerre, de ces grandes étoiles de débrisqui se forment en l’air. On voit, on sent passer près de sa têtedes éclats avec leur cri de fer rouge dans l’eau. À un coup, jelâche mon fusil, tellement le souffle d’une explosion m’a brûlé lesmains. Je le ramasse en chancelant et repars tête baissée dans latempête à lueurs fauves, dans la pluie écrasante des laves, cinglépar des jets de poussier et de suie. Les stridences des éclats quipassent vous font mal aux oreilles, vous frappent sur la nuque,vous traversent les tempes, et on ne peut retenir un cri lorsqu’onles subit. On a le cœur soulevé, tordu par l’odeur soufrée. Lessouffles de la mort nous poussent, nous soulèvent, nous balancent.On bondit&|160;; on ne sait pas où on marche. Les yeux clignent,s’aveuglent et pleurent. Devant nous, la vue est obstruée par uneavalanche fulgurante, qui tient toute la place.

C’est le barrage. Il faut passer dans cetourbillon de flammes et ces horribles nuées verticales. On passe.On est passé, au hasard&|160;; j’ai vu, çà et là, des formestournoyer, s’enlever et se coucher, éclairées d’un brusque refletd’au-delà. J’ai entrevu des faces étranges qui poussaient desespèces de cris, qu’on apercevait sans les entendre dansl’anéantissement du vacarme. Un brasier avec d’immenses etfurieuses masses rouges et noires tombait autour de moi, creusantla terre, l’ôtant de dessous mes pieds, et me jetant de côté commeun jouet rebondissant. Je me rappelle avoir enjambé un cadavre quibrûlait, tout noir, avec une nappe de sang vermeil qui grésillaitsur lui, et je me souviens aussi que les pans de la capote qui sedéplaçait près de moi avaient pris feu et laissaient un sillon defumée. À notre droite, tout au long du boyau 97, on avait le regardattiré et ébloui par une file d’illuminations affreuses, serréesl’une contre l’autre comme des hommes.

–&|160;En avant&|160;!

Maintenant, on court presque. On en voit quitombent tout d’une pièce, la face en avant, d’autres qui échouent,humblement, comme s’ils s’asseyaient par terre. On fait de brusquesécarts pour éviter les morts allongés, sages et raides, ou biencabrés, et aussi, pièges plus dangereux, les blessés qui sedébattent et qui s’accrochent.

Le Boyau International&|160;!

On y est. Les fils de fer ont été déterrésavec leurs longues racines en vrille, jetés ailleurs et enroulés,balayés, poussés en vastes monceaux par le canon. Entre ces grandsbuissons de fer humides de pluie, la terre est ouverte, libre.

Le boyau n’est pas défendu. Les Allemandsl’ont abandonné, ou bien une première vague est déjà passée…L’intérieur est hérissé de fusils posés le long du talus. Au fond,des cadavres éparpillés. Du fouillis de la longue fosse émergentdes mains tendues hors de manches grises à parements rouges et desjambes bottées. Par places, le talus est renversé, la boiseriehachée&|160;; tout le flanc de la tranchée crevé, submergé d’unindescriptible mélange. En d’autres endroits, béent des puitsronds. J’ai gardé surtout de ce moment-là la vision d’une tranchéebizarrement en guenilles, recouverte de loques multicolores&|160;:pour confectionner leurs sacs de terre, les Allemands s’étaientservis de draps, de cotonnades, de lainages à dessins bariolés,pillés dans quelque magasin de tissus d’ameublement. Tout ceméli-mélo de lambeaux de couleurs, déchiquetés, effilochés, pend,claque, flotte et danse aux yeux.

On s’est répandu dans le boyau. Le lieutenant,qui a sauté de l’autre côté, se penche et nous appelle en criant eten faisant des signes&|160;:

–&|160;Ne restons pas là. En avant&|160;!Toujours en avant&|160;!

On escalade le talus du boyau en s’aidant dessacs, des armes, des dos qui y sont entassés. Dans le fond duravin, le sol est labouré de coups, comblé d’épaves, fourmillant decorps couchés. Les uns ont l’immobilité des choses&|160;; lesautres sont agités de remuements doux ou convulsifs. Le tir debarrage continue à accumuler ses infernales décharges en arrière denous, à l’endroit où nous l’avons franchi. Mais là où nous sommes,au pied de la butte, c’est un point mort pour l’artillerie.

Vague et brève accalmie. On cesse un peud’être sourds. On se regarde. Il y a de la fièvre aux yeux, du sangaux pommettes. Les souffles ronflent et les cœurs tapent dans lespoitrines.

On se reconnaît confusément, à la hâte, commesi dans un cauchemar on se retrouvait un jour face à face, au fonddes rivages de la mort. On se jette, dans cette éclaircie d’enfer,quelques paroles précipitées&|160;:

–&|160;C’est toi&|160;!

–&|160;Oh&|160;! là la&|160;! qu’est-ce qu’onprend&|160;!

–&|160;Où est Cocon&|160;?

–&|160;J’sais pas.

–&|160;T’as vu l’capitaine&|160;?

–&|160;Non…

–&|160;ça va&|160;?

–&|160;Oui…

Le fond du ravin est traversé. L’autre versantse dresse. On l’escalade à la file indienne, par un escalierébauché dans la terre.

–&|160;Attention&|160;!

C’est un soldat qui, arrivé à la moitié del’escalier, frappé aux reins par un éclat d’obus venu de là-bas,tombe, comme un nageur, décoiffé, les deux bras en avant. Ondistingue la silhouette informe de cette masse qui plonge dans legouffre&|160;; j’entrevois le détail de ses cheveux épars au-dessusdu profil noir de sa figure.

On débouche sur la hauteur.

Un grand vide incolore s’étend devant nous. Onne voit rien d’abord qu’une steppe crayeuse et pierreuse, jaune etgrise à perte de vue. Aucun flot humain ne précède le nôtre&|160;;en avant de nous, personne de vivant, mais le sol est peuplé demorts&|160;: des cadavres récents qui imitent encore la souffranceou le sommeil, des débris anciens déjà décolorés et dispersés auvent, presque digérés par la terre.

Dès que notre file lancée, cahotée, émerge, jesens que deux hommes près de moi sont frappés, deux ombres sontprécipitées à terre, roulent sous nos pieds, l’une avec un criaigu, l’autre en silence comme un bœuf. Un autre disparaît dans ungeste de fou, comme s’il avait été emporté. On se resserreinstinctivement en se bousculant en avant, toujours en avant&|160;;la plaie, dans notre foule, se referme toute seule. L’adjudants’arrête, lève son sabre, le lâche, et s’agenouille&|160;; soncorps agenouillé se penche en arrière par saccades, son casque luitombe sur les talons, et il reste là, la tête nue, face au ciel. Lafile s’est fendue précipitamment dans son élan, pour respectercette immobilité.

Mais on ne voit plus le lieutenant. Plus dechefs, alors… Une hésitation retient la vague humaine qui bat lecommencement du plateau. On entend dans le piétinement le soufflerauque des poumons.

–&|160;En avant&|160;! crie un soldatquelconque.

Alors tous reprennent en avant, avec une hâtecroissante, la course à l’abîme.

–&|160;Où est Bertrand&|160;? gémitpéniblement une des voix qui courent en avant.

–&|160;Là&|160;! Ici…

Il s’était, en passant, penché sur un blessé,mais il quitte rapidement cet homme qui lui tend les bras et al’air de sangloter.

C’est au moment où il nous rejoint qu’onentend devant nous, sortant d’une espèce de bosse, le tac-tac de lamitrailleuse. C’est un moment angoissant, plus grave encore quecelui où nous avons traversé le tremblement de terre incendié dubarrage. Cette voix bien connue nous parle nettement eteffroyablement dans l’espace. Mais on ne s’arrête plus.

–&|160;Avancez&|160;! Avancez&|160;!

L’essoufflement se traduit en gémissementsrauques et on continue à se jeter sur l’horizon.

–&|160;Les Boches&|160;! J’les vois&|160;! dittout à coup un homme.

–&|160;Oui… Leurs têtes, là, au-dessus de latranchée…

–&|160;C’est là qu’est la tranchée, c’teligne. C’est tout près. Ah&|160;! les vaches&|160;!

On distingue en effet de petites calottesgrises qui montent puis s’interceptent au ras du sol, à unecinquantaine de mètres, au-delà d’une bande de terre noiresillonnée et bossuée.

