Le Feu- Journal d’une Escouade

Chapitre 5L’asile

La route blafarde qui monte au milieu du boisnocturne est bouchée et obstruée d’ombres, étrangement. Il sembleque, par enchantement, la forêt y déborde et y roule, dansl’épaisseur de la ténèbre. C’est le régiment qui marche, en quêted’un nouveau gîte.

À l’aveugle, les files pesantes d’ombres,hautement et largement chargées, se bousculent : chaque flot,poussé par celui qui le suit, heurte celui qui le précède. Sur lescôtés, évoluent, détachés, les fantômes plus sveltes des gradés.Une sourde rumeur, faite d’un mélange d’exclamations, de bribes deconversations, d’ordres, de quintes de toux et de chants, monte decette dense cohue endiguée par les talus. Ce tumulte de voix estaccompagné par le roulement des pieds, le tintement des fourreauxde baïonnette, des quarts et des bidons métalliques, par legrondement et le martèlement des soixante voitures du train decombat et du train régimentaire qui suivent les deux bataillons. Etc’est une masse telle qui piétine et s’étire sur la montée de laroute que, malgré le dôme infini de la nuit, on nage dans une odeurde cage aux lions.

Dans le rang, on ne voit rien : parfois,quand on a le nez dessus à la suite d’un remous, on est bien forcéde discerner le fer-blanc d’une gamelle l’acier bleuté d’un casque,l’acier noir d’un fusil. D’autres fois, au jet d’étincelleséblouissantes qui fusse d’un briquet, ou à la flamme rouge éployéesur la hampe lilliputienne d’une allumette, on perçoit, au-delà deproches et éclatants reliefs de mains et de figures, la silhouettede bandes irrégulières d’épaules casquées qui ondulent comme desvagues à l’assaut de l’obscurité massive. Puis tout s’éteint et,pendant que les jambes font des pas, l’œil de chaque marcheur fixeinterminablement la place présumée du dos qui vit devant.

Après plusieurs haltes où on se laisse tombersur son sac, au pied des faisceaux – qu’on forme, au coup desifflet, avec une hâte fiévreuse et une lenteur désespérante àcause de l’aveuglement, dans l’atmosphère d’encre – l’aubes’indique, se délaie, s’empare de l’espace. Les murs de l’ombre,confusément, croulent. Une fois de plus nous subissons le grandiosespectacle de l’ouverture du jour sur la horde éternellement erranteque nous sommes.

On sort enfin de cette nuit de marche, àtravers, semble-t-il, des cycles concentriques, d’ombre moinsintense, puis de pénombre, puis de lueur morne. Les jambes ont uneraideur ligneuse, les dos sont engourdis, les épaules meutries. Lesfigures demeurent grises et noires : on dirait qu’on s’arrachemal de la nuit ; on n’arrive plus jamais maintenant à s’endéfaire tout à fait.

C’est dans un nouveau cantonnement que legrand troupeau régulier va, cette fois, au repos. Quel sera ce paysoù l’on doit vivre huit jours ? Il s’appelle, croit-on (maispersonne n’est sûr de rien), Gauchin-l’Abbé. On en ditmerveille :

– Paraît qu’c’est tout à fait à lacoque !

Dans les rangs des camarades dont on commenceà deviner les formes et les traits, à spécialiser les trognesbaissées et les bouches bâillantes, au fond du crépuscule du matin,s’élèvent des voix qui renchérissent :

– Jamais on n’aura eu un cantonnementpareil. Y a la Brigade. Y a l’Conseil de Guerre. Tu y trouves detout chez les marchands.

– Si y a la Brigade, y a du pied.

– Tu crois qu’on trouvera une table pourmanger pour l’escouade ?

– Tout c’qu’on voudra, j’tedis !

Un prophète de malheur hoche latête :

– Ce que sera c’cantonnement où on n’ajamais été, j’sais pas, dit-il. Mais c’que j’sais, c’est qu’i’ s’rapareil aux autres.

Mais on ne le croit pas, et, au sortir de lafièvre tumultueuse de la nuit, il semble à tous que c’est d’uneespèce de terre promise qu’on s’approche à mesure qu’on marche ducôté de l’orient, dans l’air glacé, vers le nouveau village que vaapporter la lumière.

On atteint, au petit jour, en bas d’une côte,des maisons qui dorment encore, enveloppées dans des épaisseursgrises.

– C’est là !

Ouf ! On a fait ses vingt-huit kilomètresdans la nuit…

Mais, quoi donc ?… On ne s’arrête pas. Ondépasse les maisons, qui se renfoncent graduellement dans leurbrume informe et le linceul de leur mystère.

– Paraît qu’faut encore marcherlongtemps. C’est là-bas, là-bas !

On marche mécaniquement, les membres sontenvahis d’une sorte de torpeur pétrifiée ; les articulationscrient et font crier.

Le jour est tardif. Une nappe de brouillardcouvre la terre. Il fait si froid que pendant les haltes les hommesécrasés de lassitude n’osent pas s’asseoir et vont et viennentcomme des spectres dans l’humidité opaque. Un vent âpre d’hiverflagelle la peau, balaye et disperse les paroles, les soupirs.

Enfin le soleil perce cette buée qui s’étalesur nous et dont le contact nous trempe. C’est comme une clairièreféerique qui s’ouvre au milieu des nuages terrestres.

Le régiment s’étire, se réveille vraiment, etlève doucement ses faces dans l’argent doré du premier rayon.

Puis, très vite, le soleil devient ardent, etalors, il fait trop chaud.

On halète dans les rangs, on sue, et on grogneplus encore que tout à l’heure, lorsqu’on claquait des dents et quele brouillard nous passait son éponge mouillée sur la figure et lesmains.

La région que nous traversons dans la matinéetorride, c’est le pays de la craie.

– I’s empierrent avec de la pierre àchaux, ces salauds-là !

La route s’est faite aveuglante et c’estmaintenant un long nuage desséché de calcaire et de poussière quis’étend au-dessus de notre marche et nous frotte au passage.

Les figures rougeoient, se vernissent etbrillent ; telles faces sanguines semblent enduites devaseline ; des joues et des fronts se plaquent d’une couchebise qui s’agglutine et s’effrite. Les pieds perdent leur vagueforme de pieds, et semblent avoir barboté dans des auges de maçons.Le sac, le fusil se saupoudrent de blanc, et notre foule enlongueur trace à droite et à gauche un sillage laiteux sur lesherbes de bordure.

