Le Feu- Journal d’une Escouade

Chapitre 17La sape

Dans le fouillis d’une distribution de lettresdont les hommes reviennent, qui avec la joie d’une lettre, qui avecla demi-joie d’une carte postale, qui avec un nouveau fardeau, vitereconstitué, d’attente et d’espoir, un camarade, brandissant unpapier, nous apprend une extraordinaire histoire :

– Tu sais, l’père la Fouine, deGauchin ?

– C’vieux ticket qui cherchait untrésor ?

– Eh bien, il l’a trouvé !

– Non ! Tu charries…

– Pisque j’te l’dis, espèce de grosmorceau. Qu’est-ce que tu veux que j’te dise ? La messe ?J’la sais pas… La cour de sa piaule a été marmitée, et près du mur,une caisse pleine de monnaie en a été déterréé : il a reçu sontrésor en plein sur le râble. Même que l’curé s’est aboulé en douceet parlait d’prendre c’miracle à leur compte.

On reste bouche bée.

– Un trésor… Ah ! vrai… Ah !tout d’même, c’vieux manche à poils !

Cette révélation inattendue nous plonge dansun abîme de réflexions.

– Comme quoi on n’sait jamais !

– S’est-on jamais assez foutu de c’vieuxpétard, quand il en f’sait un saladier à propos de son trésor, etqu’i’ nous t’nait la jambe et nous cassait l’bonnet avecça !

– On l’disait bien, là-bas, on n’saitjamais, tu t’rappelles ! On n’se doutait pas comme on avaitraison, tu t’rappelles ?

– Tout de même, y a des choses dont onest sûr, dit Farfadet, qui, depuis qu’on parlait de Gauchin,restait songeur, l’air absent, comme si une figure adorable luisouriait.

– Mais ça, ajouta-t-il, je l’aurais pascru non plus, moi ! … Ce que je vais le trouver fier, levieux, quand je retournerai là-bas, après la guerre !

– On demande un homme de bonne volontépour aider les sapeurs à faire un travail, dit le grandadjudant.

– Plus souvent ! grognent les hommessans bouger.

– C’est utile pour dégager les camarades,reprend l’adjudant.

Alors, on cesse de grogner, quelques têtes selèvent.

– Présent ! dit Lamuse.

– Harnache-toi, mon gros, et viens avecmoi.

Lamuse boucle son sac, roule sa couverture,assujettit ses musettes.

Il est devenu, depuis le temps que sa crised’amour malheureux s’est calmée, plus sombre qu’autrefois, et bienqu’il continue à engraisser par une sorte de fatalité, ils’absorbe, s’isole et ne parle plus guère.

Le soir, quelque chose approche, dans latranchée, montant et descendant selon les bosses et les trous dufond : une forme qui semble nager dans l’ombre, et tendre àcertains moments les bras, comme un appel au secours.

C’est Lamuse. Il nous rejoint. Il est plein deterreau et de boue. Frémissant, ruisselant de sueur, il a l’aird’avoir peur. Ses lèvres remuent et il marmotte :

« Meuh… Meuh… » avant de pouvoirdire une parole qui ait une forme.

– Eh ben quoi ? lui demande-t-onvainement.

Il s’affale dans un coin, entre nous, ets’étend.

On lui offre du vin. Il refuse d’un signe.Puis il se tourne vers moi, un geste de sa tête m’appelle. Quand jesuis près de lui, il me souffle, tout bas, comme dans uneéglise :

– J’ai revu Eudoxie.

Il cherche sa respiration ; sa poitrinesiffle et il reprend, les prunelles fixées sur uncauchemar :

– Elle était pourrie.

– C’était l’endroit qu’on avait perdu,poursuit Lamuse, et que les coloniaux ont r’pris à la fourchette ya dix jours.

» On a d’abord creusé le trou pour la sape.J’en mettais. Comme j’foutais plus d’ouvrage que les autres, j’m’aivu en avant. Les autres élargissaient et consolidaient derrière.Mais voilà que j’trouve des fouillis d’poutres : j’avais tombédans une ancienne tranchée comblée, videmment. À d’micomblée : y avait du vide et d’la place. Au milieu des boutsde bois tout enchevêtrés et qu’j’ôtais un à un de d’vant moi, yavait quéqu’ chose comme un grand sac de terre en hauteur, toutdroit, avec quéqu’ chose dessus qui pendait.

» Voilà une poutrelle qui cède, et c’drôle desac qui m’tombe et me pèse dessus. J’étais coincé et une odeur demacchabée qui m’entre dans la gorge… En haut de c’paquet, il yavait une tête et c’étaient les cheveux que j’avais vus quipendaient.

» Tu comprends, on n’y voyait pas beaucoupclair. Mais j’ai r’connu les cheveux qu’y en a pas d’autres commeça sur la terre, puis le reste de figure, toute crevée et moisie,le cou en pâte, le tout mort depuis un mois, p’t’être. C’étaitEudoxie, j’te dis.

» Oui, c’était c’te femme que j’ai jamais suapprocher avant, tu sais – que j’voyais d’loin, sans pouvoir jamaisy toucher, comme des diamants. Elle courait, tout partout, tu sais.Elle bagotait dans les lignes. Un jour, elle a du r’cevoir uneballe, et rester là morte et perdue, jusqu’au hasard de c’tesape.

» Tu saisis la position. J’étais obligé de lasoutenir d’un bras comme je pouvais, et de travailler de l’autre.Elle essayait d’me tomber d’ssus de tout son poids. Mon vieux, ellevoulait m’embrasser, je n’voulais pas, c’était affreux. Elle avaitl’air de m’dire : « Tu voulais m’embrasser, eh bien,viens, viens donc ! » Elle avait sur le… elle avait là,attaché, un reste de bouquet de fleurs, qu’était pourri aussi, et,à mon nez, c’bouquet fouettait comme le cadavre d’une petitebête.

» Il a fallu la prendre dans mes bras, et tousles deux, tourner doucement pour la faire tomber de l’autre côté.C’était si étroit, si pressé, qu’en tournant, à un moment, j’l’aiserrée contre ma poitrine sans le vouloir, de toute ma force, monvieux, comme je l’aurais serrée autrefois, si elle avait voulu…

» J’ai été une demi-heure à me nettoyer de sontoucher et de c’t’odeur qu’elle me soufflait malgré moi et malgréelle. Ah ! heureusement que j’suis esquinté comme une pauv’bête de somme. »

Il se retourne sur le ventre, ferme ses poingset s’endort, la face enfoncée dans la terre, en son espèce de rêved’amour et de pourriture.

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