Un sursaut soulève ceux qui forment à présentle groupe où je suis. Si près du but, indemnes jusque-là, n’yarrivera-t-on pas&|160;? Si, on y arrivera&|160;! On fait degrandes enjambées. On n’entend plus rien. Chacun se lance devantsoi, attiré par le fossé terrible, raidi en avant, presqueincapable de tourner la tête à droite ou à gauche.

On a la notion que beaucoup perdent pied ets’affaissent à terre. Je fais un saut de côté pour éviter labaïonnette brusquement érigée d’un fusil qui dégringole. Tout prèsde moi, Farfadet, la figure en sang, se dresse, me bouscule, sejette sur Volpatte qui est à côté de moi et se cramponne àlui&|160;; Volpatte plie et, continuant son élan, le traînequelques pas avec lui, puis il le secoue et s’en débarrasse, sansle regarder, sans savoir qui il est, en lui jetant d’une voixentrecoupée, presque asphyxiée par l’effort&|160;:

–&|160;Lâche-moi, lâche-moi, nom deDieu&|160;!… Tout à l’heure, on t’ramassera. T’en fais pas.

L’autre s’effondre, et sa figure enduite d’unmasque vermillon, d’où toute expression a été arrachée, se tournede côté et d’autre – tandis que Volpatte, déjà loin, répètemachinalement entre ses dents&|160;: «&|160;T’en fais pas&|160;»,l’œil fixé en avant, sur la ligne.

Une nuée de balles gicle autour de moi,multipliant les arrêts subits, les chutes retardées, révoltées,gesticulantes, les plongeons faits d’un bloc avec tout le fardeaudu corps, les cris, les exclamations sourdes, rageuses, désespéréesou bien les «&|160;han&|160;!&|160;» terribles et creux où la vieentière s’exhale d’un coup. Et nous qui ne sommes pas encoreatteints, nous regardons en avant, nous marchons, nous courons,parmi les jeux de la mort qui frappe au hasard dans toute notrechair.

Les fils de fer. Il y en a une zone intacte.On la tourne. Elle est éventrée d’un large passage profond&|160;:c’est un colossal entonnoir formé d’entonnoirs juxtaposés, unefantastique bouche de volcan creusée là par la canon.

Le spectacle de ce bouleversement eststupéfiant. Il semble vraiment que cela est venu du centre de laterre. L’apparition d’une pareille déchirure des couches du solaiguillonne notre ardeur d’assaillants, et d’aucuns ne peuvents’empêcher de s’écrier, avec un sombre hochement de tête, en cemoment où les paroles s’arrachent difficilement desgorges&|160;:

–&|160;Ah&|160;! zut alors, qu’est-ce qu’onleur a foutu là&|160;! ah&|160;! zut&|160;!

Poussés comme par le vent, on monte et ondescend, au gré des vallonnements et des monceaux terreux, danscette brèche démesurée du sol qui fut souillé, noirci, cautérisépar les flammes acharnées. La glèbe se colle aux pieds. On s’enarrache avec rage. Les équipements, les étoffes qui tapissent lesol mou, le linge qui s’y est répandu hors des musettes éventrées,empêchent qu’on ne s’embourbe et on a soin de jeter le pied sur cesdépouilles quand on saute dans les trous ou qu’on escalade lesmonticules.

Derrière nous, des voix nouspoussent&|160;:

–&|160;En avant, les gars, en avant&|160;! Nomde Dieu&|160;!

–&|160;Tout le régiment est derrière nous,crie-t-on.

On ne se retourne pas pour voir, mais cetteassurance électrise encore notre ruée.

Il n’y a plus de casquettes visibles derrièreles talus de la tranchée dont on approche. Des cadavres d’Allemandss’égrènent devant – entassés comme des points ou étendus comme deslignes. On arrive. Le talus se précise avec ses formes sournoises,ses détails&|160;: les créneaux… On en est prodigieusement,incroyablement près…

Quelque chose tombe devant nous. C’est unegrenade. D’un coup de pied, le caporal Bertrand la renvoie si bienqu’elle saute en avant et va éclater juste dans la tranchée.

C’est sur ce coup heureux que l’escouadeaborde le fossé.

Pépin s’est précipité à plat ventre. Il évolueautour d’un cadavre. Il atteint le bord, il s’y enfonce. C’est luiqui est entré le premier. Fouillade, qui fait de grands gestes etcrie, bondit dans le creux presque au moment où Pépin s’y coule…J’entrevois – le temps d’un éclair – toute une rangée de démonsnoirs, se baissant et s’accroupissant pour descendre, sur le faîtedu talus, au bord du piège noir.

Une salve terrible nous éclate à la figure, àbout portant, jetant devant nous une subite rampe de flammes toutle long de la bordure. Après un coup d’étourdissement, on se secoueet on rit aux éclats, diaboliquement&|160;: la décharge a passétrop haut. Et aussitôt, avec des exclamations et des rugissementsde délivrance, nous glissons, nous roulons, nous tombons vivantsdans le ventre de la tranchée&|160;!

Une fumée incompréhensible nous submerge. Dansle gouffre étranglé, je ne vois d’abord que des uniformes bleus. Onva dans un sens puis dans l’autre, poussés les uns par les autres,en grondant, en cherchant. On se retourne, et, les mainsembarrassées par le couteau, les grenades et le fusil, on ne saitpas d’abord quoi faire.

–&|160;I’s sont dans leurs abris, lesvaches&|160;! vocifère-t-on.

De sourdes détonations ébranlent le sol&|160;:ça se passe sous terre, dans les abris. On est tout à coup séparépar des masses monumentales d’une fumée si épaisse qu’elle vousapplique un masque et qu’on ne voit plus rien. On se débat commedes noyés, au travers de cette atmosphère ténébreuse et âcre, dansun morceau de nuit. On bute contre des récifs d’êtres accroupis,pelotonnés, qui saignent et crient, au fond. On entrevoit à peineles parois, toutes droites ici, et faites de sacs de terre en toileblanche – qui est déchirée partout comme du papier. Par moments, lalourde buée tenace se balance et s’allège, et on revoit grouillerla cohue assaillante… Arrachée au poussiéreux tableau, unesilhouette de corps à corps se dessine sur le talus, dans unebrume, et s’affaisse, s’enfonce. J’entends quelques grêles«&|160;Kamerad&|160;!&|160;» émanant d’une bande à têtes hâves et àvestes grises acculée dans un coin qu’une déchirure immensifie.Sous le nuage d’encre, l’orage d’hommes reflue, monte dans le mêmesens, vers la droite, avec des ressauts et des tourbillonnements,le long de la sombre jetée défoncée.

Et soudain, on sent que c’est fini. On voit,on entend, on comprend que notre vague qui a roulé ici à traversles barrages n’a pas rencontré une vague égale, et qu’on s’estreplié à notre venue. La bataille humaine a fondu devant nous. Lemince rideau défenseurs s’est émietté dans les trous où on lesprend comme des rats ou bien on les tue. Plus de résistance&|160;:du vide, un grand vide. On avance, entassés, comme une fileterrible de spectateurs.

Et ici, la tranchée est toute foudroyée. Avecses murs blancs écroulés, elle semble en cet endroit l’empreintevaseuse, amollie, d’un fleuve anéanti dans ses berges pierreusesavec, par places, le trou plat et arrondi d’un étang tariaussi&|160;; et au bord, sur le talus et sur le fond, traîne unlong glacier de cadavres – et tout cela s’emplit et déborde desflots nouveaux de notre troupe déferlante. Dans la fumée vomie parles abris et l’air ébranlé par les explosions souterraines, jeparviens sur une masse compacte d’hommes accrochés les uns auxautres qui tournoient dans un cirque élargi. Au moment où nousarrivons, la masse tout entière s’effondre, ce reste de batailleagonise&|160;; je vois Blaire s’en dégager, le casque pendant aucou par la jugulaire, la figure écorchée, et il pousse un hurlementsauvage. Je heurte un homme qui est cramponné là à l’entrée d’unabri. S’effaçant devant la trappe noire béante et traîtresse, il seretient de la main gauche au montant. De la droite, il balancependant plusieurs secondes une grenade. Elle va éclater… Elledisparaît dans le trou. L’engin a explosé aussitôt arrivé, et unhorrible écho humain lui a répondu dans les entrailles de la terre.L’homme saisit une autre grenade.