Pour comble :

– À droite ! Un convoi !

On se porte sur la droite, à la hâte, non sansbousculades.

Le convoi de camions – longue chaîne d’énormesbolides carrés, enroulés dans un infernal tintamarre – se rue surla route. Malédiction ! Il soulève à mesure, en passant,l’épais tapis de poudre blanche qui ouate le sol, et nous le jetteà la volée sur les épaules !

Nous voici habillés d’un voile gris clair etsur nos figures se sont posés des masques blafards, plus épais auxsourcils, aux moustaches, à la barbe et dans les stries des rides.Nous avons l’air d’être à la fois nous-mêmes et d’étrangesvieillards.

– Quand on s’ra vioques, c’est comme çaqu’on sera laids, dit Tirette.

– Tu craches blanc, constate Biquet.

Lorsque la halte nous immobilise, on croiraitvoir des files de statues de plâtre au travers desquellestransparaissent, en sale, des restes d’humanité.

On se remet en route. On se tait. On peine.Chaque pas devient dur à accomplir. Les figures font des grimacesqui se figent et se fixent sous la lèpre pâle de la poussière.L’interminable effort nous contracte, et nous bonde de mornelassitude et de dégoût.

On aperçoit enfin l’oasis tantpoursuivie : au-delà d’une colline, sur une autre colline plushaute, des toits ardoisés dans des bouquets de feuillage d’un vertfrais de salade.

Le village est là ; le regardl’embrasse ; mais on n’y est pas. Longtemps il a l’air des’éloigner à mesure que le régiment rampe vers lui.

À la fin des fins, sur le coup de midi, onarrive à ce cantonnement qui commençait à devenir invraisemblableet légendaire.

Le régiment, au pas cadencé, l’arme surl’épaule, inonde jusqu’aux bords la rue de Gauchin-l’Abbé. Laplupart des villages du Pas-de-Calais se composent d’une seule rue.Mais quelle rue ! Elle a souvent plusieurs kilomètres delongueur. Ici, la grande rue unique se sépare en fourche devant lamairie et forme deux autres rues : la localité est un vaste Yirrégulièrement ourlé de façades basses.

Les cyclistes, les officiers, les ordonnancesse détachent du long bloc mouvant. Puis, par fractions, à mesurequ’on avance, des hommes s’engouffrent sous les porches desgranges, les maisons d’habitation encore disponibles étantréservées aux officiers et aux bureaux… Notre peloton est d’abordconduit au bout du village, puis – il y a eu malentendu entre lesfourriers à l’autre bout, celui par où nous sommes entrés.

Ce va-et-vient prend du temps et, dansl’escouade, ainsi traînée du nord au sud et du sud au nord, outrel’énorme fatigue et l’énervement des pas inutiles, on manifeste unefébrile impatience. Il est d’une importance capitale d’êtreinstallés et lâchés le plus tôt possible si l’on veut mettre àexécution le projet caressé depuis longtemps : trouver à louerchez un habitant un emplacement muni d’une table où l’escouadepuisse s’installer aux heures des repas. On a beaucoup parlé decette affaire-là et de ses doux avantages. On s’est concerté, ons’est cotisé, et on a décidé de se lancer cette fois-ci dans cettedépense supplémentaire.

Mais sera-ce possible ? Beaucoup delocaux sont déjà accaparés. Nous ne sommes pas les seuls à apporterici ce rêve de confort, et ce sera la course à la table… Troiscompagnies arrivent après la nôtre, mais quatre sont arrivéesavant, et il y a les popotes officieuses des infirmiers, desscribes, des conducteurs, des ordonnances et autres, les popotesofficielles des sous-officiers, de la Section, que sais-jeencore ?… Tous ces gens-là sont plus puissants que les simplessoldats des compagnies, ont plus de mobilité et de moyens, etpeuvent tirer leurs plans d’avance. Et déjà, alors que nousmarchons par quatre, vers la grange dévolue à l’escouade, on envoit de ces fantaisistes, qui apparaissent sur des seuils conquis,et se livrent à des occupations ménagères.

Tirette imite le bruit du beuglement et dubêlement.

– Voilà l’étable !

Une grange assez vaste. La paille, hachée, etoù la marche soulève des flots de poussière, sent les cabinets.Mais c’est à peu près clos. On prend place et on se déséquipe.

Ceux qui rêvaient, une fois de plus, d’unparadis spécial, déchantent une fois de plus.

– Dis donc, ça m’a l’air aussi mochequ’ailleurs.

– C’est du pareil au même.

– Hé oui, coquine de Dious.

– Naturellement…

Mais il ne s’agit pas de perdre son temps àparler. Il s’agit de se débrouiller et de brûler les autres :le système D, à toute force et en vitesse. On se précipite. Malgréles reins rompus et les pieds endoloris, on s’acharne à ce suprêmeeffort d’où dépendra le bien-être d’une semaine.

L’escouade se scinde en deux patrouilles quipartent au trot, l’une à droite, l’autre à gauche, dans la rue déjàencombrée de poilus affairés et chercheurs et tous les groupess’observent, se surveillent… et se dépêchent. En certains points,même, par suite de rencontres, il y a bousculades etinvectives.

– Commençons par là-bas tout desuite ; sans ça, nous s’rons grillés !…

J’ai l’impression d’une sorte de combatdésespéré entre tous les soldats, dans les rues du village qu’onvient d’occuper.

– Pour nous, dit Marthereau, la guerre,c’est toujours la lutte et la bataille, toujours,toujours !

On frappe de porte en porte, on se présentetimidement, on s’offre, comme une marchandise indésirable. Une denos voix s’élève :

– Vous n’avez pas un petit coin, Madame,pour des soldats ? On paierait.

– Non, vu que j’ai des officiers –ou : des sous-officiers – ou bien : vu que c’est ici lapopote des musiciens, des secrétaires, des postiers, de cesmessieurs des Ambulances, etc.

Déboires sur déboires. Successivement, onreferme toutes les portes qu’on a entrouvertes, et on se regarde,de l’autre côté du seuil, avec une provision diminuante d’espoirdans l’œil.

– Bon Dieu ! tu vas voir qu’on varien trouver, grogne Barque. Y a eu trop d’choléras qui s’sontdémerdés avant nous. Quels fumiers que les autres !

