Le Feu- Journal d’une Escouade

Chapitre 19Bombardement

En rase campagne, dans l’immensité de labrume.

Il fait bleu foncé. Un peu de neige tombe à lafin de cette nuit ; elle poudre les épaules et les plis desmanches. Nous marchons par quatre, encapuchonnés. Nous avons l’air,dans la pénombre opaque, de vagues populations décimées quiémigrent d’un pays du Nord vers un autre pays du Nord.

On a suivi une route, traverséAblain-Saint-Nazaire en ruines. On a entrevu confusément les tasblanchâtres des maisons et les obscures toiles d’araignées destoitures suspendues. Ce village est si long qu’engouffrés dedans enpleine nuit on en a vu les dernières bâtisses qui commençaient àblêmir du gel de l’aube. On a discerné, dans un caveau, à traversune grille, au bord des flots de cet océan pétrifié, le feuentretenu par les gardiens de la ville morte. On a pataugé dans deschamps marécageux ; on s’est perdus dans des zonessilencieuses où la vase nous saisissait par les pieds ; puison s’est remis vaguement en équilibre sur une autre route, cellequi mène de Carency à Souchez. Les grands peupliers de bordure sontfracassés, les troncs déchiquetés ; à un endroit, c’est unecolonnade énorme d’arbres cassés. Puis, nous accompagnant, dechaque côté, dans l’ombre, on aperçoit des fantômes nabotsd’arbres, fendus en palmiers ou tout bousillés en charpie de bois,en ficelle, repliés sur eux-mêmes et comme agenouillés. De temps entemps, des fondrières bouleversent et font cahoter la marche. Laroute devient une mare qu’on franchit sur les talons, en faisantavec les pieds un bruit de rames. Des madriers ont été disposés,là-dedans, de place en place. On glisse dessus quand, envasés, ilsse présentent de travers.

Parfois, il y a assez d’eau pour qu’ilsflottent ; alors, sous le poids de l’homme, ils font :flac ! et s’enfoncent, et l’homme tombe ou trébuche en jurantfrénétiquement.

Il doit être cinq heures du matin. La neige acessé, le décor nu et épouvanté se débrouille aux yeux, mais on estencore entouré d’un grand cercle fantastique de brume et denoir.

On va, on va toujours. On parvient à unendroit où se discerne un monticule sombre au pied duquel semblegrouiller une agitation humaine.

– Avancez par deux, dit le chef dudétachement. Que chaque équipe de deux prenne, alternativement, unmadrier et une claie.

Le chargement s’opère. Un des deux hommesprend avec le sien le fusil de son coéquipier. Celui-ci remue etdégage, non sans peine, du tas, un long madrier boueux et glissantqui pèse bien quarante kilos, ou bien une claie de branchagesfeuillus, grande comme une porte et qu’on peut tout juste maintenirsur son dos, les mains en l’air et cramponnées sur les bords, en sepliant.

On se remet en marche, parsemés sur la routemaintenant grisâtre, très lentement, très pesamment, avec desgeignements et de sourdes malédictions que l’effort étrangle dansles gorges. Au bout de cent mètres, les deux hommes formant équipechangent leurs fardeaux, de sorte qu’au bout de deux cents mètres,malgré la bise aigre et blanchissante du petit matin, tout lemonde, sauf les gradés, ruisselle de sueur.

Tout à coup une étoile intense s’épanouitlà-bas, vers les lieux vagues où nous allons : une fusée. Elleéclaire toute une portion du firmament de son halo laiteux, eneffaçant les constellations, et elle descend gracieusement avec desairs de fée.

Une rapide lumière en face de nous,là-bas ; un éclair, une détonation.

C’est un obus.

Au reflet horizontal que l’explosion ainstantanément répandu dans le bas du ciel, on voit nettement que,devant nous, à un kilomètre peut-être, se profile, de l’est àl’ouest, une crête.

Cette crête est à nous dans toute la partievisible d’ici, jusqu’au sommet, que nos troupes occupent. Surl’autre versant, à cent mètres de notre première ligne, est lapremière ligne allemande.

L’obus est tombé sur le sommet, dans noslignes. Ce sont eux qui tirent.