Un autre, avec une pioche ramassée là, frappeet fracasse les montants de l’entrée d’un autre abri. Unaffaissement de la terre se produit et l’entrée se trouve obstruée.On voit plusieurs ombres qui piétinent et gesticulent sur cetombeau.

L’un, l’autre… Dans la bande vivante quijusqu’ici, jusqu’à cette tranchée tant poursuivie, est arrivée enlambeaux, après s’être heurtée aux obus et aux balles invincibleslancées à sa rencontre, je reconnais mal ceux que je connais, commesi tout le reste de la vie était devenu tout d’un coup trèslointain. Quelque chose les pétrit et les change. Une frénésie lesagite tous et les fait sortir d’eux-mêmes.

–&|160;Pourquoi qu’on s’arrête ici&|160;? ditl’un, grinçant des dents.

–&|160;Pourquoi qu’on s’en va pas jusqu’àl’autre&|160;? me demande le deuxième plein de fureur. Maintenantqu’on est v’nu, en quelques bonds, on y s’rait&|160;!

–&|160;Moi aussi, j’veux continuer.

–&|160;Moi aussi. Ah&|160;! lesvaches&|160;!…

Ils se secouent comme des drapeaux, portantcomme de la gloire leur chance d’avoir survécu, implacables,débordants, enivrés d’eux-mêmes.

On stagne, on piétine dans l’ouvrage conquis,cette étrange voie en démolition qui serpente dans la plaine et quiva de l’inconnu à l’inconnu.

–&|160;Avancez à droite&|160;!

Alors on continue à s’écouler dans un sens.Sans doute c’est un mouvement combiné là-haut, là-bas, par leschefs. On foule des corps mous dont quelques-uns remuent etchangent lentement de place, et d’où sortent à la hâte desruisseaux et des cris. Des cadavres sont entassés en long, entravers, comme des poutres et des décombres, sur les blessés, fonteffort sur eux, les étouffent, les étranglent et leur prennent leurvie. Je pousse, pour passer, un torse égorgé dont le cou est unesource de sang gémissant.

On ne rencontre plus, dans le cataclysme desterres effondrées ou dressées et des débris massifs, par-dessus legrouillement des blessés et des morts qui bougent ensemble, àtravers la mouvante forêt de fumée implantée dans la tranchée etsur toute la zone environnante, que des faces enflammées,sanglantes de sueur, aux yeux étincelants. Des groupes ont l’air dedanser en brandissant leurs couteaux. Ils sont joyeux, immensémentrassurés, féroces.

L’action s’éteint insensiblement. Un soldatdit&|160;:

–&|160;Alors, qu’est-ce qu’on a à faire,maintenant&|160;?

Elle se rallume soudain en un point&|160;: àune vingtaine de mètres dans la plaine, vers un circuit que fait detalus gris, un paquet de coups de fusil crépite et jette sesbrûlures éparses autour d’une mitrailleuse qui, enterrée, crachepar intermittences, et semble se débattre.

Sous l’aile charbonneuse d’une sorte de nimbusbleuâtre et jaune, on voit des hommes qui cernent la fulgurantemachine et se resserrent sur elle. Je distingue, près de moi, lasilhouette de Mesnil Joseph qui, tout debout, sans chercher à sedissimuler, se dirige sur le point où des suites saccadéesd’explosions aboient.

Une détonation jaillit d’un coin de latranchée, entre nous deux. Joseph s’arrête, oscille, se baisse, ets’abat sur un genou. Je cours à lui, il me regarde venir.

–&|160;Ce n’est rien&|160;: la cuisse… Je peuxramper tout seul.

Il semble devenu sage, enfantin, docile. Ilondule doucement vers le creux…

J’ai encore dans les yeux, exactement, lepoint d’où s’est allongé le coup de feu qui l’a atteint. Je meglisse là, par la gauche, en faisant un détour.

Personne. Je ne rencontre qu’un des nôtres quicherche comme moi. C’est Paradis.

Nous sommes bousculés par des hommes quiportent sur l’épaule ou sous le bras des pièces de fer de toutesformes. Ils encombrent la sape et nous séparent.

–&|160;La mitrailleuse est prise par laseptième&|160;! crie-t-on. À n’geul’ra plus. Elle étaitenragée&|160;: sale bête&|160;! sale bête&|160;!

–&|160;Qu’est-c’qu’il y a à faire,maintenant&|160;?

–&|160;Rien.

On demeure là, pêle-mêle. On s’assoit. Lesvivants ont cessé de haleter, les mourants finissent de râler,environnés de fumées et de lumières, et du fracas du canon, roulantà tous les bouts du monde. On ne sait plus où on en est. Il n’y aplus de terre, ni de ciel, il n’y a toujours qu’une espèce denuage. Un premier temps d’arrêt se dessine dans le drame du chaos.Il se fait un ralentissement universel des mouvements et desbruits. Et la canonnade diminue, et c’est plus loin, maintenant,qu’elle secoue le ciel comme une toux. L’exaltation s’apaise, il nereste plus que l’infinie fatigue qui remonte et nous noie, etl’attente infinie qui recommence.

Où est l’ennemi&|160;? Il a laissé des corpspartout et on a vu des rangées de prisonniers&|160;: là-bas,encore, il s’en profile une, monotone, indéfinie et toute fumeusesur le ciel sale. Mais le gros semble s’être dissipé au loin.Quelques obus nous arrivent ici, là, maladroitement&|160;; on s’enmoque. On est délivrés, on est tranquilles, on est seuls, danscette sorte de désert où des immensités de cadavres aboutissent àune ligne de vivants.

La nuit est venue. La poussière s’est envolée,mais elle a fait place à la pénombre et à l’ombre, sur le désordrede la foule étirée en longueur. Les hommes se rapprochent,s’asseyent, se lèvent, marchent, appuyés ou accrochés les uns auxautres. Entre les abris, bloqués par des mêlées de morts, on segroupe, on s’accroupit. Quelques-uns ont posé leur fusil par terreet vaguent aux abords de la fosse, les bras ballants&|160;; deprès, on voit qu’ils sont noircis, brûlés, les yeux rouges, etbalafrés de boue. On ne parle guère, mais on commence àchercher.

On aperçoit des brancardiers dont lessilhouettes découpées cherchent, s’inclinent, s’avancent,cramponnés deux à deux à leurs longs fardeaux. Là-bas, à notredroite, on entend des coups de pioche et de pelle.

J’erre au milieu de ce sombre tohu-bohu.

Dans un endroit où le talus de la tranchée,écrasé par le bombardement, forme une pente douce, quelqu’un estassis. Un vague éclairement règne encore. La calme attitude de cethomme, qui regarde devant lui et pense, me semble sculpturale et mefrappe. Je le reconnais en me penchant. C’est le caporalBertrand.

Il tourne la figure vers moi et je sens qu’ilme sourit dans l’ombre avec son sourire réfléchi.

–&|160;J’allais te chercher, me dit-il. Onorganise la garde de la tranchée, en attendant qu’on ait desnouvelles de ce qu’ont fait les autres et de ce qui se passe enavant. Je vais te mettre en sentinelle double, avec Paradis, dansun trou d’écoute que les sapeurs viennent de creuser.

Nous contemplons les ombres des passants etdes immobiles, qui se profilent en taches d’encre, courbés, pliésdans diverses poses, sur la grisaille du ciel, tout le long duparapet en ruines. Ils font un étrange remuement ténébreux,rapetissés comme des insectes et des vers, parmi ces campagnescachées d’ombre, pacifiées par la mort, où les batailles font,depuis deux ans, errer et stagner des villes de soldats sur desnécropoles démesurées et profondes.

Deux êtres obscurs passent dans l’ombre, àquelques pas de nous&|160;; ils s’entretiennent à demi-voix.

–&|160;Tu parles, mon vieux, qu’au lieu del’écouter, j’y ai foutu ma baïonnette dans l’ventre, que j’pouvaisplus la déclouer.

–&|160;Moi, i’s étaient quat’ dans l’fond dutrou. J’les ai appelés pour les faire sortir&|160;: à mesure qu’unsortait, j’y ai crevé la peau. J’avais du rouge qui me descendaitjusqu’au coude. J’en ai les manches collées.

–&|160;Ah&|160;! reprit le premier, quand onracont’ra ça plus tard, si on r’vient, à eux autres chez nous, prèsdu fourneau et de la chandelle, qui voudra y croire&|160;? C’est-i’pas malheureux, s’pas&|160;?