Le niveau de la foule monte de toutes parts.Les trois rues se noircissent toutes, selon le principe des vasescommunicants. On croise des indigènes : des vieux ou deshommes mal fichus, tordus dans leur marche ou au faciès avorté, oubien des êtres jeunes, sur qui planent des mystères de maladiescachées ou de relations politiques. Dans les jupons, des vieillesfemmes, et beaucoup de jeunes filles, obèses, aux joues ouatées, etqui balancent des blancheurs d’oies.

À un moment, entre deux maisons, dans uneruelle, j’ai une vision brève : une femme a traversé le troud’ombre… C’est Eudoxie ! Eudoxie, la femme-biche que Lamusepourchassait là-bas, dans la campagne, comme un faune, et qui, lematin où l’on a ramené Volpatte blessé et Fouillade, m’est apparue,penchée au bord du bois, et reliée à Farfadet par un communsourire.

C’est elle que je viens d’entrevoir, comme uncoup de soleil, dans cette ruelle. Puis elle s’est éclipséederrière le pan de mur ; l’endroit est retombé dans l’ombre…Elle, ici, déjà ! Eh quoi, elle nous a suivis dans notrelongue et pénible émigration ! Elle est attirée…

D’ailleurs, elle a l’air attirée : sivite interceptée qu’ait été sa figure au clair décor de cheveux, jel’ai bien vue grave, rêveuse, préoccupée.

Lamuse, qui vient sur mes talons, ne l’a pointvue. Je ne lui en parle pas. Il s’apercevra bien assez tôt de laprésence de cette jolie flamme vers qui tout son être se jette etqui l’évite comme un feu follet. Pour le moment, du reste, noussommes en affaires. Il faut absolument conquérir le coin convoité.On s’est remis en chasse avec l’énergie du désespoir. Barque nousentraîne. Il a pris la chose à cœur. Il en frémit et on voittrembler son toupet poudré de poussière. Il nous guide, le nez auvent. Il nous propose de faire une tentative sur cette porte jaunequ’on voit. En avant !

Près de la porte jaune, on rencontre une formepliée : Blaire, le pied sur la borne, dégrossit avec soncouteau le bloc de son soulier, et en fait tomber des plâtras… Il al’air de faire de la sculpture.

– T’as jamais eu les pieds si blancs,goguenarde Barque.

– Fouterie à part, dit Blaire, tu sauraispas où elle est, c’t’espèce de voiture ?

Il s’explique :

– Faut que j’cherche la voiture-dentiste,à cette fin qu’on m’accroche c’râtelier et qu’i’s m’ôtent les vieuxdominos qui m’restent. Oui, parait qu’a stationne ici, c’te voiturepour la gueule.

Il replie son couteau, l’empoche et s’en va lelong du mur, hanté par la résurrection de sa mâchoire.

Une fois de plus, nous servons notre bonimentde mendigots :

– Bonjour, madame, vous n’auriez pas unpetit coin pour manger ? On paierait, on paierait, bienentendu…

– Non…

Un bonhomme lève, dans la lueur d’aquarium dela fenêtre basse, une figure curieusement plate, striée de ridesparallèles et semblable à une vieille page d’écriture.

– T’as bien l’chenil, ilo.

– Y a pas d’place dans l’chenil etpisqu’on y fait la lessive du linge…

Barque saisit la balle au bond.

– Ça ira, p’t’êt’ ben. On pourraitvoir ?

– On y fait la lessive, marmonne la femmeen continuant de balayer.

– Vous savez, dit Barque en souriant,d’un air engageant, nous n’sommes pas d’ces gens pas convenablesqui s’soûlent et font du foin. On pourrait voir, hé ?

La bonne femme a lâché son balai. Elle estmaigre et sans relief. Son caraco pend sur ses épaules comme sur unportemanteau. Elle a une tête inexpressive, figée, cartonnière.Elle nous regarde, hésite, puis, à contre-cœur, nous conduit dansun local très sombre, en terre battue, encombré de linge sale.

– C’est magnifique, s’écrie Lamuse,sincère.

– Est-elle mignonne, cette titegosse ! dit Barque, et il tapote la joue ronde, en caoutchoucpeint, d’une petite fille qui nous dévisage, son petit nez salelevé dans la pénombre. C’est à vous, madame ?

– Et c’ui-là ? risque Marthereau, enavisant un bébé monté en graine, à la joue tendue comme une vessieoù des traces luisantes de confiture engluent la poussière del’air.

Et Marthereau tend une caresse hésitante verscette face peinturlurée et juteuse.

La femme ne daigne pas répondre.

Nous sommes là à nous dandiner, en ricanant,comme des mendiants non encore exaucés.

– Pourvu qu’al’ marche, c’te vieillesaloperie ! me souffle Lamuse, rongé d’appréhension et dedésir. C’est épatant, ici, et tu sais, ailleurs, tout estpoiré !

– Y a pas d’table, dit enfin cettefemme.

– N’vous en faites pas pour latable ! s’exclame Barque. Tenez, v’là, remisée dans c’coîn,une vieille porte. Elle nous servira de table.

– Vous n’allez pas m’trimbaler etm’mettre en l’air toutes mes affaires ! répond la femme encarton, méfiante, regrettant visiblement de ne pas nous avoirchassés tout de suite.

– N’vous en faites pas, j’vous dis.Tenez, vous allez voir. Eh, Lamuse, mon vieux coco, aide-moi.

On dispose la vieille porte sur deux tonneaux,sous l’œil mécontent de la virago.

– Avec un petit nettoyage, dis-je, cesera parfait.

– Eh oui, maman, un bon coup d’balai nousservira de nappe.

Elle ne sait trop que dire ; elle nousregarde haineusement.

– Y a qu’deux escabeaux, et combien vousêtes ?

– Une douzaine, à peu près.

– Une douzaine, Jésus Maria !

– Qu’est-ce que ça fait, ça ira bien,attendu qu’y a une planche ici là : c’est un banc tout trouvé.Pas, Lamuse ?…

– Nature ! dit Lamuse.

– C’te planche-là, fait la femme, j’ytiens. Des soldats qui étaient avant vous ont déjà essayé de m’laprendre.

– Mais nous, on n’est pas des voleurs,insinue Lamuse, avec modération pour ne pas irriter la créature quidispose de notre bien-être.