Un autre obus. Un autre, un autre, plantent,vers le haut de la colline, des arbres de lumière violacée dontchacun illumine sourdement tout l’horizon.

Et bientôt, il y a un scintillement d’étoileséclatantes et une forêt subite de panaches phosphorescents sur lacolline : un mirage de féerie bleu et blanc se suspendlégèrement à nos yeux dans le gouffre entier de la nuit.

Ceux d’entre nous qui consacrent toutes lesforces arc-boutées de leurs bras et de leurs jambes à empêcherleurs vaseux fardeaux trop lourds de leur glisser du dos et às’empêcher eux-mêmes de glisser par terre, ne voient rien et nedisent rien. Les autres, tout en frissonnant de froid, engrelottant, en reniflant, en s’épongeant le nez avec des mouchoirsmouillés qui pendent de l’aile, en maudissant les obstacles de laroute en lambeaux, regardent et commentent.

– C’est comme si tu vois un feud’artifice, disent-ils.

Complétant l’illusion de grand décor d’opéraféerique et sinistre devant lequel rampe, grouille et clapote notretroupe basse, toute noire, voici une étoile rouge, une verte ;une gerbe rouge, beaucoup plus lente.

On ne peut s’empêcher, dans nos rangs, demurmurer avec un confus accent d’admiration populaire, pendant quela moitié disponible des paires d’yeux regardent :

– Oh ! une rouge !… Oh !une verte !…

Ce sont les Allemands qui font des signaux, etaussi les nôtres qui demandent de l’artillerie.

La route tourne et remonte. Le jour s’estenfin décidé à poindre. On voit les choses en sale. Autour de laroute couverte d’une couche de peinture gris perle avec desempâtements blancs, le monde réel fait tristement son apparition.On laisse derrière soi Souchez détruit dont les maisons ne sont quedes plates-formes pilées de matériaux, et les arbres des espèces deronces déchiquetées bossuant la terre. On s’enfonce, sur la gauche,dans un trou qui est là. C’est l’entrée du boyau.

On laisse tomber le matériel dans une enceintecirculaire qui est faite pour ça, et, échauffés à la fois etglacés, les mains mouillées, crispées de crampes et écorchées, ons’installe dans le boyau, on attend.

Enfouis dans nos trous jusqu’au menton,appuyés de la poitrine sur la terre dont l’énormité nous protège,on regarde se développer le drame éblouissant et profond. Lebombardement redouble. Sur la crête, les arbres lumineux sontdevenus, dans les blêmeurs de l’aube, des espèces de parachutesvaporeux, des méduses pâles avec un point de feu : puis, plusprécisément dessinés à mesure que le jour se diffuse, des panachesde plumes de fumée : des plumes d’autruche blanches et grisesqui naissent soudain sur le sol brouillé et lugubre de la cote 119,à cinq ou six cents mètres devant nous, puis, lentement,s’évanouissent. C’est vraiment la colonne de feu et la colonne denuée qui tourbillonnent ensemble et tonnent à la fois. À ce moment,on voit, sur le flanc de la colline, un groupe d’hommes qui courentse terrer. Ils s’effacent un à un, absorbés par les trous defourmis semés là.

On discerne mieux maintenant la forme des« arrivées » : à chaque coup, un flocon blancsoufré, souligné de noir, se forme, en l’air, à une soixantaine demètres de hauteur, se dédouble, se pommelle, et, dans l’éclatement,l’oreille perçoit le sifflement du paquet de balles que le floconjaune envoie furieusement sur le sol.

Cela explose par rafales de six, enfile : pan, pan, pan, pan, pan, pan. C’est du 77.

On les méprise, les shrapnells de 77 – ce quin’empêche pas que Blesbois ait justement été tué, il y a troisjours, par l’un d’eux. Ils éclatent presque toujours trop haut.