–&|160;J’m’en fous, pourvu qu’on r’vienne, fitl’autre. Vitement, la fin, et qu’ça.

Bertrand parlait peu, d’ordinaire, et neparlait jamais de lui-même. Il dit pourtant&|160;:

–&|160;J’en ai eu trois sur le bras. J’aifrappé comme un fou. Ah&|160;! nous étions tous comme des bêtesquand nous sommes arrivés ici&|160;!

Sa voix s’élevait avec un tremblementcontenu.

–&|160;Il le fallait, dit-il. Il le fallait –pour l’avenir.

Il croisa les bras, hocha la tête.

–&|160;L’avenir&|160;! s’écria-t-il tout d’uncoup comme un prophète. De quels yeux ceux qui vivront après nouset dont le progrès – qui vient comme la fatalité – aura enfinéquilibré les consciences, regarderont-ils ces tueries et cesexploits dont nous ne savons pas même, nous qui les commettons,s’il faut les comparer à ceux des héros de Plutarque et deCorneille, ou à des exploits d’apaches&|160;!

«&|160;Et pourtant, continua Bertrand,regarde&|160;! Il y a une figure qui s’est élevée au-dessus de laguerre et qui brillera pour la beauté et l’importance de soncourage…&|160;»

J’écoutais, appuyé sur un bâton, penché surlui, recueillant cette voix qui sortait, dans le silence ducrépuscule, d’une bouche presque toujours silencieuse. Il criad’une voix claire&|160;:

–&|160;Liebknecht&|160;!

Il se leva, les bras toujours croisés. Sabelle face, aussi profondément grave qu’une face de statue, retombasur sa poitrine. Mais il sortit encore une fois de son mutismemarmoréen pour répéter&|160;:

–&|160;L’avenir&|160;! L’avenir&|160;! L’œuvrede l’avenir sera d’effacer ce présent-ci, et de l’effacer plusencore qu’on ne pense, de l’effacer comme quelque chosed’abominable et de honteux. Et pourtant, ce présent, il le fallait,il le fallait&|160;! Honte à la gloire militaire, honte aux armées,honte au métier de soldat, qui change les hommes tour à tour enstupides victimes et en ignobles bourreaux. Oui, honte&|160;: c’estvrai, mais c’est trop vrai, c’est vrai dans l’éternité, pas encorepour nous. Attention à ce que nous pensons maintenant&|160;! Cesera vrai, lorsqu’il y aura toute une vraie bible. Ce sera vrailorsque ce sera écrit parmi d’autres vérités que l’épuration del’esprit permettra de comprendre en même temps. Nous sommes encoreperdus et exilés loin de ces époques-là. Pendant nos jours actuels,en ces moments-ci, cette vérité n’est presque qu’une erreur, cetteparole sainte n’est qu’un blasphème&|160;!

Il eut une sorte de rire plein de résonanceset de rêves.

–&|160;Une fois, je leur ai dit que je croyaisaux prophéties – pour les faire marcher.

Je m’assis à côté de Bertrand. Ce soldat quiavait toujours fait plus que son devoir et pourtant survivaitencore – revêtait en ce moment à mes yeux l’attitude de ceux quiincarnent une haute idée morale, et ont la force de se dégager dela bousculade des contingences, et qui sont destinés, pour peuqu’ils passent dans un éclat d’événement, à dominer leurépoque.

–&|160;J’ai toujours pensé toutes ces choses,murmurai-je.

–&|160;Ah&|160;! fit Bertrand.

Nous nous regardâmes sans un mot, avec un peude surprise et de recueillement. Après ce grand silence, ilreprit&|160;:

–&|160;Il est temps de commencer le service.Prends ton fusil et viens.

… De notre trou d’écoute, nous voyons versl’est une lueur d’incendie se propager, plus bleue, plus tristequ’un incendie. Elle raye le ciel au-dessous d’un long nuage noirqui s’étend, suspendu, comme la fumée d’un grand feu éteint, commeune tache immense sur le monde. C’est le matin qui revient.

Il fait un froid tel qu’on ne peut resterimmobile malgré l’enchaînement de la fatigue. On tremble, onfrissonne, on claque des dents, on larmoie. Peu à peu, avec unelenteur désespérante, le jour s’échappe du ciel dans la maigrecharpente des nuages noirs. Tout est glacé, incolore et vide&|160;;un silence de mort règne partout. Du givre, de la neige, sous unfardeau de brume. Tout est blanc. Paradis remue, c’est un épaisfantôme blafard. Nous sommes tout blancs aussi, nous. J’avais placéma musette sur le revers du parapet de l’écoute, et on la diraitenveloppée dans du papier. Au fond du trou, un peu de neigesurnage, rongée, teinte en gris, sur le bain de pieds noir. Hors dutrou, sur les entassements, dans les excavations, par-dessus lacohue des morts, une mousseline de neige est posée.

Deux masses baissées s’estompent, mamelonnées,au travers du brouillard&|160;: elles se foncent et arrivent ànous, nous hèlent. Ces hommes viennent nous relever. Ils ont laface brun-rouge et humide de froid, les pommettes comme des tuilesémaillées, mais leurs capotes ne sont pas poudrées&|160;: ils ontdormi sous la terre.

Paradis se hisse dehors. Je suis dans laplaine son dos de bonhomme Hiver, et la marche de canard de sessouliers qui ramassent de blancs paquets de semelles feutrées. Nousregagnons, pliés en deux, la tranchée&|160;: les pas de ceux quinous ont remplacés sont marqués en noir sur la mince blancheur quirecouvre le sol.

Dans la tranchée au-dessus de laquelle, parendroits, des bâches brochées de velours blanc ou moirées de givre,sont tendues à l’aide de piquets, en vastes tentes irrégulières,s’érigent, çà et là, des veilleurs. Entre eux, des formesaccroupies, qui geignent, essayent de se débattre contre le froid,d’en défendre le pauvre foyer de leur poitrine, ou qui sontglacées. Un mort est affalé, debout, à peine de travers, les piedsdans la tranchée, la poitrine et les deux bras couchés sur letalus. Il brassait la terre quand il s’est éteint. Sa face, dirigéevers le ciel, est recouverte d’une lèpre de verglas, la paupièreblanche comme l’œil, la moustache enduite d’une bave dure.

D’autres corps dorment, moins blanchis que lesautres&|160;: la couche de neige n’est intacte que sur leschoses&|160;: objets et morts.

–&|160;Faut dormir.

Paradis et moi, nous cherchons un gîte, untrou où l’on puisse se cacher et fermer les yeux.

–&|160;Tant pis s’il y a des macchabées dansune guitoune, marmotte Paradis. Par ce froid-là, i’ s’retiendront,i’s s’ront pas méchants.

Nous nous avançons, si las que nos regardstraînent à terre.

Je suis seul. Où est Paradis&|160;? Il a dû secoucher dans quelque fond. Peut-être m’a-t-il appelé sans je l’aieentendu.

Je rencontre Marthereau.

–&|160;J’cherche où dormir&|160;; j’étaisd’garde, me dit-il.

–&|160;Moi aussi. Cherchons.

–&|160;Qu’est-ce que c’est de c’bruit et dec’shproum&|160;? dit Marthereau.

Un murmure de piétinements et de voix, tassés,déborde du boyau qui débouche là.

–&|160;Les boyaux sont pleins d’bonhommes etd’types… Qui c’est qu’vous êtes&|160;?

Un de ceux auxquels on se trouve tout d’uncoup mêlé, répond&|160;:

–&|160;On est le 5e Bâton.

Les nouveaux venus font la pause. Ils sont entenue. Celui qui a parlé s’assoit, pour souffler, sur lesrotondités d’un sac de terre qui dépasse l’alignement, et pose sesgrenades à ses pieds. Il s’essuie le nez du revers de samanche.

–&|160;Quoi qu’vous v’nez faire par ici&|160;?On vous l’a dit&|160;?

–&|160;Plutôt qu’on nous l’a dit&|160;: nousv’nons pour attaquer. On va là-bas, jusqu’au bout.

De la tête, il indique le nord.

La curiosité qui les contemple s’accroche à undétail&|160;:

–&|160;Vous avez emporté tout vot’bordel&|160;?

–&|160;Nous avons mieu’ aimé l’garder, etvoilà.