– J’dis pas, mais vous savez, lessoldats, i’s abîment tout. Ah quelle misère que c’teguerre !

– Alors comme ça, combien ça s’ra, lalocation de la table et aussi pour faire chauffer quelque chose surle fourneau ?

– Ça s’ra vingt sous par jour, articulal’hôtesse avec contrainte, comme si on lui extorquait cettesomme.

– C’est cher, dit Lamuse.

– C’est c’que donnaient les autres quiétaient ici, et même i’s étaient bien gentils, ces messieurs, et onprofitait de leur manger. J’sais bien que pour les soldats c’estpas difficile. Si vous trouvez qu’c’est trop cher, j’suis pas enpeine d’trouver d’autres clients pour c’te chambre et c’te table etl’fourneau, et qui seront pas douze. I’ va en v’nir tout le tempset qui paieraient même plus cher encore si on voulait.Douze !…

– J’dis « c’est cher », maisenfin, ça ira, se hâta d’ajouter Lamuse, hein, vousautres ?

À cette interrogation de pure forme, nousopinons.

– On boirait bien un p’tit coup, fitLamuse. Vous vendez du vin ?

– Non, dit la bonne femme.

Elle ajouta avec un tremblotement decolère :

– Vous comprenez, l’autorité militaireforce ceux qui tiennent du vin à le vendre quinze sous. Quinzesous ! Quelle misère que c’te maudite guerre ! On y perd,à quinze sous, monsieur. Alors, j’n’en vends pas d’vin. J’ai biendu vin pour nous. J’dis pas que quéqu’fois, pour obliger, j’en cèdepas à des gens qu’on connait, des gens qui comprennent les choses,mais vous pensez bien, messieurs, pas pour quinze sous.

Lamuse fait partie de ces gens qui comprennentles choses. Il empoigne son bidon qui pend par habitude à sonflanc.

– Donnez-m’en un litre. Ce s’racombien ?

– Ce s’ra vingt-deux sous, l’prix qu’i’m’coûte. Mais vous savez, c’est pour vous obliger parce que vousêtes des militaires.

Barque, à bout de patience, grommelle quelquechose à l’écart. La femme lui jette de côté un regard hargneux etelle fait le geste de rendre le bidon à Lamuse.

Mais Lamuse, lancé dans l’espoir de boireenfin du vin, et dont la joue rougit, comme si le liquide ydéteignait déjà doucement, s’empresse d’intervenir :

– N’ayez pas peur, c’est entre nous, lamère, on vous trahira pas.

Elle déblatère, immobile et aigre, contre letarifage du vin. Et, vaincu par la concupiscence, Lamuse poussel’abaissement et la capitulation de conscience jusqu’à luidire :

– Que voulez-vous, madame, c’estmilitaire ! Faut pas essayer de comprendre.

Elle nous conduit dans le cellier. Trois grostonneaux remplissent ce réduit de leurs rotondités imposantes.

– C’est là vot’ petite provisionpersonnelle ?

– Elle sait y faire, la vieille,ronchonne Barque.

La mégère se retourne, agressive.

– Vous ne voudrez pas qu’on se ruine àcette misère de guerre ! C’est assez de tout l’argent qu’onperd à ci et à ça.

– À quoi ? insiste Barque.

– On voit que vous n’risquez pasvot’argent, vous.

– Non, nous ne risquons que not’peau.

On s’interpose, inquiets du tour dangereuxpour nos intérêts immédiats que prend ce colloque. Cependant laporte du cellier est secouée et une voix d’homme latraverse :

– Eh, Palmyre, clame la voix.

La bonne femme s’en va clopin-clopant, enlaissant prudemment la porte ouverte.

– Y a du bon ! C’est j’té !nous fait Lamuse.

– Quels salauds que ces gens-là !murmure Barque, qui ne digérait pas cette réception.

– C’est t’honteux et dégueulasse, ditMarthereau.

– On dirait qu’tu vois ça pour lapremière fois !

– Et toi, Dumoulard, gourmande Barque,qui y dit d’un p’tit air pour sa volerie d’vin : « Quevoulez-vous, c’est militaire ! » Ben, mon vieux, t’as pasles foies !

– Quoi faire d’autre, quoi dire ?Alors, il aurait fallu nous mettre la ceinture, pour la table etpour l’aramon ? Elle nous ferait payer son vin quarante sousqu’on y prendrait tout de même, n’est-ce pas ? Alors, fauts’estimer bien heureux. J’avoue, je n’étais pas rassuré, etj’drelinguais qu’a veule pas.

– J’sais bien que c’est partout ettoujours la même histoire, mais c’est égal…

– I’s’ démerde l’habitant, ah !oui ! J’faut bien qu’i’ y en ait qui fassent fortune. Tout lemonde ne peut pas s’faîre tuer.

– Ah ! les braves populations del’Est !

– Ben, et les braves populations duNord !

– … Qui nous accueillent les brasouverts !…

– La main ouverte, oui…

– J’te dis, répète Marthereau, que c’estun’ honte et une dégueulasserie.

– La ferme ! Rev’lâ c’te vache.

On fit un tour au cantonnement pour annoncerla réussite de la chose ; on alla aux emplettes. Quand nousrevînmes dans notre nouvelle salle à manger, nous fûmes bousculéspar les préparatifs du déjeuner. Barque était allé à ladistribution, et était parvenu à se faire donner directement, grâceà ses relations personnelles avec le chef, rebelle en principe à cefractionnement des parts, les pommes de terre et la viande quiconstituaient la portion des quinze hommes de l’escouade.

Il avait acheté du saindoux – une petite boulepour quatorze sous – on ferait des frites. Il avait acquis aussides petits pois en conserve : quatre boîtes. La boîte de veauà la gelée de Mesnil André servirait de hors-d’œuvre.

– Tout ça, ça n’aura rien de sale !dit Lamuse, ravi.

On inspecta la cuisine. Barque circulait, avecbonheur, autour de la cuisinière de fonte qui meublait de sa massechaude et respirante un côté de cette pièce.

– J’ai ajouté en douce une cocotte pourla soupe, me souffla-t-il.

Il souleva le couvercle de la marmite.

– C’feu n’est pas très fort. V’là unedemi-heure de temps que j’y ai fichu la barbaque et l’eau estencore propre.