Barque nous l’explique, bien que nous lesachions :

– Le pot de chambre te protègesuffisamment l’caberlot contre les billes de plomb. Alors, çat’démolit l’épaule et ça t’fout par terre, mais ça t’bousille pas.Naturellement, faut t’coqter tout d’même. Avise-toi pas de l’ver latrompe en l’air pendant l’moment que dure la chose, ou de tendre lamain pour voir s’il pleut. Tandis que le 75 à nous !…

– Y a pas qu’des 77, interrompit MesnilAndré. Y en a de tout poil. Allume-moi ça…

Des sifflements aigus, tremblotants ougrinçants, des cinglements. Et sur les pentes dont l’immensitétransparaît là-bas, et où les nôtres sont au fond des abris, desnuages de toutes les formes s’amoncellent. Aux colossales plumesincendiées et nébuleuses, se mêlent des houppes immenses de vapeur,des aigrettes qui jettent des filaments droits, des plumeaux defumée s’élargissant en retombant – le tout blanc ou gris-vert,charbonné ou cuivré, à reflets dorés, ou comme taché d’encre.

Les deux dernières explosions étaient toutesproches ; elles forment, au-dessus du terrain battu, desénormes boules de poussière noires et fauves qui, lorsqu’elles sedéplient et s’en vont sans hâte, au gré du vent, leur besognefaite, ont des silhouettes de dragons fabuleux.

Notre file de faces à ras du sol se tourne dece côté et les suit des yeux, du fond de la fosse, au milieu de cepays peuplé d’apparitions lumineuses et féroces, de ces campagnesécrasées par le ciel.

– Ça, c’est des 150 fusants.

– C’est même des 210, bec de veau.

– Y a des percutants aussi. Lesvaches ! Vise un peu ç’ui-là !

On a vu un obus éclater sur le sol etsoulever, dans un éventail de nuée sombre, de la terre et desdébris. On dirait, à travers la glèbe fendue, le crachementeffroyable d’un volcan qui s’amassait dans les entrailles dumonde.

Un bruit diabolique nous entoure. On al’impression inouïe d’un accroissement continu, d’unemultiplication incessante de la fureur universelle. Une tempête debattements rauques et sourds, de clameurs furibondes, de crisperçants de bêtes s’acharne sur la terre toute couverte de loquesde fumée, et où nous sommes enterrés jusqu’au cou, et que le ventdes obus semble pousser et faire tanguer.

– Dis donc, braille Barque, je m’suislaissé dire qu’i’s n’ont plus de munitions !

– Oh là là ! on la connaît,celle-là ! Ça et les aut’ bobards qu’les journaux nousbalancent par s’ringuées.

Un tic-tac mat s’impose au milieu de cettemêlée de bruits. Ce son de crécelle lente est de tous les bruits dela guerre celui qui vous point le plus le cœur.

– Le moulin à café ! Un des nôtres,écoute voir : les coups sont réguliers tandis que ceux bochesn’ont pas le même temps entre les coups ; ils font : tac…tac-tac-tac… tac-tac… tac…

– Tu t’goures, fil à trous ! C’estpas la machine à découdre : c’est une motocyclette qui radinesur le chemin de l’Abri 31, tout là-bas.

– Moi, j’crois plutôt que ce soit, toutlà-haut, un client qui s’paye le coup d’œil sur son manche à balai,ricane Pépin qui, levant le nez, inspecte l’espace en quête d’unaéro.

Une discussion s’établit. On ne peutsavoir ! C’est comme ça. Au milieu de tous ces fracas divers,on a beau être habitué, on se perd. Il est bien advenu à toute unesection, l’autre jour, dans le bois, de prendre, un instant, pourle bruissement rauque d’une arrivée les premiers accents de la voixd’un mulet qui, non loin, se mettait à pousser sonbraiment-hennissement.

– Dis donc, y a quelque chose en faitd’saucisses en’air, c’matin, remarque Lamuse.

Les yeux levés, on les compte.

– Y a huit saucisses chez nous et huitchez les Boches, dit Cocon, qui avait déjà compté.

En effet, au-dessus de l’horizon, àintervalles réguliers, en face du groupe des ballons captifsennemis, plus petits dans la distance, planent les huit longs yeuxlégers et sensibles de l’armée, reliés aux centres de commandementpar des filaments vivants.

– I’s nous voient comme on les voit.Comment veux-tu leur z’y échapper à ces espèces de grands bonsdieux-là ?

– Voilà not’ réponse !

En effet, tout d’un coup, derrière notre dos,éclate le fracas net, strident, assourdissant du 75. Ça crépitesans arrêt.