–&|160;En avant&|160;! leur commande-t-on.

Ils se lèvent et s’avancent, mal réveillés,les yeux bouffis, les rides soulignées. Il y a des jeunes au coumince et aux yeux vides, et des vieux, et, au milieu, des hommesordinaires. Ils marchent d’un pas ordinaire et pacifique. Ce qu’ilsvont faire nous semble, à nous qui l’avons fait la veille,au-dessus des forces humaines. Et pourtant ils s’en vont vers lenord.

–&|160;Le réveil des condamnés, ditMarthereau.

On s’écarte devant eux, avec une espèced’admiration et une espèce de terreur.

Quand ils sont passés, Marthereau hoche latête et murmure&|160;:

–&|160;De l’aut’ côté, y en a qui s’apprêtentaussi, avec leur uniforme gris. Tu crois qu’i’s s’en ressententpour l’assaut, ceux-là&|160;? T’es pas fou&|160;? Alors, pourquoiqu’i’ sont venus&|160;? C’est pas eux, j’sais bien, mais c’est eusstout de même pisqu’ils sont ici… J’sais bien, j’sais bien, maistout ça, c’est bizarre.

La vue d’un passant change le cours de sesidées&|160;:

–&|160;Tiens, v’la Truc, Machin, l’grand, tusais&|160;? C’qu’il est immense, c’qu’il est pointu,c’t’être-là&|160;! Tant qu’à moi, j’sais bien que j’suis pas grandtout à fait assez, mais lui, i’ va trop haut. Il est toujours aucourant de tout, c’double-mètre&|160;! Comme savement de tout, y ena pas un qui fasse la grille. On va y demander pour une cagna.

–&|160;S’il y a des gourbis&|160;? répond lepassant surélevé en se penchant sur Marthereau comme un peuplier.Pour sûr, mon vieux Caparthe. Y a qu’ça. Tiens, là – et déployantson coude, il fait un geste indicateur de télégraphe à signaux –Villa von Hindenburg, et ici, là&|160;: Villa Glücks auf. Si vousn’êtes pas contents, c’est qu’ces messieurs sont difficiles. Y ap’t’êtr’ quéqu’ locataires dans l’fond, mais de locataires pasremuants, et tu peux parler tout haut d’vant eux, tusais&|160;!

–&|160;Ah&|160;! nom de Dieu&|160;!… s’écriaMarthereau un quart d’heure après que nous fûmes installés dans unde ces fosses équarries, y a des locataires qu’i’ nous disait pas,c’t’affreux grand paratonnerre, c’t’infini&|160;!

Ses paupières se fermaient, mais serouvraient, et il se grattait les bras et les flancs.

–&|160;J’ai la lourde&|160;! Pourtant, pourronfler, c’est pas vrai. C’est pas résistable.

Nous nous mîmes à bâiller, à soupirer, etfinalement nous allumâmes un petit bout de bougie qui résistait,mouillé, bien qu’on le couvât des mains. Et nous nous regardâmesbâiller.

L’abri allemand comprenait plusieurscompartiments. Nous étions contre une cloison de planches malajustées et, de l’autre côté, dans la cave n°2, des hommesveillaient aussi&|160;: on voyait de la lumière filtrer dans lesinterstices des planches, et on entendait des voix bruisser.

–&|160;C’est de l’autre section, ditMarthereau.

Puis on écouta, machinalement.

–&|160;Quand j’suis t’été en permission,bourdonnait un invisible parleur, on a été triste d’abord, parcequ’on pensait à mon pauv’ frère qu’a disparu en mars, mort sansdoute, et à mon pauv’ petit Julien, de la classe 15, qu’a été tuéaux attaques d’octobre. Et puis, peu à peu, elle et moi, on s’estremis à être heureux d’être ensemble, que veux-tu&|160;? Not’ petitloupiot, le dernier, qui a cinq ans, nous a bien distraits. I’voulait jouer au soldat avec moi. J’y ai fabriqué un petit flingot.J’y ai expliqué les tranchées, et lui, tout freluquant de joiecomme un z’oiseau, i’m’tirait d’ssus en gueulant. Ah&|160;! lesacré p’tit mec, il en mettait&|160;! ça fera un fameux poilu plustard. Mon vieux, il a tout à fait l’esprit militaire&|160;!

Silence. Ensuite vague brouhaha deconversation au milieu desquelles on entend le mot de&|160;:«&|160;Napoléon&|160;», puis une autre voix – ou la même – quidit&|160;:

–&|160;Guillaume, c’est une bête puanted’avoir voulu c’te guerre. Mais Napoléon, ça, c’est un grandhomme&|160;!

Marthereau est à genoux devant moi dans lechétif et étroit rayonnement de notre chandelle, au fond de ce trouobscur et mal bouché où passent par moment des frissonnements defroid, où grouille la vermine et où l’entassement des pauvresvivants entretient un vague relent de sarcophage… Marthereau meregarde&|160;; il entend encore, comme moi, l’anonyme soldat qui adit&|160;: «&|160;Guillaume est une bête puante, mais Napoléon estun grand homme&|160;», et qui célébrait l’ardeur guerrière du petitqui restait encore. Il laisse tomber ses bras, hoche sa tête lassée– et la lumière légère jette sur la cloison l’ombre de ce doublegeste, en fait une brusque caricature.

–&|160;Ah&|160;! dit mon humble compagnon,nous sommes tous des pas mauvais types, et aussi, des malheureux etdes pauv’ diables. Mais nous sommes trop bêtes, nous sommes tropbêtes&|160;!

Il tourne à nouveau son regard sur moi. Danssa face toute plantée de poils, dans sa face de barbet, on voitluire deux beaux yeux de chien qui s’étonne, songe, trèsconfusément encore, à des choses, et qui, dans la pureté de sonobscurité, se met à comprendre.

On sort de l’abri inhabitable. Le temps s’estun peu adouci&|160;: la neige a fondu et tout s’est resali.

–&|160;L’vent a léché l’sucre, ditMarthereau.

Je suis désigné pour accompagner Joseph Mesnilau Poste de Secours des Pylônes. Le sergent Henriot me donnelivraison du blessé et me remet le billet d’évacuation.

–&|160;Si vous rencontrez Bertrand en route,nous dit Henriot, faudrait voir d’avoir à y dire de s’grouiller,hé&|160;? Bertrand est parti en liaison cette nuit et on l’attenddepuis une heure – même que l’vieux s’impatiente et parle des’foutre en colère d’un moment à l’autre.

Je m’achemine avec Joseph qui, un peu pluspâle que de coutume et toujours taciturne, marche tout doucement.De temps en temps, on le voit s’arrêter, la figure crispée. Noussuivons les boyaux.

Un bonhomme paraît tout d’un coup. C’estVolpatte, qui dit&|160;:

–&|160;J’vais aller avec vous jusqu’au bas dela côte.

Désœuvré, il manie une magnifique canne torseet secoue dans sa main comme des castagnettes la précieuse paire deciseaux qui ne lui quitte jamais.

Nous sortons tous trois du boyau quand lapente du terrain permet de le faire sans danger de balles – puisquele canon ne donne pas. Aussitôt dehors, nous heurtons unrassemblement. Il pleut. À travers les jambes lourdes plantéescomme des arbres tristes, dans la brume, sur la plaine bise, onaperçoit un mort.

Volpatte se faufile jusqu’à la formehorizontale autour de laquelle attendent ces formes verticales.Alors, il se retourne violemment et nous crie&|160;:

–&|160;C’est Pépin&|160;!

–&|160;Ah&|160;! dit Joseph qui est déjàpresque défaillant.

Il s’appuie sur moi. Nous nous approchons.Pépin, allongé, a les pieds et les mains tendus, crispés, et safigure sur qui coule la pluie est tuméfiée, talée et affreusementgrise.

Un homme qui tient une pioche et dont la faceen sueur est pleine de petites tranchées noirâtres, nous raconte lamort de Pépin&|160;:

–&|160;L’était entré dans une calebasse où desBoches s’étaient planqués. Et v’là qu’on ne l’savait pas et qu’on aenfumé la niche pour nettoyer, et l’pauv’ petit frère, on l’ar’trouvé après l’opération, crampsé, et tout étiré comme un boyaud’chat, au milieu de la viande des Boches qu’il avait saignés avant– et bien proprement saignés, j’peux l’dire, moi que j’suis établiboucher dans la banlieue parisienne.