L’instant d’après, on l’entendit qui discutaitavec l’hôtesse. C’était à cause de cette marmitesupplémentaire : elle n’avait plus assez de place sur sonfourneau ; on lui avait dit qu’on n’avait besoin que d’unecasserole ; et elle l’avait cru ; si elle avait su qu’onlui ferait des difficultés, elle n’aurait pas loué cette chambre.Barque répondit, plaisanta et, bon enfant, parvînt à calmer cemonstre.

Les autres, un à un, arrivèrent. Ilsclignaient de l’œil, se frottaient les mains, pleins de rêvessucculents, comme les invités d’un repas de noces.

En s’arrachant de l’éblouissement du dehors,et en pénétrant dans ce cube de noir, ils ont les yeux crevés etrestent là quelques minutes, perdus, comme des hiboux.

– C’est pas très clarteux, dit MesnilJoseph.

– Ben, mon vieux, qu’est-ce qu’il tefaut !

Les autres s’exclament en chœur :

– On est bougrement bien, ici.

Et on voit les têtes remuer et faire oui, dansce crépuscule de cave.

Un incident : Farfadet s’étant frotté parinadvertance au mur mou et sale, le mur a déteint sur son épaule enune large tache si noire qu’elle se voit, même ici. Farfadet,soigneux de sa personne, grognonne et, pour éviter une seconde foisle contact du mur, il heurte la table et fait tomber sa cuiller parterre. Il se baisse et tâtonne sur le sol raboteux où durant desannées la poussière et les toiles d’araignée sont retombées ensilence. Quand il retrouve l’ustensile, celui-ci est toutcharbonneux et des filaments en pendent. Évidemment, laisser tomberquelque chose par terre est une catastrophe. Il faut vivre ici avecprécaution.

Lamuse pose entre deux couverts sa main grassecomme de la charcuterie.

– Allons, à table !

On mange. Le repas est abondant et de finequalité. Le bruit des conversations se mélange à celui desbouteilles qui se vident et des mâchoires qui s’emplissent. Pendantqu’on savoure la joie de le savourer assis, une lueur filtre par lesoupirail et enveloppe d’une aube poussiéreuse un pan d’atmosphèreet un carré de la table, allume d’un reflet un couvert, unevisière, un œil. Je regarde à la dérobée cette petite fête lugubre,où la gaieté déborde.

Biquet raconte ses tribulations suppliantespour trouver une blanchisseuse qui consente à lui rendre le serviced’laver du linge, mais « c’était chérot, foutre ! »Tulacque décrit la queue qu’on fait devant l’épicier : on n’apas le droit d’entrer ; on est parqué dehors comme desmoutons.

– Et malgré qu’tu soyes dehors, si tun’es pas content et qu’tu l’ouvres trop, on t’expulse de là.

Quelles nouvelles encore ? Le rapportédicte des sanctions sévères contre les déprédations chezl’habitant et contient déjà une liste de punitions. – Volpatte estévacué. – Les hommes de la classe 93 vont aller à l’arrière :Pépère en est.

Barque, en apportant les frites, annonce quenotre hôtesse a des soldats à sa table : les infirmiers desmitrailleurs. I’s ont cru prend’ le mieux, mais c’est nous quisommes les mieux, dit Fouillade avec conviction en se carrant dansl’ombre de ce local étroit et infect – où l’on est aussiobscurément entassés que dans une guitoune (mais qui songerait àfaire ce rapprochement ?).

– Vous savez pas, dit Pépin, les gars dela 9e, ils sont vernis ! Une vieille les reçoitpour rien, rapport à c’que son vieux, qu’est mort y a cinquanteans, a été voltigeur dans l’temps. Parait même qu’elle leur y adonné, pour rien, un bossu qu’i’s sont en train de becqueter encivet.

– Y a du bon monde partout. Mais les garsde la 9e ont eu une rude chance d’être, dans toutl’village, tombés juste sur la piaule où c’qu’y avait l’bonmonde !

Palmyre vient apporter le café, qu’ellefournit. Elle s’apprivoise, nous écoute et même nous pose desinterrogations d’un ton rogue :

– Pourquoi que vous appelezl’adjudant : le juteux ?

Barque répond sentencieusement :

– Toujours ça a été.

Quand elle a disparu, on juge soncafé :

– Tu parles d’une clarté ! On voitl’suc’ qui s’balade au fond du verre.

– Elle vend ça dix sous.

– C’est d’l’eau filtrée.

La porte s’entrouvre et fait une raieblanche ; la figure d’un petit garçon s’y dessine. On l’attirecomme un petit chat, et on lui présente un morceau de chocolat.

– J’m’appelle Charlot, gazouille alorsl’enfant. Chez nous, c’est à côté. On a des soldats aussi. On en atoujours, nous. On leur z’y vend tout ce qu’i’ veulent. Seulement,voilà, des fois, i’s sont saouls.

– Dis donc, petit, viens un peu ici, ditCocon, en prenant le bambin entre ses genoux. Écoute bien. Ton papai’ dit, n’est-ce pas : « Pourvu que la guerrecontinue ! » hé ?

– Pour sûr, dit l’enfant en hochant latête, parce qu’on devient riche. Il a dit qu’à la fin d’mai on auragagné cinquante mille francs.

– Cinquante mille francs ! C’est pasvrai !

– Si, si ! trépigne l’enfant. Il adit ça avec maman. Papa voudrait qu’ça soit toujours comme ça.Maman, des fois, elle ne sait pas, parce que mon frère Adolphe estau front. Mais on va le faire mettre à l’arrière et, comme ça, laguerre pourra continuer.

Des cris aigus, venus des appartements de noshôtes, interrompent ces confidences. Le mobile Biquet vas’enquérir.

– C’est rien, dit-il en revenant. C’estl’bonhomme qui engueule la bonne femme parce qu’elle ne sait pas yfaire, qu’i’ dit, parce qu’elle a mis la moutarde dans un verre àpied, et on n’a pas idée de ça, qu’i’ dit.

On se lève. On quitte la pesante odeur depipe, de vin et de café stagnant dans notre souterrain. Dès qu’on apassé le seuil, une chaleur lourde nous souffle à la face, aggravéepar le relent de friture qui habite la cuisine, et en sort chaquefois qu’on ouvre la porte.

On traverse des multitudes de mouches qui,accumulées sur les murs par couches noires, s’éploient en nappesbruissantes lorsqu’on passe.

– Ça va recommencer comme l’annéedernière !… Les mouches à l’extérieur, les poux àl’intérieur…

– Et les microbes encore plus àl’intérieur.

Dans un coin de cette sale petite maisonencombrée de vieilleries, de débris poussiéreux de l’autre saison,emplie par la cendre de tant de soleils éteints, il y a, à côté desmeubles et des ustensiles, quelque chose qui remue : un vieuxbonhomme, muni d’un long cou pelé, raboteux et rose qui fait penserau cou d’une volaille déplumée par la maladie. Il a également unprofil de poule : pas de menton et un long nez ; uneplaque grise de barbe feutre sa joue rentrée, et on voit monter etdescendre de grosses paupières rondes et cornées, comme descouvercles sur la verroterie dépolie de ses yeux.

Barque l’a déjà observe :

– Vise-le : i’ cherche un trésor. Ildit qu’y en a un quéqu’part dans c’te cambuse, dont il estl’beau-père. Tu l’voîs tout d’un coup s’mett’ à quat’ pattes etpointer son quart de brie dans tous les coins. Tiens, vise-le. Levieux procédait, à l’aide de son bâton, à un sondage méthodique. Iltoquait sur le bas des murs et sur les briques du dallage. Il étaitbousculé par les allées et venues des habitants de la maison, desarrivants, et par le passage du balai de Palmyre qui le laissaitfaire sans rien dire, en pensant sans doute par devers elle que,plus que des cassettes aléatoires, l’exploitation du malheur publicest un trésor.

Deux commères, debout, échangeaient desparoles confidentielles à voix basse, dans une embrasure, prèsd’une vieille carte de Russie peuplée de mouches.

– Oui, mais c’est avec le Picon,marmottait l’une, qu’il faut faire attention. Si vous n’avez pas lamain légère, vous ne trouverez pas vos seize doses par bouteille,et alors, vous manquez trop à gagner. Je ne dis pas qu’on y est deson porte-monnaie, non tout de même, mais on manque à gagner. Pourparer à ça, il faudrait s’entendre entre débitants, mais l’ententeest si difficile, même dans l’intérêt général !

Dehors, rayonnement torride, criblé demouches. Les bestioles, rares il y avait quelques jours encore,multipliaient partout les murmures de leurs minuscules etinnombrables moteurs. Je sors accompagné de Lamuse. On va flâner.Aujourd’hui, on sera tranquille : c’est repos complet, à causede la marche de cette nuit. On pourrait dormir, mais il est bienplus avantageux de profiter de ce repos pour se promenerlibrement : demain on sera repris par l’exercice et lescorvées…

Il y en a de moins chanceux que nous, quid’ores et déjà sont impliqués dans l’engrenage des corvées.

À Lamuse qui lui demande de venir flânocheravec nous, Corvisart répond en tripotant sur sa face oblongue sonpetit nez rond planté horizontalement comme un bouchon :

– J’peux pas. J’suisd’colombins !

Il montre la pelle et le balai à l’aidedesquels il accomplit le long des murs, penché dans une atmosphèremalade, sa tâche de boueux et de vidangeur.

Nous marchons à pas alanguis. L’après-midipèse sur la campagne assoupie, et écrase les estomacs garnis etornés richement de victuailles. On échange de rares propos.

Là-bas, on entend des cris : Barque esten proie à une ménagerie de ménagères… Et la scène est épiée parune fillette pâle, aux cheveux réunis par-derrière en un pinceau defilasse, à la bouche brodée de boutons de fièvre, et par des femmesqui, installées devant leur porte, dans un peu d’ombre, travaillentà quelque fade ouvrage de lingerie.

Six hommes passent, conduits par uncaporal-fourrier. Ils sont porteurs de piles de capotes neuves, etde ballots de chaussures.

Lamuse considère ses pieds boursouflés,racornis :

– Y a pas d’erreur. I’ m’faut despéniches, un peu plus tu verrais mes panards à travers celles-ci…J’peux pourtant pas marcher sur la peau d’mes pinceaux,hein ?

Un aéroplane ronfle. On suit ses évolutions,la face en l’air, le cou tordu, les yeux larmoyants de l’éclat aigudu ciel. Quand nos regards sont retombés ici-bas, Lamuse medéclare :

– Ces machines-là, jamais ça ne deviendrapratique, jamais.

– Comment peux-tu dire ça ! On afait tellement de progrès, si vite…

– Oui, mais on s’arrêtera là. On ne ferajamais mieux, jamais.

Je ne discute pas, cette fois-ci, ce dur refusbuté que l’ignorance oppose, toutes les fois qu’elle peut, auxpromesses du progrès, et je laisse mon gros camarade s’imagineropiniâtrement que l’extraordinaire effort de la science et del’industrie s’est, tout à coup, arrêté à lui.

Ayant commencé à me dévoiler sa penséeprofonde, il continue, et, rapprochant et baissant la tête, il medit :

– Tu sais qu’elle est ici, l’Eudoxie.

– Ah ! fis-je.

– Oui, mon vieux. Tu n’remarques jamaisrien, toi, j’ai r’marqué (et Lamuse me sourit avec indulgence).Alors, tu saisis : si elle est venue c’est qu’on l’intéresse,pas ? Elle nous a suivis pour quelqu’un de nous, y a pasd’erreur.

Il reprend :

– Mon vieux, veux-tu que je tedise ? Elle est venue pour moi.

– En est-tu sûr, mon pauvrevieux ?

– Oui, dit sourdement l’homme-bœuf.D’abord, j’la veux. Et puis, à deux fois, mon vieux, j’lai trouvéesur mon passage, juste sur mon passage, à moi, t’entendsbien ? Tu m’diras qu’elle s’est sauvée ; c’est qu’elleest timide, ça, oui…

Il se figea au milieu de la rue et me regardaen face. Sa figure épaisse, aux joues et au nez humides de graisse,était grave. Il porta son poing globuleux à sa moustache jaunesombre soigneusement roulée, et la lissa avec tendresse. Puis ilcontinua à me montrer son cœur.

– J’la veux, mais, tu sais, j’la marieraibien, moi. Elle s’appelle Eudoxie Dumail. Avant j’pensais pas àl’épouser. Mais depuis que j’connaîs son nom de famille, i’m’semble que c’est changé, et j’marcherais bien. Ah ! nom deDieu, elle est si jolie, c’te femme. Et c’est pas tant encorequ’elle soit jolie… Ah !…

Le gros garçon débordait d’une sentimentalitéet d’une émotion qu’il cherchait à me prouver par des paroles.

– Ah ! mon vieux !… Y a desfois qu’i’ faudrait me r’tenir avec un crochet, martela-t-il avecun sombre accent, tandis que le sang affluait aux quartiers dechair de son encolure et de ses joues. Elle est si belle, elle est…Et moi, j’suis… Elle est si pas pareille t’as remarqué, j’suis sûr,toi qui r’marques. C’est une paysanne, oui, eh bien, elle a jen’sais quoi qu’elle a qu’est pire qu’une Parisienne, même uneParisienne chic et endimanchée, pas ? Elle… Moi, j’…

Il fronça ses sourcils roux. Il aurait voulum’expliquer la splendeur de ce qu’il pensait. Mais il ignoraitl’art de s’exprimer, et il se tut ; il restait seul avec sonémotion inavouable, toujours seul malgré lui.

… Nous nous avançâmes à côté l’un de l’autrele long des maisons. On voyait se ranger devant les portes deshaquets chargés de barriques. On voyait les fenêtres donnant sur larue se fleurir de massifs multicolores de boîtes de conserves, defaisceaux de mèches d’amadou – de tout ce que le soldat est forcéd’acheter. Presque tous les paysans cultivaient l’épicerie. Lecommerce local avait été long à se déclencher ; maintenantl’élan était donné ; chacun se jetait dans le trafic, pris parla fièvre des chiffres, ébloui par les multiplications.

Les cloches sonnèrent. Un cortège déboucha.C’était un enterrement militaire. Une fourragère, conduite par untringlot, portait un cercueil enveloppé dans un drapeau. À lasuite, un piquet d’hommes, un adjudant, un aumônier et uncivil.

– L’pauvre petit enterrement à queuecoupée ! dit Lamuse.

– L’ambulance n’est pas loin,murmura-t-il. À s’vide, que veux-tu ! Ah ! ceux qui sontmorts sont bien heureux. Mais des fois seulement, pas toujours…Voilà !

Nous avons dépassé les dernières maisons. Dansla campagne, au bout de la rue, le train régimentaire et le trainde combat se sont installés : Les cuisines roulantes et lesvoitures tintinnabulantes qui les suivent avec leur bric-à-brac dematériel, les voitures à croix rouge, les camions, les fourragères,le cabriolet du vaguemestre.

Les tentes des conducteurs et des gardiensessaiment autour des voitures. Dans des espaces, des chevaux, lespieds sur la terre vide, regardent le trou du ciel avec leurs yeuxminéraux. Quatre poilus plantent une table. La forge en plein airfume. Cette cité hétéroclite et grouillante, posée sur le champdéfoncé dont les ornières parallèles et tournantes se pétrifientdans la chaleur, est frangée déjà largement d’ordures et dedébris.

Au bord du camp, une grande voiture peinte enblanc tranche sur les autres par sa propreté et sa netteté. Ondirait, au milieu d’une foire, la roulotte de luxe où l’on payeplus cher que dans les autres.

C’est la fameuse voiture stomatologique quecherchait Blaire.

Justement, Blaire est là, devant, qui lacontemple. Il y a longtemps, sans doute, qu’il tourne autour, lesyeux attachés sur elle. L’infirmier Sambremeuse, de la Division,revient de courses, et gravit l’escalier volant de bois peint, quimène à la porte de la voiture. Il tient dans ses bras une boîte debiscuits, de grande dimension, un pain de fantaisie et unebouteille de champagne.

Blaire l’interpelle :

– Dis donc, Du Fessier, c’te bagnole-là,c’est les dentistes ?

– C’est écrit dessus, répond Sambremeuse,un petit replet, propre, rasé, au menton blanc et empesé. Si tu nele vois pas, c’est pas l’dentiste qu’il faut demander pour tesoigner les piloches, c’est le vétérinaire pour te torcher lavue.

Blaire, s’étant approché, examinel’installation.

– C’est barloque, dit-il.

Il s’approche encore, s’éloigne, hésite àengager sa mâchoire dans cette voiture. Il se décide enfin, met unpied sur l’escalier, et disparaît dans la roulotte.

Nous poursuivons la promenade… On tourne dansun sentier dont les hauts buissons sont poivrés de poussière. Lesbruits s’apaisent. La lumière éclate partout, chauffe et cuit lecreux du chemin, y étale d’aveuglantes et brûlantes blancheurs çàet là, et vibre dans le ciel parfaitement bleu.

Au premier tournant, à peine entendons-nous uncrissement léger de pas, et nous nous trouvons face à face avecEudoxie !

Lamuse pousse une exclamation sourde.Peut-être s’imagine-t-il, encore une fois, qu’elle le cherchait,croit-il à quelque don du destin… Il va à elle, de toute samasse.

Elle le regarde, s’arrête, encadrée par del’aubépine. Sa figure étrangement maigre et pâle s’inquiète, sespaupières battent sur ses yeux magnifiques. Elle est nu-tête ;son corsage de toile est échancré sur le cou, à l’aurore de sachair. Si proche, elle est vraiment tentante dans le soleil, cettefemme couronnée d’or. La blancheur lunaire de sa peau appelle etétonne le regard. Ses yeux scintillent ; ses dents, aussi,étincellent dans la vive blessure de sa bouche entrouverte, rougecomme le cœur.

– Dites-moi… J’vais vous dire… halèteLamuse. Vous me plaisez tant…

Il avance le bras vers la précieuse passanteimmobile.

Elle a un haut-le-corps, et luirépond :

– Laissez-moi tranquille, vous medégoûtez !

La main de l’homme se jette sur une despetites mains. Elle essaie de la retirer et la secoue pour sedégager.

Ses cheveux d’une intense blondeur se défont,et remuent comme des flammes. Il l’attire à lui. Il tend le couvers elle, et ses lèvres aussi se tendent en avant. Il veutl’embrasser. Il le veut de toute sa force, de toute sa vie. Ilmourrait pour la toucher avec sa bouche.

Mais elle se débat, elle jette un criétouffé ; on voit palpiter son cou, sa jolie figure s’enlaidirhaineusement.

Je m’approche et mets la main sur l’épaule demon compagnon, mais mon intervention est inutile : il reculeet gronde vaincu.

– Vous n’êtes pas malade, des fois !lui crie Eudoxie.

– Non !… gémit le malheureux,déconcerté, atterré, affolé.

– N’y revenez pas, vous savez !dit-elle.

Et elle s’en va, toute pantelante, et il ne laregarde même pas s’en aller : il reste les bras ballants,béant devant la place où elle était, martyrisé, dans sa chair,réveillé d’elle et ne sachant plus de prière.

Je l’entraîne. Il me suit, muet, tumultueux,en reniflant, essoufflé comme s’il avait fui pendant longtemps.

Il baisse le bloc de sa grosse tête. Dans laclarté impitoyable de l’éternel printemps, il est pareil au pauvrecyclope, qui rôdait sur les antiques rivages de Sicile, bafoué etdompté par la force lumineuse d’une enfant, tel un jouetmonstrueux, au commencement des âges.

Le marchand de vin ambulant, poussant sabrouette bossuée d’un tonneau, a vendu quelques litres aux hommesde garde. Il disparaît au tournant de la route, avec sa face jauneet plate comme le camembert, ses rares cheveux légers, effilochésen flocons de poussière, si maigre dans son pantalon flottant qu’ondirait que ses pieds sont rattachés à son torse par desficelles.

Et entre les poilus désœuvrés du corps degarde, au bout du pays, sous l’aile de la plaque indicatrice,ballottante et grinçante qui sert d’enseigne au village, ils’établit une conversation à propos de ce polichinelle errant.

– Il a une sale bougie, dit Bigornot. Etpis, veux-tu que je te dise ? On ne devrait pas laisser tantde civelots se baguenauder sur le front, en douce poil-poil,surtout des mecs dont on ne connaît pas bien l’originalité.

– Tu abîmes, pou volant, répondCornet.

– T’occupe pas, face de semelle, insisteBigornot, on s’méfie pas assez. J’sais c’que j’dis quand jel’ouvre.

– Tu sais pas, dit Canard, Pépère va àl’arrière.

– Les femmes ici, murmura La Mollette, asont laides, c’est des r’mèdes.

Les autres hommes de garde, promenant leursregards braqués dans l’espace, contemplent deux avions ennemis etl’écheveau embrouillé de leurs lacis. Autour des oiseaux mécaniqueset rigides, qui suivent le jeu des rayons, apparaissent dans leshauteurs, tantôt noirs comme des corbeaux, tantôt blancs comme desmouettes – des multitudes d’éclatements de shrapnells pointillentl’azur et semblent une longue volée de flocons de neige dans lebeau temps.

On rentre. Deux promeneurs s’avancent. Ce sontCarassus et Cheyssier. Ils annoncent que le cuisinier Pépère s’enva s’en aller à l’arrière, cueilli par la loi Dalbiez et expédiédans un régiment territorial.

– V’là un filon pour Blaire, ditCarassus, qui a au milieu de la figure un drôle de grand nez qui nelui va pas.

Dans le village, des bandes de poilus passent,ou des couples, liés par les liens entrecroisés du dialogue. Onvoit des isolés se joindre deux à deux, se quitter, puis, pleinsencore de conversations, se rejoindre à nouveau, attirés l’un versl’autre comme par un aimant.

Une cohue acharnée : au milieu, desblancheurs de papier ondoient. C’est le marchand de journaux quivend, pour deux sous, les journaux à un sou. Fouillade est arrêtéau milieu du chemin, maigre comme la patte d’un lièvre. À l’angled’une maison, Paradis présente dans le soleil sa face rose comme lejambon.

Biquet nous rejoint, en petite tenue :veste et bonnet de police. Il se lèche les babines.

– J’ai rencontré des copains. On a bu uncoup. Tu comprends ; demain, va falloir se remettre àgratter ; et, d’abord, nettoyer ses frusques et sonlance-pierres. Rien qu’ma capote, ça va être quéqu’chose, à tirerau clair ! C’est pus une capote, c’est une doublure d’unemanière de cuirasse.

Montreuil, employé au bureau, surgit, et hèleBiquet :

– Eh, l’chiard ! Une lettre. V’làune heure qu’on t’cherche après ! T’es jamais là,œuf !

– J’peux pas être ici z’et là, gros sac.Donne voir.

Il examine, soupèse, et annonce en déchirantl’enveloppe :

– C’est d’ma vieille.

On ralentit le pas. Il lit en suivant leslignes avec son doigt, en hochant la tête d’un air convaincu, et enremuant les lèvres comme une dévote.

À mesure qu’on gagne le centre du village,l’affluence augmente. On salue le commandant, et l’aumônier noirqui marche à côté, comme une promeneuse. On est interpellé parPigeon, Guenon, le jeune Escutenaire, le chasseur Clodore. Lamusesemble être aveugle et sourd, et ne plus savoir que marcher.

Bizouarne, Chanrion, Roquette, arrivent entumulte, annonçant une grande nouvelle :

– Tu sais, Pépère va s’en aller àl’arrière.

– C’est drôle, c’qu’on s’gourre !dit Biquet en levant le nez hors de sa lettre. La vieille s’en faitpour moi !

Il me montre un passage de la missivematernelle :

« Quand tu recevras ma lettre,épelle-t-il, tu seras sans doute dans la boue et le froid, an’avoir rien, privé de tout, mon pauvre Eugène… »

Il rit.

– Y a dix jours qu’elle a marqué ça. Ellen’y est pas du tout ! On n’a pas froid, puisqu’i’ fait beaudepuis c’matin. On n’est pas malheureux, pisqu’on a une chambre oùboulotter. On a eu des misères, mais on est bien maintenant.

Nous regagnons le chenil dont nous sommeslocataires, en méditant cette phrase. Sa touchante simplicitém’émeut et me montre une âme, des multitudes d’âmes. Parce que lesoleil s’est montré, parce qu’on a senti un rayon et un semblant deconfort, le passé de souffrance n’existe plus, et l’avenir terriblen’existe pas non plus… « On est bien maintenant. » Toutest fini.

Biquet s’installe à la table, comme unmonsieur, pour répondre. Il dispose avec soin et vérifie le papier,l’encre, la plume, puis promène bien régulièrement, en souriant, sagrosse écriture le long de la petite page.

– Tu rigolerais, me dit-il, si tu savaisc’que j’y écris, à la vieille.

Il relit sa lettre, s’en caresse, sesourit.

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