Ce tonnerre nous soulève, nous enivre. Nouscrions en même temps que les pièces et nous nous regardons sansnous entendre – sauf la voix extraordinairement perçante de cette« grande gueule » de Barque – au milieu de ce roulementde tambour fantastique dont chaque coup est un coup de canon.

Puis nous tournons les yeux en avant, le coutendu, et nous voyons, en haut de la colline, la silhouettesupérieure d’une rangée noire d’arbres d’enfer dont les racinesterribles s’implantent dans le versant invisible où se tapitl’ennemi,

– Qu’est-ce que c’est qu’ça ?

Pendant que la batterie de 75 qui est à centmètres derrière nous continue ses glapissements – coups nets d’unmarteau démesuré sur une enclume, suivis d’un cri, vertigineux deforce et de furie – un gargouillement prodigieux domine le concert.Ça vient aussi de chez nous.

– Il est pépère, celui-là !

L’obus fend l’air à mille mètres peut-êtreau-dessus de nos têtes. Son bruit couvre tout comme d’un dômesonore. Son souffle est lent ; on sent un projectile plusbedonnant, plus énorme que les autres. On l’entend passer,descendre en avant avec une vibration pesante et grandissante demétro entrant en gare ; ensuite son lourd sifflements’éloigne. On observe, en face, la colline. Au bout de quelquessecondes, elle se couvre d’un nuage couleur saumon que le ventdéveloppe sur toute une moitié de l’horizon.

– C’est un 220 de la batterie du pointgamma.

– On les voit, ces t’obus, affirmeVolpatte, quand c’est qu’ils sortent du canon. Et si t’es bien dansla direction du tir, tu les vois d’l’œil, même loin de lapièce.

Un autre succède.

– Là ! Tiens ! Tiens !T’l’as vu, c’ti-là ? T’as pas r’gardé assez vite, la commandeest loupée. Faut s’manier la fraise. Tiens, un autre ! Tu l’asvu ?

– J’l’ai pas vu.

– Paquet ! Faut-i’ qu’t’en tiennesune couche ! Ton père, il était peintre ! Tiens, vite,ç’ui-là, là ! Tu l’vois bien, guignol, raclure ?

– J’l’ai vu. C’est tout ça ?

Quelques-uns ont aperçu une petite massenoire, fine et pointue comme un merle aux ailes repliées qui, duzénith, pique le bec en avant, en décrivant une courbe.

– Ça pèse cent dix-huit kilos, ça, mavieille punaise, dit fièrement Volpatte, et, quand ça tombe sur uneguitoune, ça tue tout le monde qu’y a dedans. Ceux qui ne sont pasarrachés par les éclats sont assommés par le vent du machin, ouclabottent asphyxiés sans avoir le temps de souffler ouf.

– On voit aussi très bien l’obus de 270 –tu parles d’un bout de fer – quand le mortier le fait sauter enl’air : allez, partez !

– Et aussi le 155 Rimailho, maiscelui-là, on le perd de vue parce qu’il file droit et troploin : tant plus tu le r’gardes, tant plus i’ s’fond devanttes lotos.

Dans une odeur de soufre, de poudre noire,d’étoffes brûlées, de terre calcinée, qui rôde en nappes sur lacampagne, toute la ménagerie donne, déchaînée. Meuglements,rugissements, grondements farouches et étranges, miaulements dechat qui vous déchirent férocement les oreilles et vous touillentle ventre, ou bien le long hululement pénétrant qu’exhale la sirèned’un bateau en détresse sur la mer. Parfois même des espècesd’exclamations se croisent dans les airs, auxquelles deschangements bizarres de ton communiquent comme un accent humain. Lacampagne, par places, se lève et retombe ; elle figure devantnous, d’un bout de l’horizon à l’autre, une extraordinaire tempêtede choses.

Et les très grosses pièces, au loin, au loin,propagent des grondements très effacés et étouffés, mais dont onsent la force au déplacement de l’air qu’ils vous tapent dansl’oreille.

… Voici fuser et se balancer sur la zonebombardée un lourd paquet d’ouate verte qui se délaie en tous sens.Cette touche de couleur nettement disparate dans le tableau attirel’attention, et toutes nos faces de prisonniers encagés se tournentvers le hideux éclatement.

– C’est des gaz asphyxiants, probable.Préparons nos sacs à figure !

– Les cochons !

– Ça, c’est vraiment des moyens déloyaux,dit Farfadet.

– Des quoi ? dit Barque,goguenard.

– Ben oui, des moyens pas propres, quoi,des gaz…

– Tu m’fais marrer, riposte Barque, avectes moyens déloyaux et tes moyens loyaux… Quand on a vu des hommesdéfoncés, sciés en deux, ou séparés du haut en bas, fendus engerbes, par l’obus ordinaire, des ventres sortis jusqu’au fond etéparpillés comme à la fourche, des crânes rentrés tout entiers dansl’poumon comme a coup de masse, ou, à la place de la tête, un p’titcou d’où une confiture de groseille de cervelle tombe, tout autour,sur la poitrine et le dos. Quand on l’a vu et qu’on vientdire : « Ça, c’est des moyens propres, parlez-moid’ça ! »

– N’empêche que l’obus, c’est permis,c’est accepté…

– Ah là là ! Veux-tu que j’tedise ? Eh bien, tu m’f’ras jamais tant pleurer que tu m’faisrire !

Et il tourne le dos.

– Hé ! gare, les enfants !

On tend l’oreille : l’un de nous s’estjeté à plat ventre ; d’autres regardent instinctivement, ensourcillant, du côté de l’abri qu’ils n’ont pas le tempsd’atteindre ; pendant ces deux secondes, chacun plie le cou.C’est un crissement de cisailles gigantesques qui approche de nous,qui approche, et qui, enfin, aboutit à un tonitruant fracas dedéballage de tôles.

Il n’est pas tombé loin de nous,celui-là ; à deux cents mètres peut-être. Nous nous baissonsdans le fond de la tranchée et restons accroupis jusqu’à ce quel’endroit où nous sommes soit cinglé par l’ondée des petitséclats.

– Faudrait pas encore recevoir ça dansl’vasistas, même à cette distance, dit Paradis, en extrayant de laparoi de terre de la tranchée un fragment qui vient de s’y ficheret qui semble un petit morceau de coke hérissé d’arêtes coupanteset de pointes, et il le fait sauter dans sa main pour ne pas sebrûler.

Il courbe brusquement la tête ; nousaussi.

Bsss, bss…

– La fusée !… Elle est passée.

La fusée du shrapnell monte, puis retombeverticalement ; celle du percutant, après l’explosion, sedétache de l’ensemble disloqué et reste ordinairement enterrée aupoint d’arrivée ; mais, d’autres fois, elle s’en va où elleveut, comme un gros caillou incandescent. Il faut s’en méfier. Ellepeut se jeter sur vous très longtemps après le coup, et par deschemins invraisemblables, passant par-dessus les talus et plongeantdans les trous.

– Rien de vache comme une fusée. Ainsi ilm’est arrivé à moi…

– Y a pire que tout ça, interrompit Bags,de la onzième ; les obus autrichiens : le 130 et le 74.Ceux-là i’ m’font peur. I’ sont nickelés, qu’on dit, mais c’quej’sais, vu qu’j’y étais, c’est qu’i’ font si vite qu’y a jamaisrien d’fait pour se garer d’eux ; sitôt qu’tu l’entendsronfler, sitôt i’ t’éclate dedans.

– Le 105 allemand non plus, tu n’as pasguère l’temps d’t’écraser et d’planquer tes côtelettes. C’est c’quej’me suis laissé expliquer une fois par des artiflots.

– J’vas te dire : les obus descanons d’marine, t’as pas l’temps d’les entendre, faut qu’tu lesencaisses avant.

– Et y a aussi ce salaud d’obus nouveauqui pète après avoir ricoché dans la terre et en être sorti etrentré une fois ou deux, sur des six mètres… Quand j’sais qu’y en aen face, j’ai les colombins. Je m’souviens qu’eune fois…

– C’est rien d’tout ça, mes fieux, dit lenouveau sergent, qui passait et s’arrêta. I’ fallait voir c’quinous ont balancé à Verdun, là d’où je deviens justement. Et rienque des maous : des 380, des 420, des deux 44. C’est quand ona été sonné là-bas qu’on peut dire : « J’sais c’que c’estd’êt’ sonné ! » Les bois fauchés comme du blé, tous lesabris repérés et crevés même avec trois épaisseurs de rondins, tousles croisements de route arrosés, les chemins fichus en l’air etchangés en des espèces de longues bosses de convois cassés, depièces amochées, de cadavres tortillés l’un dans l’autre commeentassés à la pelle. Tu voyais des trente types rester sur lecarreau, d’un coup, aux carrefours ; tu voyais des bonshommesmonter en tourniquant, toujours bien à des quinze mètres dans l’airdu temps, et des morceaux de pantalon rester accrochés tout en hautdes arbres qu’il y avait encore. Tu voyais de ces 380-là entrerdans une cambuse, à Verdun, par le toit, trouer deux ou troisétages, éclater en bas, et toute la grande niche être forcée desauter ; et, dans les campagnes, des bataillons entiers sedisperser et s’planquer sous la rafale comme un pauv’ petit gibierdans défense. T’avais par terre, à chaque pas, dans les champs, deséclats épais comme le bras, et larges comme ça, et i’ fallaitquatre poilus pour soulever ce bout de fer. Les champs, t’auraisdit des terrains pleins d’rochers !… Et, pendant des mois, çan’a pas décessé. Ah ! tu parles ! tu parles ! répétale sergent en s’éloignant pour aller sans doute recommencerailleurs ce résumé de ses souvenirs.

– Tiens, r’gard’ donc, caporal, ces gars,là-bas, i’ sont mabouls ?

On voyait, sur la position canonnée, despetitesses humaines se déplacer en hâte, et se presser vers lesexplosions.

– Ce sont des artiflots, dit Bertrand,qui, aussitôt qu’une marmite a éclaté, courent fouiner pourchercher la fusée dans le trou, parce que la position de la fusée,de la manière qu’elle est enfoncée, donne la direction de labatterie, tu comprends ; et la distance, on n’a qu’à lalire : elle se marque sur les divisions gravées autour de lafusée au moment qu’on débouche l’obus.

– Ça n’fait rien, i’s sont culottés, ceszigues-là, d’sortir par un marmitage pareil.

– Les artieurs, mon vieux vient nous direun bonhomme d’une autre compagnie qui se promenait dans latranchée, les artieurs, c’est tout bon ou tout mauvais. Ou c’estdes as, ou c’est de la roustissure. Ainsi, moi, qui t’parle…

– C’est vrai de tous les troufions, çaqu’tu dis.

– Possible. Mais j’te cause pas d’tousles troufions. J’te cause des artieurs, et j’te dis aussi que…

– Eh ! les enfants, est-ce qu’oncherche une calebasse pour planquer ses os ? On pourraitpeut-être bien finir par attraper un éclat en poire.

Le promeneur étranger remporta son histoire,et Cocon, qui avait l’esprit de contradiction, déclara :

– On s’y fera des cheveux, dans ta cagna,puisque déjà, dehors, on s’amuse pas besef.

– Tenez, là-bas, i’s envoient destorpilles ! dit Paradis en désignant nos positions dominantsur la droite.

Les torpilles montent tout droit, ou presque,comme des alouettes, en se trémoussant et froufroutant, puiss’arrêtent, hésitent et retombent droit en annonçant aux dernièressecondes leur chute par un « cri d’enfant » qu’onreconnaît bien. D’ici, les gens de la crête ont l’air d’invisiblesjoueurs alignés qui jouent à la balle.

– Dans l’Argonne, dît Lamuse, mon frèrem’a écrit qu’i’s r’çoivent des tourterelles, qu’i’s disent. C’estdes grandes machines lourdes, lancées de près. Ça arrive, enroucoulant, de vrai, qu’i m’dit, et quand ça pète, tu parles d’unbarouf, qu’i’ m’dit.

– Y a pas pire que l’crapouillot, qui al’air de courir après vous et de vous sauter dessus, et qui éclatedans la tranchée même, rasoche du talus.

– Tiens, tiens, t’as entendu ?

Un sifflement arrivait vers nous, puisbrusquement il s’est éteint. L’engin n’a pas éclaté.

– C’est un obus qui dit merde, constateParadis.

Et on prête l’oreille pour avoir lasatisfaction d’en entendre – ou de ne pas en entendre –d’autres.

Lamuse dit :

– Tous les champs, les routes, lesvillages, ici, c’est couvert d’obus non éclatés, de touscalibres ; des nôtres aussi, faut l’dire. Il doit y en avoirplein la terre, qu’on n’voit pas. Je m’demande comment on fera,plus tard, quand viendra le moment qu’on dira : « C’estpas tout ça, mais faut s’remettre à labourer. »

Et toujours, dans sa monotonie forcenée, larafale de feu et de fer continue : les shrapnells avec leurdétonation sifflante, bondée d’une âme métallique et furibonde, etles gros percutants, avec leur tonnerre de locomotive lancée, quise fracasse subitement contre un mur, et de chargements de rails oude charpentes d’acier qui dégringolent une pente. L’atmosphèrefinit par être opaque et encombrée, traversée de soufflespesants ; et, tout autour, le massacre de la terre continue,de plus en plus profond, de plus en plus complet.

Et même d’autres canons se mettent de lapartie. Ce sont des nôtres. Ils ont une détonation semblable àcelle du 75, mais plus forte, et avec un écho prolongé etretentissant comme de la foudre qui se répercute en montagne.

– C’est les 120 longs. Ils sont sur lalisière du bois, à un kilomètre. Des baths canons, mon vieux, quiressemblent à des lévriers gris. C’est mince et fin du bec, cespièces-là. T’as envie de leur dire « madame ». C’est pascomme le 220 qui n’est qu’une gueule, un seau à charbon, qui cracheson obus de bas en haut. Ça fait du boulot, mais ça ressemble, dansles convois d’artillerie, à des culs-de-jatte sur leur petitevoiture.

La conversation languit. On bâille, par-ci,par-là.

La grandeur et la largeur de ce déchaînementd’artillerie lassent l’esprit. Les voix s’y débattent, noyées.

– J’en ai jamais vu comme ça,d’bombardement, crie Barque.

– On dit toujours ça, remarqueParadis.

– Tout d’même, braille Volpatte. On aparlé d’attaque ces jours-ci. J’te dis, moi, qu’c’estl’commencement de quelque chose.

– Ah ! font simplement lesautres.

Volpatte manifeste l’intention de« piquer un roupillon » et il s’installe par terre,adossé à une paroi, les semelles butées contre l’autre paroi.

On s’entretient de choses diverses. Biquetraconte l’histoire d’un rat qu’il a vu.

– Il était pépère et comaco, tu sais…J’avais ôté mes croquenots, et c’rat, i’ parlait-i’ pas de mettretout l’bord de la tige en dentelles ! Faut dire que j’lesavais graissés.

Volpatte, qui s’immobilisait, se remue etdit :

– Vous m’empêchez de dormir, lesjaspineurs !

– Tu vas pas m’faire croire, vieilledoublure, qu’tu s’rais fichu d’dormir et d’faire schloff avec unbruit et un papafard pareils comme celui qu’y a tout partout làici, dit Marthereau.

– Crôô, répondit Volpatte, quironflait.

– Rassemblement. Marche !

On change de place. Où nous mène-t-on ?On n’en sait rien. Tout au plus sait-on qu’on est en réserve etqu’on nous fait circuler pour consolider successivement certainspoints ou pour dégager les boyaux – où le règlement des passages detroupes est aussi complexe, si l’on veut éviter les embouteillageset les collisions, que l’organisation du passage des trains dansles gares actives. Il est impossible de démêler le sens del’immense manœuvre où notre régiment roule comme un petit rouage,ni ce qui se dessine dans l’énorme ensemble du secteur. Mais,perdus dans le lacis de bas-fonds où l’on va et vientinterminablement, fourbus, brisés et démembrés par desstationnements prolongés, abrutis par l’attente et le bruit,empoisonnés par la fumée – on comprend que notre artilleries’engage de plus en plus et que l’offensive semble avoir changé decôté.

– Halte !

Une fusillade intensive, furieuse, inouïe,battait les parapets de la tranchée où on nous fit arrêter en cemoment-là.

– Fritz en met. I’ craint uneattaque ; i’ s’affole. Ah ! c’qu’il en met !

C’était une grêle dense qui fondait sur nous,hachait terriblement l’espace, raclait et effleurait toute laplaine.

Je regardai à un créneau. J’eus une rapide etétrange vision :

Il y avait, en avant de nous, à une dizaine demètres au plus, des formes allongées, inertes, les unes à côté desautres – un rang de soldats fauchés – et arrivant en nuée, detoutes parts, les projectiles criblaient cet alignement demorts !

Les balles qui écorchaient la terre par raiesdroites en soulevant de minces nuages linéaires, trouaient,labouraient les corps rigidement collés au sol, cassaient lesmembres raides, s’enfonçaient dans des faces blafardes et vidées,crevaient, avec des éclaboussements, des yeux liquéfiés et onvoyait sous la rafale se remuer un peu et se déranger par endroitsla file des morts.

On entendait le bruit sec produit par lesvertigineuses pointes de cuivre en pénétrant les étoffes et leschairs : le bruit d’un coup de couteau forcené, d’un coupstrident de bâton appliqué sur les vêtements. Au-dessus de nous seruait une gerbe de sifflements aigus, avec le chant descendant, deplus en plus grave, des ricochets. Et on baissait la tête sous cepassage extraordinaire de cris et de voix.

– Faut dégager la tranchée.Hue !

On quitte ce fragment infime du champ debataille où la fusillade déchire, blesse et tue à nouveau descadavres. On se dirige vers la droite et vers l’arrière. Le boyaude communication monte. En haut du ravin, on passe devant un postetéléphonique et un groupe d’officiers d’artillerie etd’artilleurs.

Là, nouvelle pause. On piétine et on écoutel’observateur d’artillerie crier des ordres que recueille et répètele téléphoniste enterré à côté :

– Première pièce, même hausse. Deuxdixièmes à gauche. Trois explosifs à une minute !

Quelques-uns de nous ont risqué la têteau-dessus du rebord du talus et ont pu embrasser de l’œil, le tempsd’un éclair, tout le champ de bataille autour duquel notrecompagnie tourne vaguement depuis ce matin.

J’ai aperçu une plaine grise, démesurée, où levent semble pousser, en largeur, de confuses et légères ondulationsde poussière piquées par endroits d’un flot de fumée pluspointu.

Cet espace immense où le soleil et les nuagestraînent des plaques de noir et de blanc, étincelle sourdement deplace en place – ce sont nos batteries qui tirent – et je l’ai vu àun moment, tout entier pailleté d’éclats brefs. À un autre moment,une partie des campagnes s’est estompée sous une taie vaporeuse etblanchâtre : une sorte de tourmente de neige.

Au loin, sur les sinistres champsinterminables, à demi effacés et couleur de haillons, et trouésautant que des nécropoles, on remarque, comme un morceau de papierdéchiré, le fin squelette d’une église et, d’un bord à l’autre dutableau, de vagues rangées de traits verticaux rapprochés etsoulignés, comme les bâtons des pages d’écriture : des routesavec leurs arbres. De minces sinuosités rayent la plaine en long eten large, la quadrillent, et ces sinuosités sont pointilléesd’hommes.

On discerne des fragments de lignes formées deces points humains qui, sorties des raies creuses, bougent sur laplaine à la face de l’horrible ciel déchaîné.

On a peine à croire que chacune de ces tachesminuscules est un être de chair frissonnante et fragile, infinimentdésarmé dans l’espace, et qui est plein d’une pensée profonde,plein de longs souvenirs et plein d’une foule d’images ; onest ébloui par ce poudroiement d’hommes aussi petits que lesétoiles du ciel.

Pauvres semblables, pauvres inconnus, c’estvotre tour de donner ! Une autre fois, ce sera le nôtre. Ànous demain, peut-être, de sentir les cieux éclater sur nos têtesou la terre s’ouvrir sous nos pieds, d’être assaillis par l’arméeprodigieuse des projectiles, et d’être balayés par des soufflesd’ouragan cent mille fois plus forts que l’ouragan.

On nous pousse dans les abris d’arrière. À nosyeux, le champ de la mort s’éteint. À nos oreilles, le tonnerres’assourdit sur l’enclume formidable des nuages. Le bruitd’universelle destruction fait silence. L’escouade s’enveloppeégoïstement des bruits familiers de la vie, s’enfonce dans lapetitesse caressante des abris.

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