–&|160;Un de moins à l’escouade&|160;! ditVolpatte, tandis que nous nous en allons.

Nous nous trouvons maintenant en haut duravin, à l’endroit où commence le plateau que notre charge aparcouru éperdument, hier au soir, et qu’on ne reconnaît pas.

Cette plaine, qui m’avait alors donnél’impression d’être toute de niveau et qui, en réalité, se penche,est un extraordinaire charnier. Les cadavres y foisonnent. C’estcomme un cimetière dont on aurait enlevé le dessus.

Des bandes le parcourent, identifiant lesmorts de la veille et de la nuit, retournant les restes, lesreconnaissant à quelque détail, malgré leurs figures. Un de ceschercheurs, agenouillé, retire de la main d’un mort unephotographie déchiquetée, effacée, un portrait tué.

Des fumées noires d’obus montent en volutes,puis détonent sur les horizons, au loin&|160;; des armées decorbeaux balayent le ciel de leur vaste geste pointillé.

En bas, parmi la multitude des immobiles,voici, reconnaissables à leur usure et leur effacement, deszouaves, des tirailleurs et des légionnaires de l’attaque de mai.L’extrême bord de nos lignes se trouvait alors au bois deBerthonval, à cinq ou six kilomètres d’ici. Dans cet assaut, qui aété un des plus formidables de la guerre et de toutes les guerres,ils étaient parvenus d’un seul élan, en courant, jusqu’ici. Ilsformaient alors un point trop avancé sur l’onde d’attaque et ilsont été pris de flanc par les mitrailleuses qui se trouvaient àdroite et à gauche des lignes dépassées. Il y a des mois que lamort leur a crevé les yeux et dévoré les joues – mais même dansleurs restes disséminés, dispersés par les intempéries et déjàpresque en cendres, on reconnait les ravages des mitrailleuses quiles ont détruits, leur trouant le dos et les reins, les hachant endeux par le milieu. À côté de têtes noires et cireuses de momieségyptiennes, grumeleuses de larves et de débris d’insectes, où desblancheurs de dents pointent dans des creux&|160;; à côté depauvres moignons assombris qui pullulent là, comme un champ deracines dénudées, on découvre des crânes nettoyés, jaunes, coiffésde chéchias de drap rouge dont la housse grise s’effrite comme dupapyrus. Des fémurs sortent d’amas de loques agglutinées par de laboue rougeâtre, ou bien, d’un trou d’étoffes effilochées etenduites d’une sorte de goudron, émerge un fragment de colonnevertébrale. Des côtes parsèment le sol comme de vieilles cagescassées, et, auprès, surnagent des cuirs mâchurés, des quarts etdes gamelles transpercés et aplatis. Autour d’un sac haché, posésur des ossements et sur une touffe de morceaux de drap etd’équipements, des points blancs sont régulièrement semés&|160;: ense baissant, on voit que ce sont les phalanges de ce qui, là, futun cadavre.

Parfois, des renflements allongés – car tousces morts sans sépulture finissent tout de même par entrer dans lesol – un bout d’étoffe seulement sort – indiquent qu’un être humains’est anéanti en ce point du monde.

Les Allemands qui, hier, étaient ici, ontabandonné sans les ensevelir leurs soldats à côté des nôtres –ainsi qu’en témoignent ces trois cadavres putréfiés l’un surl’autre, l’un dans l’autre – avec leurs calottes grises dont lebord rouge est caché par une sangle grise, leurs vestes gris-jaune,leurs figures vertes. Je cherche les traits de l’un d’eux&|160;:depuis les profondeurs de son cou jusqu’aux touffes de cheveuxcollés au bord de son calot, il présente une masse terreuse, lafigure changée en fourmilière – et deux fruits pourris à la placedes yeux. L’autre, vide, sec, est aplati sur le ventre, le dos enloques quasi flottant, les mains, les pieds et la face enracinésdans le sol.

–&|160;Regardez&|160;! Il est récent,celui-ci…

Au milieu de la plaine, au fond de l’airpluvieux et glacé, au milieu de ce lendemain blême d’une orgie demassacre, c’est une tête plantée par terre, une tête exsangue ethumide, avec une lourde barbe.

Un des nôtres&|160;: le casque est à côté. Lespaupières enflées laissent voir un peu de la morne faïence de sesyeux et une lèvre luit comme une limace dans la barbe obscure. Sansdoute, il est tombé dans un trou d’obus qu’un autre obus a comblé,l’enterrant jusqu’au cou comme l’Allemand à tête de chat du CabaretRouge.

–&|160;Je ne le reconnais pas, dit Joseph quis’avance très lentement et s’exprime avec peine.

–&|160;Moi, je le reconnais, répondVolpatte.

–&|160;C’barbu-là&|160;? fait la voix blanchede Joseph.

–&|160;I’ n’a pas de barbe. Tu vas voir.

Accroupi, Volpatte passe l’extrémité de sacanne sous le menton du cadavre et détache une sorte de pavé deboue où la tête s’enchâssait et qui semblait une barbe. Puis ilramasse le casque du mort, l’en coiffe, et il lui tient un instantdevant les yeux les deux anneaux de ses fameux ciseaux, de manièreà imiter des lunettes.

–&|160;Ah&|160;! nous écrions-nous alors,c’est Cocon&|160;!

–&|160;Ah&|160;!

Quand on apprend ou qu’on voit la mort d’un deceux qui faisaient la guerre à côté de vous et qui vivaientexactement de la même vie, on reçoit un choc direct dans la chairavant même de comprendre. C’est vraiment presque un peu son propreanéantissement qu’on apprend tout d’un coup. Ce n’est qu’aprèsqu’on se met à regretter.

Nous regardons cette tête hideuse de jeu demassacre, cette tête massacrée qui déjà efface cruellement lesouvenir. Encore un compagnon de moins… On reste là autour de lui,intimidés.

–&|160;C’était…

On voudrait parler un peu. On ne sait pas quoidire qui soit assez grave, assez important, assez vrai.

–&|160;Venez, articule avec effort Joseph,accaparé tout entier par sa brutale souffrance physique. J’ai pasassez de force pour m’arrêter tout le temps.

Nous quittons le pauvre Cocon,l’ex-homme-chiffre, avec un dernier regard écourté, presquedistrait.

–&|160;On peut pas s’figurer… ditVolpatte.

… Non, on ne peut pas se figurer. Toutes cesdisparitions à la fois excèdent l’esprit. Il n’y a plus assez desurvivants. Mais on a une vague notion de la grandeur de ces morts.Ils ont tout donné&|160;; ils ont donné, petit à petit, toute leurforce, puis, finalement, ils se sont donnés, en bloc. Ils ontdépassé la vie&|160;; leur effort a quelque chose de surhumain etde parfait.

–&|160;Tiens, il vient d’être attigé,celui-là, et pourtant…

Une blessure fraîche mouille le cou d’un corpspresque squelettique.

–&|160;C’est un rat, dit Volpatte. Lesmacchabées sont anciens, mais les rats les entretiennent… Tu voisdes rats crevés – empoisonnés p’t’êt’ bien – près ou d’ssous chaquecorps. Tiens, c’pauv’ vieux va nous montrer les siens.

Il soulève du pied la dépouille aplatie et ontrouve, en effet, deux rats morts enfoncés là.

–&|160;J’voudrais r’trouver Farfadet, ditVolpatte. J’y ai dit d’attendre au moment où on courait et qu’i’m’a agrafé. L’pauv’ gars, pourvu qu’il ait attendu&|160;!

Alors il va et vient, poussé vers les mortspar une étrange curiosité. Indifférents, ils se le renvoient l’un àl’autre, et à chaque pas il regarde par terre. Tout à coup ilpousse un cri de détresse. Il nous appelle de la main ets’agenouille devant un mort.

–&|160;Bertrand&|160;!

Une émotion aiguë, tenace, nous empoigne.Ah&|160;! il a été tué, lui aussi, comme les autres, celui qui nousdominait le plus par son énergie et sa lucidité&|160;! Il s’estfait tuer, il s’est fait enfin tuer, à force de faire toujours sondevoir. Il a enfin trouvé la mort là où elle était&|160;!

Nous le regardons, puis nous nous détournonsde cette vision et nous nous considérons entre nous.

