Le Feu- Journal d’une Escouade

Chapitre 23La corvée

Le soir tombe sur la tranchée. Pendant toutela journée, il s’est approché, invisible comme la fatalité, etmaintenant, il envahit les talus des longs fossés comme les lèvresd’une plaie infinie.

Au fond de la crevasse, depuis le matin, on aparlé, on a mangé, on a dormi, on a écrit. À l’arrivée du soir, unremous s’est propagé dans le trou sans bornes, secouant et unifiantle désordre inerte et les solitudes des hommes éparpillés. C’estl’heure où l’on se dresse pour travailler.

Volpatte et Tirette s’approchent ensemble.

– Encore un jour de passé, un jour commeles autres, dit Volpatte en regardant la nue qui se fonce.

– T’en sais rien, not’ journée n’est pasfinie, répond Tirette.

Une longue expérience du malheur lui a apprisqu’il ne faut pas, là où nous sommes, préjuger même de l’humbleavenir d’une soirée banale et déjà entamée…

– Allons, rassemblement !

On se réunit dans la lenteur distraite del’habitude. Chacun s’apporte avec son fusil, ses cartouchières, sonbidon, et sa musette garnie d’un morceau de pain. Volpatte mangeencore, la joue pointue et palpitante. Paradis grognonne et claquedes dents, le nez violâtre. Fouillade traîne son fusil comme unbalai. Marthereau regarde puis remet dans sa poche un tristemouchoir bouchonné, empesé.

Il fait froid, il bruine. Tout le mondegrelotte.

On entend psalmodier, là-bas :

– Deux pelles, une pioche, deux pelles,une pioche…

La file s’écoule, vers ce dépôt de matériel,stagne à l’entrée et en repart, hérissée d’outils.

– Tout le monde y est ? Hue !dit le caporal.

On dévale, on roule. On va vers l’avant, on nesait pas où. On ne sait rien, sinon que le ciel et la terre vont seconfondre dans un même abîme.

On sort de la tranchée déjà noircie comme unvolcan éteint, et on se trouve sur la plaine dans le crépusculenu.

De grands nuages gris, pleins d’eau, pendentdu ciel. La plaine est grise, pâlement éclairée, avec de l’herbebourbeuse et des balafres d’eau. De place à autre, des arbresdépouillés ne montrent plus que des espèces de membres et descontorsions.

On ne voit pas loin autour de soi, dans lafumée humide. D’ailleurs, on ne regarde que par terre, la vase oùl’on glisse.

– Mince de bouillasse !

À travers champs, on pétrît et on écrase unepâte à consistance visqueuse qui s’étale et reflue sans cessedevant les pas.

– D’la crème au chocolat… D’la crème aumoka !

Sur les parties empierrées – les ex-routeseffacées, devenues stériles comme les champs – la troupe en marchebroie, à travers une couche gluante, le silex qui se désagrège etcrisse sous les semelles ferrées.

– Tu dirais que tu marches sur du paingrillé avec du beurre dessus !

Parfois, sur la pente d’une butte, c’est del’épaisse boue noire, profondément crevassée, comme il s’enaccumule à l’entour des abreuvoirs dans les villages. Dans lescreux : des flaques, des mares, des étangs, dont les bordsirréguliers semblent en loques.

Les quolibets des loustics qui, frais et neufsau départ, criaient « coin, coin » quand il y avait del’eau, se raréfient, s’assombrissent. Peu à peu, les lousticss’éteignent. La pluie se met à tomber dru. On l’entend. Le jourdiminue, l’espace embrouillé se rapetisse. Par terre, dans l’eau,un reste de clarté jaune et livide se vautre.

À l’ouest se dessine une silhouette embuée demoines sous la pluie. C’est une compagnie du 204, enveloppée detoiles de tentes. On voit, en passant, leurs faces hâves etdéteintes, leurs nez noirs, à ces grands loups mouillés. Puis on neles voit plus.

Nous suivons la piste qui est, au milieu deschamps confusément herbeux, un champ glaiseux rayé d’innombrablesornières parallèles, labouré dans le même sens par les pieds et lesroues qui vont vers l’avant et qui vont vers l’arrière.

On saute par-dessus des boyaux béants. Cen’est pas toujours facile : les bords en deviennent gluants,glissants, et des éboulements les évasent. De plus, la fatiguecommence à nous peser sur les épaules. Des véhicules nous croisentà grand bruit et à grand éclaboussement. Les avant-trainsd’artillerie piaffent et nous aspergent de gerbes d’eau lourde. Lescamions automobiles emportent des espèces de roues liquides quitournoient autour des roues et giclent dans le rayon de chaquetumultueuse roulotte.

À mesure que la nuit s’accentue, les attelagessecoués et d’où se soulèvent des encolures de chevaux et lesprofils des cavaliers avec leurs manteaux flottants et leursmousquetons en bandoulière, se silhouettent d’une façon plusfantastique sur les flots nuageux du ciel. À un moment, il y a unencombrement de caissons d’artillerie. Ils s’arrêtent, piétinent,pendant qu’on passe. On entend un brouillement de cris d’essieux,de voix, de disputes, d’ordres qui se heurtent, et le grand bruitd’océan de la pluie. On voit fumer, par-dessus une mêlée obscure,les croupes des chevaux et les manteaux des cavaliers.

– Attention !

Par terre, à droite, quelque chose s’étend.C’est une rangée de morts. Instinctivement, en passant, le piedl’évite et l’œil y fouille. On perçoit des semelles dressées, desgorges tendues, le creux de vagues faces, des mains à demi crispéesen l’air, au-dessus du fouillis noir.

Et nous allons, nous allons, sur ces champsencore blêmes et usés par les pas, sous le ciel où des nuages sedéploient, déchiquetés comme des linges à travers l’étenduenoircissante qui semble s’être salie, depuis tant de jours, par lelong contact de tant de pauvre multitude humaine.

Puis on redescend dans les boyaux.

Ils sont en contre-bas. Pour les atteindre onfait un large circuit, de sorte que ceux qui sont à l’arrière-gardevoient à une centaine de mètres l’ensemble de la compagnie sedéployer dans le crépuscule, petits bonshommes obscurs accrochésaux pentes, qui se suivent et s’égrènent, avec leur outil et leurfusil dressés de chaque côté de leurs têtes, mince ligneinsignifiante de suppliants qui s’enfoncent en levant les bras.

Ces boyaux, qui sont encore en deuxième ligne,sont peuplés. Au seuil de leurs abris où pend et bat une peau debête, ou une toile grise, des hommes accroupis, hirsutes, nousregardent passer d’un œil atone, comme s’ils ne regardaient rien.Hors d’autres toiles, tirées jusqu’au bas, sortent des pieds et desronflements.

– Nom de Dieu ! C’que c’estlong ! commence-t-on à grogner parmi les marcheurs.

Un remous, un refoulement.

– Halte !

Il faut s’arrêter pour en laisser passerd’autres. On s’amoncelle en vitupérant, sur les côtés fuyants de latranchée. C’est une compagnie de mitrailleurs avec ses étrangesfardeaux.

Ça n’en finit plus. Ces longues pauses sontharassantes. Les muscles commencent à tirer. Le piétinementprolongé nous écrase.

À peine s’est-on remis en marche qu’il fautreculer jusqu’à un boyau de dégagement pour laisser passer larelève des téléphonistes. On recule, comme un bétail malaisé.

On repart plus lourdement.

– Attention au fil !

Le fil téléphonique ondoie au-dessus de latranchée qu’il traverse par places entre deux piquets. Quand iln’est pas assez tendu et que sa courbe plonge dans le creux, ilaccroche les fusils des hommes qui passent, et les hommes pris sedébattent, et déblatèrent contre les téléphonistes qui ne saventjamais attacher leurs ficelles.

Puis, comme l’enchevêtrement fléchissant desfils précieux augmente, on suspend le fusil à l’épaule la crosse enl’air, on porte les pelles tête basse, et on avance en pliant lesépaules.

Un soudain ralentissement s’impose à lamarche. On n’avance plus que pas à pas, emboîtés les uns dans lesautres. La tête de la colonne doit être engagée dans une passedifficile.

On arrive à l’endroit : une déclivité dusol mène à une fissure qui bée. C’est le Boyau Couvert. Les autresont disparu par cette espèce de porte basse.

– Alors, faut entrer dansc’boudin ?

Chacun hésite avant de s’engloutir dans lamince ténèbre souterraine. C’est la somme de ces hésitations et deces lenteurs qui se répercute dans les tronçons d’arrière de lacolonne, en flottements, en engorgements avec parfois des freinagesbrusques.

Dès les premiers pas dans le Boyau Couvert,une lourde obscurité nous tombe dessus et, un à un, nous sépare.Une odeur de caveau moisi et de marécage nous pénètre. On distingueau plafond de ce couloir terreux qui nous absorbe, quelques rais ettrous de pâleur : les interstices et les déchirures desplanches du dessus ; des filets d’eau en tombent par places,abondamment, et, malgré les précautions tâtonnantes, on trébuchesur des amoncellements de bois ; on heurte, de flanc, la vagueprésence verticale des madriers d’étai.

L’atmosphère de cet interminable passage clostrépide sourdement : c’est la machine au projecteur qui y estinstallée et devant laquelle on va passer.

Au bout d’un quart d’heure qu’on tâtonne,noyés là-dedans, quelqu’un, excédé d’ombre et d’eau, et las de secogner à de l’inconnu, grogne :

– Tant pis, j’allume !

Une lampe électrique fait jaillir son pointéblouissant. Aussitôt, on entend hurler le sergent :

– Vingt dieux ! Quel est l’abruticomplètement qui allume ! T’es pas dingo ? Tu n’vois doncpas qu’ça s’voit, galeux, à travers l’parquet !

La lampe électrique, après avoir éveillé, dansson cône lumineux, de sombres parois suintantes, rentre dans lanuit.

– C’est rare que ça s’voit, gouaillel’homme, on n’est pas en première ligne, tout de même !

– Ah ! ça s’voît pas !…

Et le sergent qui, inséré dans la file,continue à se porter en avant, et, on le devine, se retourne enmarchant, entreprend une explication heurtée.

– Espèce d’nœud, bon Dieu d’acrobate…

Mais, soudain, il brame à nouveau :

– Encore un qui fume ! Sacrébordel !

Il veut s’arrêter cette fois, mais il a beause cabrer et se cramponner en ahanant, il est obligé de suivre lemouvement, précipitamment, et il est emporté avec les vociférationsrentrées qui le dévorent, tandis que la cigarette, cause de safureur, disparaît en silence.

Le tapement saccadé de la machine s’accentue,et une chaleur s’épaissit autour de nous. À mesure qu’on avance,l’air tassé du boyau en vibre de plus en plus. Bientôt, latrépidation du moteur nous martèle les oreilles et nous secoue toutentiers. La chaleur augmente : c’est comme un souffle de bêtequi nous vient à la face. Nous descendons vers l’agitation dequelque infernale officine, par la voie de cette fosse ensevelie,dont une rambleur rouge sombre, où s’ébauchent nos massives ombres,courbées, commence à empourprer les parois.

Dans un crescendo diabolique de vacarme, devent chaud et de lueurs, on roule vers la fournaise. On estassourdis. On dirait maintenant que c’est le moteur qui se jette àtravers la galerie, à notre rencontre, comme une motocycletteeffrénée, et qui approche vertigineusement avec son phare et sonécrasement.

On passe, à demi aveuglés, brûlés, devant lefoyer rouge et le moteur noir, dont le volant ronfle commel’ouragan. On a à peine le temps de voir là des remuementsd’hommes. On ferme les yeux, on est suffoqués au contact de cettehaleine incandescente et tapageuse.

Ensuite, le bruit et la chaleur s’acharnent enarrière de nous et s’affaiblissent… Et mon voisin ronchonne dans sabarbe :

– Et c’t’idiot-là qui disait qu’ma lampe,ça s’voyait !

Voici l’air libre ! Le ciel est bleu trèsfoncé, de la couleur à peine délayée de la terre. La pluie donne deplus belle. On marche péniblement dans ces masses limoneuses. Toutle soulier s’enfonce et c’est une meurtrissure aiguë de fatiguepour retirer le pied chaque fois. On n’y voit guère dans la nuit.On voit cependant, à la sortie du trou, un désordre de poutres quise débattent dans la tranchée élargie : quelque abridémoli.

Un projecteur arrête en ce moment sur nous songrand bras articulé et féerique, qui se promenait dans l’infini –et on découvre que l’emmêlement de poutres déracinées et enfoncées,et de charpentes cassées, est peuplé de soldats morts. Tout près demoi, une tête a été rattachée à un corps agenouillé, avec un vaguelien, et lui pend sur le dos : sur la joue une plaque noiredentelée de gouttes caillées. Un autre corps entoure de ses bras unpiquet et n’est qu’à moitié tombé. Un autre, couché en cercle,déculotté par l’obus, montre son ventre et ses reins blafards. Unautre, étendu au bord du tas, laisse traîner sa main sur lepassage. Dans cet endroit où l’on ne passe que la nuit car latranchée, comblée là par l’éboulement, est inaccessible le jour –tout le monde marche sur cette main. À la lumière du projecteur, jel’ai bien vue, squelettique, usée vague nageoire atrophiée.

La pluie fait rage. Son bruit de ruissellementdomine tout. C’est une désolation affreuse. On la sent sur lapeau ; elle nous dénude. On s’engage dans le boyau découvert,tandis que la nuit et l’orage reprennent à eux seuls, et brassentcette mêlée de morts échoués et cramponnés sur ce carré de terrecomme sur un radeau.

Le vent glace sur nos figures les larmes de lasueur. Il est près de minuit. Voilà six heures qu’on marche dans lapesanteur grandissante de la boue.

C’est l’heure où, dans les théâtres de Paris,constellés de lustres et fleuris de lampes, emplis de fièvreluxueuse, de frémissements de toilettes, de la chaleur des fêtes,une multitude encensée, rayonnante, parle, rit, sourit, applaudit,s’épanouit, se sent doucement remuée par les émotionsingénieusement graduées que lui a présentées la comédie, ous’étale, satisfaite de la splendeur et de la richesse desapothéoses militaires qui bondent la scène du music-hall.

– Arrivera-t-on ? Nom de Dieu,arrivera-t-on jamais ?

Un geignement s’exhale de la longue théoriequi cahote dans les fentes de la terre, portant le fusil, portantla pelle ou la pioche sous l’averse sans fin. On marche ; onmarche. La fatigue nous enivre et nous jette d’un côté, puis d’unautre : alourdis et détrempés, nous frappons de l’épaule laterre mouillée comme nous.

– Halte !

– On est arrivés ?

– Ah ben ouiche, arrivés !

Pour le moment, une forte reculade se dessineet nous entraîne, parmi laquelle une rumeur court :

– On s’est perdus.

La vérité se fait jour dans la confusion de lahorde errante : on a fait fausse route à quelqueembranchement, et maintenant, c’est le diable pour retrouver labonne voie.

Bien plus, le bruit arrive, de bouche enbouche, que derrière nous est une compagnie en armes qui monte auxlignes. Le chemin que nous avons pris est bouché d’hommes. C’estl’embouteillage.

Il faut, coûte que coûte, essayer de regagnerla tranchée qu’on a perdue et qui, paraît-il, est à notre gauche,en y filtrant par une sape quelconque. L’énervement des hommes àbout de forces éclate en gesticulations et en violentesrécriminations. Ils se traînent, puis jettent leur outil et restentlà. Par places, il en est des grappes compactes – on les entrevoità la blancheur des fusées – qui se laissent tomber par terre. Latroupe attend, éparpillée en longueur du sud au nord, sous la pluieimpitoyable.

Le lieutenant qui conduit la marche et quinous a perdus arrive à se frayer un passage le long des hommes,cherchant une issue latérale. Un petit boyau s’ouvre, bas etétroit.

– C’est par là qu’il faut prendre, y apas d’erreur, s’empresse de dire l’officier. Allons, en avant, lesamis !

Chacun reprend en rechignant son fardeau… Maisun concert de malédictions et de jurons s’élève du groupe qui s’estengagé dans la petite sape.

– C’est des feuillées !

Une odeur nauséabonde se dégage du boyau, endécelant indiscutablement la nature. Ceux qui étaient entrés làs’arrêtent, se butent, refusent d’avancer. On se tasse les uns surles autres, bloqués au seuil de ces latrines.

– J’aime mieux aller par la plaine !crie un homme.

Mais des éclairs déchirent la nue au-dessusdes talus, de tous les côtés, et le décor est si empoignant à voir,de ce trou garni d’ombre grouillante, avec ces gerbes de flammesretentissantes qui le surplombent dans les hauteurs du ciel, quepersonne ne répond à la parole du fou.

Bon gré, mal gré, il faut passer par làpuisqu’on ne peut pas revenir en arrière.

– En avant dans la merde ! crie lepremier de la bande.

On s’y lance, étreints par le dégoût. Lapuanteur y devient intolérable. On marche dans l’ordure dont onsent, parmi la bourbe terreuse, les fléchissements mous.

Des balles sifflent.

– Baissez la tête !

Comme le boyau est peu profond, on est obligéde se courber très bas pour n’être pas tué et d’aller, en sepliant, vers le fouillis d’excréments taché de papiers épars qu’onpiétine.

Enfin, on retombe dans le boyau qu’on a quittépar erreur. On recommence à marcher. On marche toujours, onn’arrive jamais.

Le ruisseau qui coule à présent au fond de latranchée lave la fétidité et l’infâme encrassement de nos pieds,tandis que nous errons, muets, la tête vide, dans l’abrutissementet le vertige de la fatigue.

Les grondements de l’artillerie se succèdentde plus en plus fréquents et finissent par ne former qu’un seulgrondement de la terre entière. De tous les côtés, les coups dedépart ou les éclatements jettent leur rapide rayon qui tache debandes confuses le ciel noir au-dessus de nos têtes. Puis lebombardement devient si dense que l’éclairement ne cesse pas. Aumilieu de la chaîne continue de tonnerres on s’aperçoit directementles uns les autres, casques ruisselants comme le corps d’unpoisson, cuirs mouillés, fers de pelle noirs et luisants, etjusqu’aux gouttes blanchâtres de la pluie éternelle. Je n’ai jamaisencore assisté à un tel spectacle : c’est, en vérité, comme unclair de lune fabriqué à coups de canon.

En même temps une profusion de fusées partentde nos lignes et des lignes ennemies, elles s’unissent et se mêlenten groupes étoilés ; il y a eu, un moment, une Grande Ourse defusées dans la vallée du ciel qu’on aperçoit entre les parapets –pour éclairer notre effrayant voyage.

On s’est de nouveau perdus. Cette fois, ondoit être bien près des premières lignes ; mais une dépressionde terrain dessine dans cette partie de la plaine une vague cuvetteparcourue par des ombres.

On a longé une sape dans un sens, puis dansl’autre. Dans la vibration phosphorescente du canon, saccadée commeau cinématographe, on aperçoit au-dessus du parapet deuxbrancardiers essayant de franchir la tranchée avec leur brancardchargé.

Le lieutenant, qui connaît tout au moins lelieu où il doit conduire l’équipe des travailleurs, lesinterpelle :

– Où est-il, le Boyau Neuf ?

– J’sais pas.

On leur pose, des rangs, une autrequestion : « À quelle distance est-on desBoches ? » ils ne répondent pas. Ils se parlent.

– J’m’arrête, dit celui de l’avant.J’suis trop fatigué.

– Allons ! avance, nom deDieu ! fait l’autre d’un ton bourru en pataugeant pesamment,les bras tirés par le brancard. On va pas tester à moisir ici.

Ils posent le brancard à terre sur le parapet,l’extrémité surplombant la tranchée. On voit, en passantpar-dessous, les pieds de l’homme étendu ; et la pluie quitombe sur le brancard en dégoutte noircie.

– C’est un blessé ? demande-t-ond’en bas.

– Non, un macchab, grogne cette fois lebrancardier, et i’ pèse au moins quatre-vingts kilos. Des blessés,j’dis pas – d’puis deux jours et deux nuits, on n’en déporte pas –mais c’est malheureux d’s’esquinter à trimbaler des morts.

Et le brancardier, debout sur le bord dutalus, jette un pied sur la base du talus qui fait face, par-dessusle trou, et, les jambes écartées à fond, péniblement équilibré,empoigne le brancard et se met en devoir de le traîner de l’autrecôté ; et il appelle son camarade à son secours.

Un peu plus loin, on voit se pencher la formed’un officier encapuchonné. Il a porté la main à sa figure et deuxlignes dorées ont apparu à sa manche.

Il va nous indiquer le chemin, lui… Mais ilparle : il demande si on n’a pas vu sa batterie, qu’ilcherche.

On n’arrivera jamais.

On arrive pourtant.

On aboutit à un champ charbonneux, hérissé dequelques maigres piquets ; et sur lequel on grimpe et on serépand en silence. C’est là.

Pour se mettre en place, c’est une affaire. Àquatre reprises différentes, il faut avancer, puis rétrograder pourque la compagnie s’échelonne régulièrement sur la longueur du boyauà creuser et que le même intervalle subsiste entre chaque équiped’un piocheur et de deux pelleteurs.

– Appuyez encore de trois pas… C’esttrop. Un pas en arrière. Allons, un pas en arrière, êtes-voussourds ?… Halte !… Là !…

Cette mise au point est conduite par lelieutenant et un gradé du génie surgi de terre. Ensemble ouséparément, ils se démènent, courent le long de la file, crientleurs commandements à voix basse dans la figure des hommes qu’ilsprennent par le bras, parfois, pour les guider. L’opération,commencée avec ordre, dégénère, en raison de la mauvaise humeur deshommes épuisés qui ont continuellement à se déraciner du point oùils sont affalés, en houleuse cohue.

– On est en avant des premières lignes,dit-on tout bas autour de moi.

– Non, murmurent d’autres voix, on estjuste derrière.

On ne sait pas. La pluie tombe toujours, moinsfort cependant qu’à certains moments de la marche. Mais qu’importela pluie ! On s’est étalés par terre. On est si bien, lesreins et les membres posés sur la boue moelleuse, qu’on resteindifférents à l’eau qui nous pique la figure, nous passe sur lapeau, et au lit spongieux qui nous tient.

Mais c’est à peine si on a le temps desouffler. On ne nous laisse pas imprudemment nous ensevelir dans lerepos. Il faut se mettre au travail d’arrache-pied. Il est deuxheures du matin : dans quatre heures il fera trop clair pourqu’on puisse rester ici. Il n’y a pas une minute à perdre.

– Chaque homme, nous dit-on, a à creuser1 m. 50 de longueur sur 0 m. 70 de largeur et 80 cm. de profondeur.Chaque équipe a donc ses 4 m. 50. Et mettez-en un coup, je vous leconseille : plus tôt ce sera fini, plus tôt vous vous enirez.

On connaît le boniment. Il n’y a pas d’exempledans les annales du régiment qu’une corvée de terrassement soitpartie avant l’heure où il fallait nécessairement qu’elle vidât leslieux pour ne pas être aperçue, repérée et détruite avec sonouvrage.

On murmure :

– Oui, oui, ça va… C’est pas la peine denous la faire. Économise.

Mais – sauf quelques dormeurs invincibles quitout à l’heure seront obligés de travailler surhumainement – toutle monde se met à l’œuvre avec courage.

On attaque la première couche de la lignenouvelle : des mottes de terre filandreuses d’herbe. Lafacilité et la rapidité avec lesquelles s’entame le travail – commetous les travaux de terrassement en pleine terre – donnentl’illusion qu’il sera vite terminé, qu’on pourra dormir dans sontrou, et cela ravive une certaine ardeur.

Mais soit à cause du bruit des pelles, soitparce que quelques-uns, malgré les objurgations, bavardent presquehaut, notre agitation éveille une fusée, qui grince verticalementsur notre droite avec sa ligne enflammée.

– Couchez-vous !

Tout le monde s’abat, et la fusée balance etpromène son immense pâleur sur une sorte de champ de morts.

Lorsqu’elle est éteinte, on entend, çà et là,puis partout, les hommes se dégager de l’immobilité qui lescachait, se relever, et se remettre au travail avec plus desagesse.

Bientôt, une autre fusée lance sa longue tigedorée, couche et immobilise encore lumineusement la ligne obscuredes faiseurs de tranchées. Puis une autre, puis une autre.

Des balles déchirent l’air autour de nous. Onentend crier :

– Un blessé !

Il passe soutenu par des camarades ; ilsemble même qu’il y a plusieurs blessés. On entrevoit ce paquetd’hommes qui se traînent l’un l’autre, et s’en vont.

L’endroit devient mauvais. On se baisse, ons’accroupit. Quelques-uns grattent la terre à genoux. D’autrestravaillent allongés, peinent et se tournent et retournent, commeceux qui ont des cauchemars. La terre, dont la première couche nousfut légère à enlever, devient glaiseuse et collante, est dure àmanier et adhère à l’outil comme du mastic. Il faut, à chaquepelletée, racler le fer de la bêche.

Déjà serpente une maigre bosselure de déblais,et chacun se donne l’impression de renforcer cet embryon de talusavec sa musette et sa capote roulée, et se pelotonne derrière cemince tas d’ombre lorsqu’une rafale arrive…

On transpire quand on travaille ; dèsqu’on s’arrête, on est transpercé de froid. Aussi est-on obligé devaincre la douleur de la fatigue et de reprendre la tâche.

Non, on n’aura pas fini… La terre devient deplus en plus lourde. Un enchantement semble s’acharner contre nouset nous paralyser les bras. Les fusées nous harcèlent, nous font lachasse, ne nous laissent pas remuer longtemps ; et, après quechacune d’elles nous a pétrifiés dans sa lumière, nous avons àlutter contre une besogne plus rétive. C’est avec une lenteurdésespérante, à coup de souffrances, que le trou descend vers lesprofondeurs.

Le sol s’amollit, chaque pelletée s’égoutte etcoule, et se répand de la pelle avec un bruit flasque. Quelqu’un,enfin, crie :

– Y a d’la flotte !

Ce cri se répercute et court tout le long dela rangée de terrassiers.

– Y a d’la flotte. Rien àfaire !

– L’équipe où est Mélusson a creusé plusprofond, et c’est de l’eau. On arrive à une mare.

– Rien à faire.

On s’arrête, dans le désarroi. On entend, ausein de la nuit, le bruît des pelles et des pioches qu’on jettecomme des armes vides. Les sous-officiers cherchent à tâtonsl’officier pour réclamer des instructions. Et, par places, sans endemander davantage, des hommes s’endorment délicieusement sous lacaresse de la pluie et sous les fusées radieuses…

C’est à peu près à ce moment autant qu’il mesouvient – que le bombardement a commencé.

Le premier obus est arrivé dans un craquementterrible de l’air, qui a paru se déchirer en deux, et d’autressifflements convergeaient déjà sur nous lorsque son explosionsouleva le sol vers la tête du détachement au sein de la grandeurde la nuit et de la pluie, montrant des gesticulations sur unbrusque écran rouge.

Sans doute, à force de fusées, ils nousavaient vus et avaient réglé leur tir sur nous…

Les hommes se précipitèrent, se roulèrent versle petit fossé inondé qu’ils avaient creusé. On s’y inséra, on s’ybaigna, on s’y enfonça, en disposant les fers des pelles au-dessusdes têtes. À droite, à gauche, en avant, en arrière, des obuséclatèrent, si proches, que chacun nous bousculait et nous secouaitdans notre couche de terre glaise. Ce fut bientôt un seultremblement continu qui agitait la chair de ce morne caniveau bondéd’hommes et écaillé de pelles, sous des couches de fumée et deschutes de clarté. Les éclats et les débris se croisaient dans tousles sens avec leur réseau de clameurs, sur le champ ébloui. Il nes’est pas passé une seconde que tous n’aient pensé ce quequelques-uns balbutiaient la face par terre :

– On est foutu, c’coup-ci.

Une forme, un peu en avant de l’endroit où jesuis, s’est soulevée et a crié :

– Allons-nous-en !

Des corps qui gisaient s’érigèrent à moitiéhors du linceul de boue qui, de leurs membres, coulaient en pans,en lambeaux liquides, et ces spectres macabres crièrent :

– Allons-nous-en !

On était à genoux, à quatre pattes ; onse poussait du côté de la retraite.

– Avancez ! Allons,avancez !

Mais la longue file resta inerte. Les plaintesfrénétiques des crieurs ne la déplaçaient pas. Ceux qui étaient,là-bas, au bout, ne bougeaient pas et leur immobilité bloquait lamasse.

Des blessés passèrent par-dessus les autres,rampant sur eux comme sur des débris, et ces blessés ont arrosétoute la compagnie de leur sang.

On apprit enfin la cause de l’affolanteimmobilité de la queue du détachement :

– Y a un barrage au bout.

Une étrange panique emprisonnée, aux crisinarticulés, aux gestes murés, s’empara des hommes qui étaient là.Ils se débattaient sur place et clamaient. Mais, si petit que fûtl’abri du fossé ébauché, personne n’osait sortir de ce creux quinous empêchait de dépasser le niveau du sol, pour fuir la mort versla tranchée transversale qui devait être là-bas… Les blessésauxquels il était permis de ramper par-dessus les vivantsrisquaient singulièrement en le faisant et à tout instant étaientfrappés et retombaient au fond.

C’était vraiment une pluie de feu quis’abattait partout, mêlée à la pluie. De la nuque aux talons onvibrait, mêlés profondément aux vacarmes surnaturels. La plushideuse des morts descendait et sautait et plongeait tout autour denous dans des flots de lumière. Son éclat soulevait et arrachaitl’attention dans tous les sens. La chair s’apprêtait au monstrueuxsacrifice !… L’émotion qui nous annihilait était si fortequ’en ce moment seulement on s’est souvenu qu’on avait déjà parfoiséprouvé cela, subi ce déversement de mitraille avec sa brûlurehurlante et sa puanteur. Ce n’est que pendant un bombardement qu’onse rappelle vraiment ceux qu’on a supportés déjà.

Et, sans arrêt, rampaient de nouveaux blessésfuyant quand même, qui faisaient peur et au contact desquels ongémissait parce qu’on se répétait :

– On ne sortira pas de là, personne nesortira de là. Soudain, un vide se produisit dans l’agglomérationhumaine ; la masse s’aspirait vers l’arrière ; ondégageait. On a commencé par ramper, puis on a couru, courbés dansla boue et l’eau miroitante d’éclairs ou de reflets pourprés, entrébuchant et en tombant à cause des inégalités du fond cachées parl’eau, semblables nous-mêmes à de lourds projectiles éclabousseursqui se ruaient, bousculés par la foudre à ras de terre. On arrivaau début du boyau qu’on avait commencé à creuser.

– Y a pas d’tranchée. Y a rien.

En effet, dans la plaine où s’était amorcénotre travail de terrassement, l’œil ne découvrait pas l’abri. Onne voyait que la plaine, un énorme désert furieux, même au coupd’aile tempétueux des fusées. La tranchée ne devait pas être loinpuisque nous étions arrivés en la suivant. Mais de quel côté sediriger pour la trouver ? La pluie redoubla. On resta là uninstant, balancés dans un lugubre désappointement, accumulés aubord de l’inconnu foudroyé, puis ce fut une débandade. Les uns seportèrent à gauche, les autres à droite, les autres droit devanteux, tous minuscules et ne durant qu’un instant au sein de la pluietonitruante, séparés par des rideaux de fumée enflammée et desavalanches noires.

Le bombardement diminua sur nos têtes. C’étaitsurtout vers l’emplacement où nous nous étions trouvés qu’il semultipliait. Mais d’une seconde à l’autre, il pouvait venir toutbarrer et tout faire disparaître. La pluie devenait de plus en plustorrentielle. C’était le déluge dans la nuit. Les ténèbres étaientsi épaisses que les fusées n’en éclairaient que des tranchesnuageuses, rayées d’eau, au fond desquelles allaient, venaient,couraient en rond des fantômes désemparés. Il m’est impossible dedire pendant combien de temps j’ai erré avec le groupe auquelj’étais resté attaché. Nous sommes allés dans les fondrières. Nosregards tendus essayaient, en avant de nous, de tâtonner vers letalus et le fossé sauveurs, vers la tranchée qui était quelquepart, dans le gouffre, comme un port.

Un cri de réconfort s’est enfin fait entendreà travers le fracas de la guerre et des éléments :

– Une tranchée !

Mais le talus de cette tranchée bougeait.C’étaient des hommes confusément mêlés, qui semblaient s’endétacher, l’abandonner.

– N’restez pas là, les gars, crièrent cesfuyards, ne v’nez pas, n’approchez pas ! C’est affreux. Touts’écroule. Les tranchées foutent le camp, les guitounes sebouchent. La boue entre partout. Demain matin y aura plusd’tranchées. C’est fini d’toutes les tranchées d’ici !

On s’en alla. Où ? On avait oublié dedemander la moindre indication à ces hommes qui, aussitôt qu’ilsétaient apparus, ruisselants, s’étaient engloutis dans l’ombre.

Même notre petit groupe s’émietta au milieu deces dévastations. On ne savait plus avec qui on était. Chacunallait : tantôt c’était l’un, tantôt c’était l’autre quisombrait dans la nuit, disparaissant avec sa chance de salut.

On monta, on descendit des pentes. J’entrevisdevant moi des hommes fléchis et bossus gravissant une côteglissante où la boue les tirait en arrière, d’où les repoussaientle vent et la pluie, sous un dôme d’éclairs sourds.

Puis, on reflua dans un marécage où onenfonçait jusqu’aux genoux. On marchait en levant très haut lespieds avec un bruit de nageurs. On accomplissait pour avancer uneffort énorme qui, à chaque enjambée, se ralentissait d’une façonangoissante.

Là on a senti approcher la mort, mais nousavons échoué sur une sorte de môle d’argile qui coupait lemarécage. Nous avons suivi le dos glissant de ce grêle îlot, et jeme souviens qu’à un moment, pour ne pas être précipités en bas dela crête flasque et sinueuse, nous avons dû nous baisser, et nousguider en touchant une bande de morts qui y étaient à demienfoncés. Ma main a rencontré des épaules, des dos durs, une facefroide comme un casque, et une pipe qu’une mâchoire continuait àserrer désespérément.

Sortis de là, levant vaguement nos faces auhasard, nous entendîmes un groupe de voix résonner non loin denous.

– Des voix ! Ah ! desvoix !

Elles nous ont semblé douces, ces voix, commesi elles nous appelaient par nos noms. On s’est réunis pours’approcher du fraternel murmure d’hommes.

Les paroles devinrent distinctes ; ellesétaient tout près, dans ce monticule entrevu là comme une oasis, etpourtant on n’entendait pas ce qu’elles disaient. Les sonss’embrouillaient ; on ne comprenait pas.

– Qu’est-c’qu’i’s disent donc ?demanda l’un de nous d’un ton étrange.

Nous cessâmes, instinctivement, de chercherpar où entrer.

Un doute, une idée poignante noussaisissaient. Alors on perçut des mots très nettement articulés quiretentirent :

– Achtung !… Zweites Geschùtz…Schuss…

Et, en arrière, un coup de canon a répondu àcet ordre téléphonique.

La stupéfaction et l’horreur nous clouèrentd’abord sur place.

– Où sommes-nous ? Tonnerre deDieu ! où sommes-nous ?

On a fait demi-tour, lentement malgré tout,alourdis par plus d’épuisement et de regret, et on s’enfuit,criblés de fatigue comme d’une quantité de blessures, tirés vers laterre ennemie, gardant juste assez d’énergie pour repousser ladouceur qu’il y aurait eu à se laisser mourir.

Nous arrivâmes dans une espèce de grandeplaine. Et là, on s’arrêta, on se jeta par terre, au bord d’untertre ; on s’y adossa, incapables de faire un pas deplus.

Mes vagues compagnons et moi, nous nebougeâmes plus. La pluie nous lava la face ; elle nousruissela dans le dos et la poitrine, et pénétrant par l’étoffe desgenoux, remplit nos souliers.

On serait peut-être tués au jour, ouprisonniers. Mais on ne pensait plus à rien. On ne pouvait plus, onne savait plus.

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