–&|160;Ah&|160;!…

C’est que le choc de sa disparition s’aggravedu spectacle qu’offre sa dépouille. Il est abominable à voir. Lamort a donné l’air et le geste d’un grotesque à cet homme qui futsi beau et si calme. Les cheveux éparpillés sur les yeux, lamoustache bavant dans la bouche, la figure bouffie, il rit, il a unœil grand ouvert, l’autre fermé, et tire la langue. Les bras sontétendus en croix, les mains ouvertes, les doigts écartés. Sa jambedroite se tend d’un côté&|160;; la gauche, qui est cassée par unéclat et d’où est sortie l’hémorragie qui l’a fait mourir, esttournée toute en cercle, disloquée, molle, sans charpente. Unelugubre ironie a donné aux derniers sursauts de cette agoniel’allure d’une gesticulation de paillasse.

On le dispose, on le couche droit, on calme cemasque effrayant. Volpatte a retiré un portefeuille de la poche deBertrand et, pour le porter jusqu’au bureau, il le placereligieusement dans ses propres papiers, à côté du portrait de safemme et de ses enfants. Cela fait, il secoue la tête&|160;:

–&|160;Celui-là, c’était vraiment un bonhomme,mon vieux. Quand i’ disait quéqu’ chose, ç’ui-là, c’était la preuveque c’était vrai. Ah&|160;! on avait pourtant bien besoind’lui&|160;!

–&|160;Oui, dis-je, on aurait eu besoin delui, toujours.

–&|160;Ah&|160;! là là&|160;!… murmureVolpatte, et il tremble.

Joseph répète tout bas&|160;:

–&|160;Ah&|160;! nom de Dieu&|160;! Ah&|160;!nom de Dieu&|160;!

La plaine est couverte de monde comme uneplace publique. Des corvées en détachements, des isolés. Lesbrancardiers commencent patiemment et petitement, ici, là, leurimmense besogne démesurée.

Volpatte nous quitte pour retourner à latranchée annoncer nos nouveaux deuils et surtout la grande absencede Bertrand. Il dit à Joseph&|160;:

–&|160;On s’perdra pas d’vue, pas&|160;? Écrisde temps en temps un simple mot&|160;: «&|160;Tout va bien,signé&|160;: Camembert&|160;», pas&|160;?

Il disparaît parmi tous ces gens qui secroisent dans l’étendue dont une morne pluie infinie s’estentièrement emparée.

Joseph s’appuie sur moi. Nous descendons dansle ravin.

Le talus par lequel nous descendons s’appelleles Alvéoles des Zouaves… Les zouaves de l’attaque de mai avaientcommencé à s’y creuser des abris individuels autour desquels ilsont été exterminés. On en voit qui, abattus au bord d’un trouébauché, tiennent encore leur pelle-bêche dans leurs mainsdécharnées ou la regardent avec leurs orbites profondes où seracornissent des entrailles d’yeux. La terre est tellement pleinede morts que les éboulements découvrent des hérissements de pieds,de squelettes à demi vêtus et des ossuaires de crânes placés côte àcôte sur la paroi abrupte, comme des bocaux de porcelaine.

Il y a dans le sol, ici, plusieurs couches demorts, et en beaucoup d’endroits l’affouillement des obus a sortiles plus anciennes et les a disposées et étalées par-dessus lesnouvelles. Le fond du ravin est complètement tapissé de débrisd’armes, de linge, d’ustensiles. On foule des éclats d’obus, desferrailles, des pains et même des biscuits échappés des sacs et pasencore dissous par la pluie. Les gamelles, les boîtes de conserves,les casques sont criblés et troués par les balles, on dirait desécumoires de toutes les espèces de formes&|160;; et les piquetsdisloqués qui subsistent sont pointillés de trous.

Les tranchées qui courent dans ce vallon ontl’air de crevasses sismiques, et il semble que sur les ruines d’untremblement de terre on ait déversé des tombereaux d’objetshétéroclites. Et là où il n’y a pas de morts, la terre elle-mêmeest cadavéreuse.

Nous traversons le Boyau International,toujours frissonnant de hardes omnicolores – cette tranchée informeà laquelle le désordre d’étoffes arrachées donne l’air d’avoir étéassassinée – à un endroit où l’inégal fossé tortueux est en coude.Tout au long, jusqu’à une barricade terreuse formant barrage, descadavres allemands y sont enchevêtrés et noués comme des torrentsde damnés, quelques-uns émergeant de grottes boueuses au milieud’une incompréhensible agglomération de poutres, de cordages, delianes de fer, de gabions, de claies et de boucliers&|160;; aubarrage, on voit un cadavre debout planté dans les autres&|160;;planté à la même place, un autre est oblique dans l’espacelugubre&|160;: cet ensemble paraît un grand morceau de roue envasé,une aile démantelée de moulin à vent&|160;; et sur tout cela, surcette débâcle d’ordures et de chairs, sont semées des profusionsd’images religieuses, de cartes postales, de brochures pieuses, defeuillets où des prières sont écrites en gothique, et qui se sontrépandus à flots hors des vêtements éventrés. Ces paroles fontsemblant de fleurir de leurs mille blancheurs de mensonge et destérilité ces rives pestiférées, cette vallée d’anéantissement.

Je cherche un passage solide pour y guiderJoseph que sa blessure paralyse graduellement&|160;: il la sents’étendre dans tout son corps. Tandis que je le soutiens et qu’ilne regarde rien, je regarde le bouleversement macabre par-dessuslequel nous fuyons.

Un feldwebel est assis, appuyé aux planchesdéchirées qui formaient, là où nous mettons le pied, une guérite deguetteur. Un petit trou sous l’œil&|160;: un coup de baïonnette l’acloué aux planches par la figure. Devant lui, assis aussi, lescoudes sur les genoux, les poings au cou, un homme a tout le dessusdu crâne enlevé comme un œuf à la coque… À côté d’eux, veilleurépouvantable, la moitié d’un homme est debout&|160;; un hommecoupé, tranché en deux depuis le crâne jusqu’au bassin, est appuyé,droit, sur la paroi de terre. On ne sait pas où est l’autre moitiéde cette sorte de piquet humain dont l’œil pend en haut, dont lesentrailles bleuâtres tournent en spirale autour de la jambe.

Par terre, le pied décolle d’une gangue desang durci des baïonnettes françaises faussées, pliées, tordues parla puissance du choc.

Par une brèche du talus tailladé, on découvreun fond où se trouvent des corps de soldats de la garde prussienneagenouillés, semble-t-il, dans des poses de suppliants, et qui sonttroués par-derrière, de trous sanglants, empalés. On a tiré hors dugroupe de ceux-là, sur le bord, un tirailleur sénégalais énorme,qui, pétrifié dans la position où il est mort, tordu, s’appuie surle vide, y cramponne ses pieds, et qui fixe ses deux poignetscoupés, sans doute, par l’explosion d’une grenade qu’iltenait&|160;: toute la face remuante, il semble mâcher desvers.

–&|160;Ici, nous dit un alpin qui passe, ilsont fait le coup du drapeau blanc – et comme i’s avaient affaire àdes Bicots, tu parles si on les a ratés&|160;!… Tiens, v’làl’drapeau blanc, justement, qu’ces fumiers se sont servis.

Il empoigne et secoue une longue hampe qui gîtlà, et sur laquelle est cloué un carré d’étoffe blanche – qui sedéploie innocemment.

… Une théorie de porteurs de pelles s’avancele long du boyau démantelé. Ils ont l’ordre de faire tomber laterre dans les restes des tranchées, de boucher tout, pour enterrerles corps sur place. Ainsi, ces travailleurs casqués vontaccomplir, en cet endroit, œuvre de justiciers, en restituant leurspleines formes à ces campagnes, en nivelant ces trous déjà à demicomblés par des chargements d’envahisseurs.

De l’autre côté du boyau, on m’appelle&|160;:un homme assis par terre, appuyé à un piquet. C’est le père Ramure.Par sa capote et sa veste déboutonnées, on voit des bandages quilui entourent la poitrine.

–&|160;Les infirmiers sont venus me panser, medit-il d’une voix creuse et légère, pleine de souffles, mais on nepourra pas m’emporter d’ici avant ce soir. Mais, j’l’sais bien,j’vas passer d’un moment à l’autre.

Il hoche la tête&|160;:

–&|160;Reste un peu, me demande-t-il.

Il s’attendrit. Des larmes coulent de sesyeux. Il me tend la main et retient la mienne. Il voudrait meparler longuement et presque se confesser&|160;:

–&|160;J’ai été honnête homme avant la guerre,fait-il, tout en bavant ses larmes. J’travaillais du matin au soirpour nourrir la smala. Et puis, j’suis v’nu par ici pour tuer desBoches. Et maintenant, j’ai été tué… Écoute, écoute, écoute, net’en va pas, écoute-moi…

–&|160;Il faut que j’emmène Joseph qui n’enpeut plus. Après, je reviendrai.

Ramure leva ses yeux ruisselants sur leblessé.

–&|160;Non seulement vivant, maisblessé&|160;! Débarrassé de la mort&|160;! Ah&|160;! il y a desfemmes et des enfants qui ont de la chance. Eh bien, conduis-le, etreviens… j’espère que je t’attendrai…

Maintenant, il faut gravir l’autre versant duravin. Nous nous engageons dans la dépression difforme et malmenéedu vieux boyau 97.

Tout à coup des sifflements forcenés déchirentl’atmosphère. Une rafale de shrapnells, là-haut, sur nous… Au seinde nuages d’ocre des aérolithes fulgurent et se dispersent en nuéesépouvantables. Des charges roulantes se ruent dans le ciel, pouraller déflagrer et se broyer sur la pente, fouiller la colline et ydéterrer les vieux ossements du monde. Et les flamboiementstonitruants se multiplient sur une ligne régulière.

C’est un tir de barrage qui recommence.

On crie comme des enfants&|160;:

–&|160;Assez&|160;! assez&|160;!

Dans cet acharnement des machines de mort, dece cataclysme mécanique qui nous poursuit à travers l’espace, il ya quelque chose qui excède les forces et la volonté, quelque chosede surnaturel. Joseph, sa main dans la mienne, debout, regarde,par-dessus son épaule, l’averse d’éclatements qui crève. Il plie lecou, comme une bête traquée, affolée.

–&|160;Eh quoi, encore&|160;! Toujours,alors&|160;! gronde-t-il. Tout ce qu’on a fait, tout ce qu’on a vu…Et voilà que ça recommence&|160;! Ah&|160;! non, non&|160;!

Il tombe sur les genoux, halète, jette un vainregard chargé de haine devant lui et derrière lui. Ilrépète&|160;:

–&|160;Ça n’est donc jamais fini,jamais&|160;!

Je le prends par le bras, je le relève.

–&|160;Viens, ça va être fini pour toi.

Il faut patienter là, avant de monter. Jesonge à aller retrouver Ramure agonisant qui m’attend. Mais Josephse cramponne à moi, et puis je vois une agitation d’hommes autourde l’endroit où j’ai laissé le mourant. Je crois deviner&|160;: cen’est plus la peine d’y aller.

La terre du ravin où nous sommes tous les deuxgroupés étroitement à nous tenir, sous la tempête, frémit, et onsent, à chaque coup, le sourd simoun des obus. Mais, dans le creuxoù nous sommes, nous n’avons guère de risque d’être atteints. Dèsla première accalmie, des hommes, qui attendaient comme nous, sedétachent et se mettent à monter&|160;: des brancardiers quimultiplient des efforts inouïs pour grimper en portant un corps etfont penser à des fourmis obstinées repoussées par des successionsde grains de sable&|160;; et d’autres, accouplés et isolés&|160;:des blessés ou des hommes de liaison.

–&|160;Allons-y, dit Joseph, les épaulesfléchissantes, en mesurant de l’œil la côte, la dernière étape deson calvaire.

Des arbres sont là&|160;: une file de troncsde saules écorchés, quelques-uns larges comme des faces, d’autrescreusés, béants, semblables à des cercueils debout. Le décor aumilieu duquel nous nous débattons est déchiré et bouleversé, avecdes collines, des gouffres et des ballonnements sombres, comme sitous les nuages de la tempête avaient roulé ici-bas. Par-dessuscette nature suppliciée et noire, la débandade des troncs seprofile sur un ciel brun, strié, laiteux par places et obscurémentscintillant – un ciel d’onyx.

À l’entrée du boyau 97, en travers, un chêneterrassé tord son grand corps.

Un cadavre bouche le boyau. Il a la tête etles jambes enfouies. L’eau vaseuse qui ruisselle dans le boyau acouvert le reste d’un glacis sablonneux. On voit se bomber àtravers ce voile humide la poitrine et le ventre couverts d’unechemise.

On enjambe cette dépouille glacée, visqueuseet claire comme le ventre d’un vague saurien échoué – et cela estardu à cause du terrain mou et glissant. On est obligé des’enfoncer les mains jusqu’aux poignets dans la boue du talus.

À ce moment, un sifflement infernal nous tombedessus. On plie comme des roseaux. Le shrapnell éclate,assourdissant et aveuglant, dans l’air, en avant de nous, et nousensevelit sous une montagne de fumée sombre horriblement sifflante.Un soldat qui montait a battu l’espace de ses bras et a disparu,lancé dans quelque bas-fond. Des clameurs se sont élevées et sontretombées comme des débris. Tandis qu’on voit, à travers le grandvoile noir que le vent arrache du sol et renvoie dans le ciel, lesbrancardiers déposer le brancard, courir vers le point del’explosion et soulever quelque chose d’inerte – j’évoquel’inoubliable image de la nuit où mon frère d’armes Poterloo, quiavait le cœur plein d’espoir, s’est comme envolé, les deux brasétendus, dans la flamme d’un obus.

Et nous parvenons enfin sur la hauteur quemarque, comme un signal, un blessé effarant&|160;: il est là,debout dans le vent&|160;; secoué mais debout, enraciné là&|160;;dans son capuchon tout relevé qui bat en l’air, on voit sa figureconvulsée et hurlante, et on passe devant cette espèce d’arbre quicrie.

Nous sommes arrivés à notre ancienne premièreligne, celle d’où nous sommes partis pour l’attaque. Nous nousasseyons sur une banquette de tir, adossés aux degrés que lessapeurs ont creusés au dernier moment pour le départ des nôtres. Lecycliste Euterpe, que nous avons revu depuis, passe et nous ditbonjour. Une fois passé, il revient sur ses pas et tire du parementde sa manche une enveloppe dont le bord dépassant lui faisait ungalon blanc.

–&|160;C’est toi, n’est-ce pas, me dit-il, quiprends les lettres de Biquet qui est décédé&|160;?

–&|160;Oui.

–&|160;Voilà un retour. L’adresse a fichul’camp.

L’enveloppe, exposée sans doute à la pluie surle dessus d’un paquet, s’est lavée, et sur le papier séché eteffrité on ne peut plus lire l’adresse parmi les moirures d’eauviolacée. Seule a subsisté, lisible dans l’angle, l’adresse del’expéditeur… J’en tire doucement la lettre&|160;: «&|160;Ma chèremaman&|160;»…

–&|160;Ah&|160;! je me rappelle&|160;!…

Biquet, qui gît en plein air, dans cettetranchée même où nous faisons en ce moment la pause, a écrit cettelettre il n’y a pas longtemps, au cantonnement de Gauchin-l’Abbé,par un après-midi flamboyant et splendide, en réponse à une lettrede sa mère, dont les alarmes tombaient à faux et l’avaient faitrire…

«&|160;Tu crois que je suis au froid, à lapluie, au danger. Pas du tout, au contraire. C’est fini, tout ça.Il fait chaud, on sue et on n’a rien à faire qu’à se balader ausoleil. J’ai ri de ta lettre…&|160;»

Je replace dans l’enveloppe abîmée et fragilecette lettre qui, si le hasard n’avait pas évité cette nouvelleironie des choses, aurait été lue par la vieille paysanne au momentoù le corps de son fils n’est plus, dans le froid et la tempête,qu’un peu de cendre mouillée qui filtre et coule comme une sourcesombre sur le talus de la tranchée.

Joseph a posé sa tête en arrière. À un momentses yeux se ferment, sa bouche s’entrouvre et laisse passer unsouffle saccadé.

–&|160;Courage&|160;! lui dis-je.

Il rouvre les yeux.

–&|160;Ah&|160;! me répondit-il, ce n’est pasà moi qu’il faut dire ça. Regardez ceux-là, ils retournent là-bas,et vous aussi vous allez retourner. Ça va continuer pour vousautres. Ah&|160;! il faut être vraiment fort pour continuer,continuer&|160;!

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer