Le Feu- Journal d’une Escouade

Chapitre 12Le portique

– Ya du brouillard. Veux-tu qu’on yaille ?

C’est Poterloo qui m’interroge, tournant versmoi sa bonne tête blonde, que ses deux yeux bleu clair semblentrendre transparente.

Poterloo est de Souchez et, depuis que lesChasseurs ont enfin repris Souchez, il a envie de revoir le villageoù il vivait heureux, jadis, quand il était homme.

Pèlerinage dangereux. Ce n’est pas que noussoyons loin ! Souchez est là. Depuis six mois, nous avons vécuet manœuvré dans les tranchées et les boyaux, quasi à portée devoix du village. Il n’y a qu’à grimper directement, d’ici même, surla route de Béthune, le long de laquelle rampe la tranchée et souslaquelle fouillent les alvéoles de nos abris – et qu’à descendrependant quatre ou cinq cents mètres cette route, qui s’enfonce versSouchez. Mais tous ces endroits-là sont régulièrement etterriblement repérés. Depuis leur recul, les Allemands ne cessentd’y envoyer de vastes obus qui tonitruent de temps en temps en noussecouant dans notre sous-sol et dont on aperçoit, dépassant lestalus, tantôt ici, tantôt là, les grands geysers noirs, de terre etde débris, et les amoncellements verticaux de fumée, hauts commedes églises. Pourquoi bombardent-ils Souchez ? On ne sait pas,car il n’y a plus personne ni plus rien dans le village pris etrepris, et qu’on s’est si fort arraché les uns aux autres.

Mais ce matin, en effet, un brouillard intensenous enveloppe, et, à la faveur de ce grand voile que le ciel jettesur la terre, on peut se risquer… On est sûr, tout au moins, de nepas être vu. Le brouillard obstrue hermétiquement la rétineperfectionnée de la saucisse qui doit être quelque part là-hautensevelie dans l’ouate, et il interpose son immense paroi légère etopaque entre nos lignes et les observatoires de Lens et d’Angresd’où l’ennemi nous épie.

– Ça colle ! dis-je à Poterloo.

L’adjudant Bartbe, mis au courant, remue latête de haut en bas, et il abaisse les paupières pour indiquerqu’il ferme les yeux.

Nous nous hissons hors de la tranchée, et nousvoilà tous les deux debout sur la route de Béthune.

C’est la première fois que je marche làpendant le jour. Nous ne l’avons jamais vue que de très loin, cetteroute terrible, que nous avons si souvent parcourue ou traverséepar bonds, courbés dans l’ombre et sous les sifflements.

– Eh bien, tu viens, vieuxfrère ?

Au bout de quelques pas, Poterloo s’est arrêtéau milieu de la route où le coton du brouillard s’effiloche enlongueur, il est là à écarquiller ses yeux bleu horizon, àentrouvrir sa bouche écarlate.

Ah ! là là, ah ! là là !…murmure-t-il.

Tandis que je me tourne vers lui, il me montrela route et me dit en hochant la tête :

– C’est elle. Bon Dieu, dire que c’estelle !… C’bout où nous sommes, j’le connais si bien qu’enfermant les yeux, j’le r’vois tel que, exact, et même i’s’revoittout seul. Mon vieux, c’est affreux, d’la r’voir comme ça. C’étaitune belle route, plantée, tout au long, de grands arbres…

» Et maintenant, qu’est-ce que c’est ?Regarde-moi ça : une espèce de longue chose crevée, triste,triste… Regarde-moi ces deux tranchées de chaque côté, tout du longà vif, c’pavé labouré, troué d’entonnoirs, ces arbres déracinés,sciés, roussis, cassés en bûchers, jetés dans tous les sens, percéspar des balles – tiens, c’t’écumoire, ici ! – ah ! monvieux, mon vieux, tu peux pas t’imaginer c’qu’elle est défigurée,cette route ! »

Et il s’avance, en regardant à chaque pas,avec de nouvelles stupeurs.

Le fait est qu’elle est fantastique, la routede chaque côté de laquelle deux armées se sont tapies etcramponnées, et sur qui se sont mêlés leurs coups pendant un an etdemi. Elle est la grande voie échevelée parcourue seulement par lesballes et par des rangs et des files d’obus, qui l’ont sillonnée,soulevée, recouverte de la terre des champs, creusée et retournéejusqu’aux os. Elle semble un passage maudit, sans couleur, écorchéeet vieille, sinistre et grandiose à voir.

– Si tu l’avais connue ! Elle étaitpropre et unie, dit Poterloo. Tous les arbres étaient là, toutesles feuilles, toutes les couleurs, comme des papillons, et il yavait toujours dessus quelqu’un à dire bonjour en passant :une bonne femme ballottant entre deux paniers ou des gens parlanthaut sur une carriole, dans l’bon vent, avec leurs blouses enballons. Ah ! comme la vie était heureuse autrefois !

Il s’enfonce vers les bords du fleuve brumeuxqui suit le lit de la route, vers la terre des parapets. Il sepenche et s’arrête à des renflements indistincts sur lesquels seprécisent des croix, des tombes, encastrées de distance en distancedans le mur du brouillard, comme des chemins de croix dans uneéglise.

Je l’appelle. On n’arrivera pas si on marchecomme ça d’un pas de procession. Allons !

Nous arrivons, moi en avant et Poterloo qui,la tête brouillée et alourdie de pensées, se traîne derrière,essayant vainement d’échanger des regards avec les choses, a unedépression de terrain. Là, la route est en contrebas, un pli lacache du côté du Nord. En cet endroit abrité, il y a un peu decirculation.

Sur le terrain vague, sale et malade, où del’herbe desséchée s’envase dans du cirage, s’alignent des morts. Onles transporte là lorsqu’on en a vidé les tranchées ou la plaine,pendant la nuit. Ils attendent – quelques-uns depuis longtemps –d’être nocturnement amenés aux cimetières de l’arrière.

On s’approche d’eux doucement. Ils sont serrésles uns contre les autres ; chacun ébauche avec les bras oules jambes, un geste pétrifié d’agonie différent. Il en est quimontrent des faces demi-moisies, la peau rouillée, jaune avec despoints noirs. Plusieurs ont la figure complètement noircie,goudronnée, les lèvres tuméfiées et énormes : des têtes denègres soufflées en baudruche.

Entre deux corps, sortant confusément de l’unou de l’autre, un poignet coupé et terminé par une boule defilaments.

D’autres sont des larves informes, souillées,d’où pointent de vagues objets d’équipement ou des morceaux d’os.Plus loin, on a transporté un cadavre dans un état tel qu’on a dû,pour ne pas le perdre en chemin, l’entasser dans un grillage de filde fer qu’on a fixé ensuite aux deux extrémités d’un pieu. Il a étéainsi porté en boule dans ce hamac métallique, et déposé là. On nedistingue ni le haut, ni le bas de ce corps ; dans le tasqu’il forme, seule se reconnaît la poche béante d’un pantalon. Onvoit un insecte qui en sort et y rentre.

Autour des morts volettent des lettres qui,pendant qu’on les disposait par terre, se sont échappées de leurspoches ou de leurs cartouchières. Sur l’un de ces bouts de papiertout blancs, qui battent de l’aile à la bise, mais que la boueenglue, je lis, en me penchant un peu, une phrase : « Moncher Henri, comme il fait beau temps pour le jour de tafête ! » L’homme est sur le ventre ; il a les reinsfendus d’une hanche à l’autre par un profond sillon ; sa têteest à demi retournée ; on voit l’œil creux et sur la tempe, lajoue et le cou, une sorte de mousse verte a poussé.

Une atmosphère écœurante rôde avec le ventautour de ces morts et de l’amoncellement de dépouilles qui lesavoisine : toiles de tentes ou vêtements en espèce d’étoffemaculée, raidie par le sang séché, charbonnée par la brûlure del’obus, durcie, terreuse et déjà pourrie, où grouille et fouilleune couche vivante. On en est incommodé. Nous nous regardons enhochant la tête et n’osant pas avouer tout haut que ça sentmauvais. On ne s’éloigne pourtant que lentement.

Voici poindre dans la brume des dos courbésd’hommes qui sont joints par quelque chose qu’ils portent. Ce sontdes brancardiers territoriaux chargés d’un nouveau cadavre. Ilsavancent, avec leurs vieilles têtes hâves, ahanant, suant etfaisant la grimace sous l’effort. Porter un mort dans des boyaux, àdeux, lorsqu’il y a de la boue, c’est une besogne presquesurhumaine.

Ils déposent le mort qui est habillé deneuf.

– Y a pas longtemps, va, qu’il étaitd’bout, dit un des porteurs. V’là deux heures qu’il a reçu sa balledans la tête pour avoir voulu chercher un fusil boche dans laplaine : il partait mercredi en permission et voulaitl’apporter chez lui. C’est un sergent du 405e, de laclasse 14. Un gentil p’tit gars, avec ça.

Il nous le montre : il soulève lemouchoir qui est sur la figure : il est tout jeune et a l’airde dormir ; seulement, la prunelle est révulsée, la joue estcireuse, et une eau rose baigne les narines, la bouche et lesyeux.

Ce corps qui met une note propre dans cecharnier, qui, encore souple, penche la tête sur le côté quand onle remue, comme pour être mieux, donne l’illusion puérile d’êtremoins mort que les autres. Mais, moins défiguré, il est,semble-t-il, plus pathétique, plus proche, plus attaché à qui leregarde. Et si nous disions quelque chose devant tout ce monceaud’êtres anéantis, nous dirions : « Le pauvregars ! »

On reprend la route qui, à partir de là,commence à descendre vers le fond où est Souchez. Cette routeapparaît sous nos pas, dans les blancheurs du brouillard, comme uneeffrayante vallée de misère. L’amas des débris, des restes et desimmondices s’accumule sur l’échine fracassée de son pavé et sur sesbords fangeux, devient inextricable. Les arbres jonchent le sol ouont disparu, arrachés, leurs moignons déchiquetés. Les talus sontrenversés ou bouleversés par les obus. Tout le long, de chaque côtéde ce chemin où seules sont debout les croix des tombes, destranchées vingt fois obstruées et recreusées, des trous, despassages sur des trous, des claies sur des fondrières.

À mesure qu’on avance, tout apparaît retourné,terrifiant, plein de pourriture, et sent le cataclysme. On marchesur un pavage d’éclats d’obus. À chaque pas, le pied enheurte ; on se prend comme à des pièges, et on trébuche dansla complication des armes rompues, de machines à coudre, parmi lespaquets de fils électriques, les équipements allemands et français,déchirés dans leur écorce de boue sèche, les monceaux suspects devêtements englués d’un mastic brun rouge. Et il faut veiller auxobus non éclatés qui, partout, sortent leur pointe ou présententleurs culots ou leurs flancs, peints en rouge, en bleu, enbistre.

– Ça, c’est l’ancienne tranchée boche,qu’ils ont fini par lâcher…

Elle est par endroits bouchée ; àd’autres, criblée de trous de marmites. Les sacs de terre ont étédéchirés, éventrés, se sont écroulés, vidés, secoués au vent, lesboiseries d’était ont éclaté et pointent dans tous les sens. Lesabris sont remplis jusqu’au bord par de la terre et par on ne saitquoi. On dirait, écrasé, élargi et limoneux, le lit à demi desséchéd’une rivière abandonnée par l’eau et par les hommes. À un endroit,la tranchée est vraiment effacée par le canon ; le fossé évasés’interrompt et n’est plus qu’un champ de terre fraîche formé detrous placés symétriquement à côté les uns des autres en longueuret en largeur.

J’indique à Poterloo ce champ extraordinaireoù une charrue gigantesque semble avoir passé.

Mais il est préoccupé jusqu’au fond desentrailles par le changement de face du paysage.

Il désigne du doigt un espace dans la plaine,d’un air stupéfait, comme s’il sortait d’un songe.

– Le Cabaret Rouge !

C’est un champ plat dallé de briquescassées.

– Et qu’est-ce que c’est queça ?

Une borne ? Non, ce n’est pas une borne.C’est une tête, une tête noire, tannée, cirée. La bouche est toutede travers, et on voit la moustache qui se hérisse de chaquecôté : une grosse tête de chat carbonisé. Le cadavre – unAllemand – est dessous, enterré en hauteur.

– Et ça ?

C’est un lugubre ensemble formé d’un crânetout blanc, puis à deux mètres du crâne, une paire de bottes, et,entre les deux, un monceau de cuirs effilochés et de chiffonscimentés par une boue brune.

– Viens. Il y a déjà moins de brouillard.Dépêchons-nous.

À cent mètres en avant de nous, dans les ondesplus transparentes du brouillard, qui se déplacent avec nous etnous voilent de moins en moins, un obus siffle et éclate… Il esttombé à l’endroit où nous allons passer.

On descend. La pente s’atténue.

Nous allons côte à côte. Mon compagnon ne ditrien, regarde à droite, à gauche.

Puis il s’arrête encore, comme sur le haut dela route.

J’entends sa voix balbutier, presquebasse :

– Ben quoi ! on y est… C’est qu’on yest…

En effet, nous n’avons pas quitté la plaine,la vaste plaine stérilisée, cautérisée – et cependant nous sommesdans Souchez !

Le village a disparu. Jamais je n’ai vu unepareille disparition de village. Ablain-Saint-Nazaire et Carencygardent encore une forme de localité, avec leurs maisons défoncéeset tronquées, leurs cours comblées de plâtras et de tuiles. Ici,dans le cadre des arbres massacrés – qui nous entourent, au milieudu brouillard, d’un spectre de décor – plus rien n’a deforme : il n’y a pas même un pan de mur, de grille, deportail, qui soit dressé, et on est étonné de constater qu’àtravers l’enchevêtrement de poutres, de pierres et de ferraille,sont des pavés : c’était ici, une rue !

On dirait un terrain vague et sale,marécageux, à proximité d’une ville, et sur lequel celle-ci auraitdéversé pendant des années régulièrement, sans laisser de placevide, ses décombres, ses gravats, ses matériaux de démolitions etses vieux ustensiles : une couche uniforme d’ordures et dedébris parmi laquelle on plonge et l’on avance avec beaucoup dedifficulté, de lenteur. Le bombardement a tellement modifié leschoses qu’il a détourné le cours du ruisseau du moulin et que leruisseau court au hasard et forme un étang sur les restes de lapetite place où il y avait la croix.

Quelques trous d’obus où pourrissent deschevaux gonflés et distendus, d’autres où sont éparpillés lesrestes, déformés par la blessure monstrueuse de l’obus, de ce quiétait des êtres humains.

Voici, en travers de la piste qu’on suit etqu’on gravit comme une débâcle, comme une inondation de débris sousla tristesse dense du ciel, voici un homme étendu comme s’ildormait ; mais il a cet aplatissement étroit contre la terrequi distingue un mort d’un dormeur. C’est un homme de corvée desoupe, avec son chapelet de pains enfilés dans une sangle, lagrappe des bidons des camarades retenus à son épaule par unécheveau de courroies. Ce doit être cette nuit qu’un éclat d’obuslui a creusé puis troué le dos. Nous sommes sans doute les premiersà le découvrir, obscur soldat mort obscurément. Peut-être sera-t-ildispersé avant que d’autres le découvrent. On cherche sa plaqued’identité, elle est collée dans le sang caillé où stagne sa maindroite. Je copie le nom écrit en lettres de sang.

Poterloo m’a laissé faire tout seul. Il estcomme un somnambule. Il regarde, regarde éperdument, partout ;il cherche à l’infini parmi ces choses éventrées, disparues, parmice vide, il cherche jusqu’à l’horizon brumeux.

Puis il s’assoit sur une poutre qui est là, entravers, après avoir, d’un coup de pied, fait sauter une casseroletordue posée sur la poutre. Je m’assois à côté de lui. Il bruinelégèrement. L’humidité du brouillard se résout en gouttelettes etmet un léger vernis sur les choses.

Il murmure :

– Ah zut !… zut !…

Il s’éponge le front : il lève sur moides yeux de suppliant. Il essaye de comprendre, d’embrasser cettedestruction de tout ce coin de monde, de s’assimiler ce deuil. Ilbafouille des propos sans suite, des interjections. Il ôte sonvaste casque et on voit sa tête qui fume. Puis il me dit,péniblement :

– Mon vieux, tu peux pas te figurer, tupeux pas, tu peux pas…

Il souffle :

– Le Cabaret Rouge, où c’est qu’il y ac’te tête de Boche et, tout autour, des fouillis d’ordures…c’t’espèce de cloaque, c’était… sur le bord de la route, une maisonen briques et deux bâtiments bas, à côté… Combien de fois, monvieux, à la place même où on s’est arrêté, combien de fois, là, àla bonne femme qui rigolait sur le pas de sa porte, j’ai dit aurevoir en m’essuyant la bouche et en regardant du côté de Souchezoù je rentrais ! Et après quelques pas, on se retournait pourlui crier une blague ! Oh ! tu peux pas te figurer…

» Mais ça, alors, ça !… »

Il fait un geste circulaire pour me montrertoute cette absence qui l’entoure…

– Faut pas rester ici trop longtemps, monvieux. Le brouillard se lève, tu sais.

Il se met debout avec un effort.

– Allons…

Le plus grave est à faire. Sa maison…

Il hésite, s’oriente, va…

– C’est là… Non, j’ai dépassé. C’est paslà. J’sais pas où c’est où c’que c’était. Ah ! malheur,misère !

Il se tord les mains, en proie au désespoir,se tient difficilement debout au milieu des plâtras et desmadriers. À un moment, perdu dans cette plaine encombrée, sansrepères, il regarde en l’air pour chercher, comme un enfantinconscient, comme un fou. Il cherche l’intimité de ces chambreséparpillée dans l’espace infini, la forme et le demi-jourintérieurs jetés au vent !

Après plusieurs va-et-vient, il s’arrête à unendroit, se recule un peu.

– C’était là. Y a pas d’erreur.Vois-tu : c’est c’te pierre-là qui m’fait reconnaître. Il yavait un soupirail. On voit la trace d’une barre de fer dusoupirail avant qu’i’ se soit envolé.

Il renifle, pense, hochant lentement la têtesans pouvoir s’arrêter.

C’est quand y a plus rien qu’on comprend bienqu’on était heureux. Ah ! était-on heureux !

Il vient à moi, rit nerveusement.

C’est pas ordinaire, ça, hein ? J’suissûr que tu n’as jamais vu ça ; ne pas retrouver sa maison oùon a toujours vécu d’puis toujours…

Il fait demi-tour, et c’est lui quim’entraîne.

– Ben, fichons l’camp, puisqu’y a plusrien. Quand on regard’ra la place des choses pendant uneheure ! Mettons-les, mon pauv’ vieux.

On s’en va. Nous sommes les deux vivantsfaisant tache dans ce lieu illusoire et vaporeux, ce village quijonche la terre, et sur lequel on marche.

On remonte. Le temps s’éclaircit. La brume sedissipe très rapidement. Mon camarade qui fait de grandesenjambées, en silence, le nez par terre, me montre unchamp :

– Le cimetière, dit-il. Il était là avantd’être partout, avant d’avoir tout pris à n’en plus finir, commeune maladie du monde.

À mi-côte, on avance plus lentement. Poterloos’approche de moi.

– Tu vois, c’est trop, tout ça. C’esttrop effacé, toute ma vie jusqu’ici. J’ai peur, tellement c’esteffacé.

– Voyons : ta femme est en bonnesanté, tu le sais ; ta petite fille aussi.

Il prend une drôle de tête :

– Ma femme… J’vas t’dire une chose :ma femme…

– Eh bien ?

– Eh bien, mon vieux, je l’ai r’vue.

– Tu l’as vue ? Je croyais qu’elleétait en pays envahi ?

– Oui, elle est à Lens, chez mes parents.Eh bien, je l’ai vue… Ah ! et puis, après tout, zut !… Jevais tout te raconter ! Eh bien, j’ai été à Lens, il y a troissemaines. C’était le 11. Y a vingt jours, quoi.

Je le regarde, abasourdi… Mais il a bien l’airde dire la vérité. Il bredouille, tout en marchant à côté de moidans la clarté qui s’étend :

– On a dit, tu t’rappelles p’t’êt’… Maist’étais pas là, j’crois… On a dit : faut renforcer le réseaude fils de fer en avant de la parallèle Billard. Tu sais c’que çaveut dire, ça. On n’avait jamais pu le faire jusqu’ici : dèsqu’on sort de la tranchée, on est en vue sur la descente, quis’appelle d’un drôle de nom.

– Le toboggan.

– Oui, tout juste, et l’endroit est aussidifficile la nuit ou par la brume, que par le plein jour, à causedes fusils braqués d’avance sur des chevalets et des mitrailleusesqu’on pointe pendant le jour. Quand i’s n’voient pas, les Bochesarrosent tout.

» On a pris les pionniers de la compagnie horsrang, mais y en a qui ont filoché et on les a remplacés par quéqu’poilus choisis dans les compagnies. J’en ai été. Bon. On sort. Pasun seul coup de fusil ! « Quoi qu’ça veutdire ? », qu’on disait. Voilà-t-il pas qu’on voit unBoche, deux Boches, dix Boches, qui sortent de terre – ces diablesgris-là ! – et nous font des signes en criant :« Kamarad ! » « Nous sommes desAlsaciens » qu’i’ disent en continuant de sortir de leur BoyauInternational. « On vous tirera pas dessus, qu’i’s disent.Ayez pas peur, les amis. Laissez-nous seulement enterrer nosmorts. » Et v’là qu’on travaille chacun de son côté, et mêmequ’on parle ensemble, parce que c’étaient des Alsaciens. Enréalité, i’ disaient du mal de la guerre et de leurs officiers.Not’ sergent savait bien qu’c’est défendu d’entrer en conversationavec l’ennemi et même on nous a lu qu’il fallait causer avec euxqu’à coups de flingue. Mais l’sergent s’disait que c’était uneoccasion unique de renforcer les fils de fer, et pisqu’ils nouslaissaient travailler contre eux, y avait qu’à en profiter…

» Or, voilà un des Boches qui s’met àdire : « Y aurait-i’ pas quelqu’un d’entre vous qui soyedes pays envahis et qui voudrait avoir les nouvelles de safamille ? »

» Mon vieux, ça a été plus fort que moi. Sanssavoir si c’était bien ou mal, j’m’ai avancé, et j’ai dit :« Ben, y a moi. » Le Boche me pose des questions. J’yréponds que ma femme est à Lens, chez ses parents, avec la p’tite.I’ m’demande où elle loge. J’y explique, et i’ dit qu’i’ voit çad’ici. « Écoute, qu’i’ m’dit, j’vas y porter une lettre, etnon seul’ment une lettre, mais même la réponse j’teporterai. » Puis, tout d’un coup, i’ s’frappe son front,c’Boche, et i’ s’rapproche d’moi : « Écoute, mon vieux,bien mieux encore. Si tu veux faire c’que j’te dis, tu la verras,ta femme, et aussi tes gosses, et tout, comme j’te vois. » I’m’raconte que pour ça, y a qu’à aller avec lui, à telle heure, avecune capote boche et un calot qu’i’ m’aura. I m’mêleraît à la corvéede charbon dans Lens ; on irait jusqu’à chez nous. J’pourraisvoir, à condition de m’planquer et de n’pas m’faire voir, attenduqu’i’ répond des hommes qui s’ront d’la corvée, mais qu’y a, dansla maison, des sous-offs dont il n’répondait pas… Eh bien, monvieux, j’ai accepté ! »

– C’était grave !

– Bien sûr oui, c’tait grave. Je m’suisdécidé tout d’un coup, sans réfléchir, sans vouloir réfléchir, vuqu’j’étais ébloui à l’idée que j’allais revoir mon monde, et siaprès j’étais fusillé, eh bien, tant pis donnant donnant. C’estl’offre de la loi et de la d’mande, comme dit l’autre,pas ?

» Mon vieux, ça n’a pas fait une arnicoche.L’seul avatar c’est qu’ils ont eu du boulot à m’trouver un calotassez large, parce que, tu sais, j’ai la tête très forte. Mais çamême ça c’est arrangé : on m’a déniché, à la fin, une boîte àpoux assez grande pour que ma tête puisse y contenir. J’aijustement des bottes boches, celles à Caron, tu sais. Alors, nousv’là partis dans les tranchées boches (même qu’elles sont salementpareilles aux nôtres) avec ces espèces de camarades boches quim’disaient en très bon français – comme çui que j’cause – de n’pasm’en faire.

» Y a pas eu d’alerte, rien. Pour aller, ça aété. Tout s’est passé si en douce et si simplement que jem’figurais pas qu’j’étais un Boche à la manque. On est arrivé àLens à la nuit tombante. J’m’rappelle avoir passé devant la Percheet avoir pris la rue du Quatorze-Juillet. J’voyais des gens de laville qui naviguaient dans les rues comme dans nos cantonnements.J’les r’connaissais pas à cause du soir ; eux non plus, àcause du soir aussi, et aussi, à cause de l’énormité de la chose…I’ f’sait noir à n’pas pouvoir s’mett’ l’doigt dans l’œil quandj’suis arrivé dans l’jardin d’mes parents.

» Le cœur me battait ; j’en étais touttremblant des pieds à la tête comme si je n’étais plus qu’uneespèce de cœur. Et je me r’tenais pour ne pas rigoler tout haut, eten français, encore, tellement j’étais heureux, ému. Le kamarade medit : « Tu vas passer une fois, puis une autre fois, enregardant dans la porte et la fenêtre. Tu r’garderas sans en avoirl’air… Méfie-toi… » Alors, je m’ressaisis, j’avale monémotion, v’lan, d’un coup. C’était un chic type, ce bougre-là,parce qu’il écopait salement si je m’faîsais poisser, hé ?

» Tu sais, chez nous, comme tout partout dansle Pas-de-Calais, les portes d’entrée des maisons sont divisées endeux : en bas, ça forme une sorte de barrière jusqu’àmi-corps, et en haut ça forme comme qui dirait volet. Comme ça, onpeut fermer seulement la moitié d’en bas de la porte et être àmoitié chez soi.

» Le volet était ouvert, la chambre, qui estla salle à manger et aussi la cuisine bien entendu, était éclairée,on entendait des voix.

» J’ai passé en tendant l’cou de côté. Il yavait, rosées, éclairées, des têtes d’hommes et de femmes autour dela table ronde et de la lampe. Mes yeux se sont jetés sur elle, surClotilde. Je l’ai bien vue. Elle était assise entre deux types, dessous-offs, je crois, qui lui parlaient. Et quoi qu’ellefaisait ? Rien ; elle souriait, en penchant gentiment safigure entourée d’un léger petit cadre de cheveux blonds où lalampe mettait de la dorure.

» Elle souriait. Elle était contente. Elleavait l’air d’être bien, à côté de cette gradaille boche, de cettelampe et de ce feu qui me soufflait une tiédeur que jereconnaissais. J’ai passé, puis je me suis r’tourné, et j’airepassé. Je l’ai revue, toujours avec son sourire. Pas un sourireforcé, non, un vrai sourire, qui venait d’elle, et qu’elle donnait.Et pendant l’temps d’éclair que j’ai passé dans les deux sens, j’aipu voir aussi ma gosse qui tendait les mains vers un gros bonhommegalonné et essayait de lui monter sur les genoux, et puis, à côté,qui donc ça que j’reconnaissais ? C’était Madeleine Vandaërt,la femme de Vandaërt, mon copain de la 19e, qui a ététué à la Marne, à Montyon.

» Elle le savait qu’il avait été tué,puisqu’elle était en deuil. Et elle, elle rigolait, elle riaitcarrément, j’te l’dis… et elle regardait l’un et l’autre avec unair de dire : « Comme j’suis bien ici ! »

» Ah ! mon vieux, j’suis sorti d’là etj’ai buté dans les kamarades qui attendaient pour me ram’ner.Comment je suis revenu, je pourrais pas le dire. J’étais assommé.J’suis marché en trébuchant comme un maudit. I’ n’aurait pas fallum’emmerder, à ce moment-là ! J’aurais gueulé tout haut ;j’aurais fait un escandale pour me faire tuer et qu’ce soye fini decette sale vie !

» Tu saisis ? Elle souriait, ma femme, maClotilde, ce jour-là de la guerre ! Alors quoi ? Ilsuffit qu’on soit pas là pendant un temps pour qu’on ne compteplus ? Tu fous le camp de chez toi pour aller à la guerre, ettout à l’air cassé ; et pendant que tu l’crois, on se fait àton absence, et peu à peu tu deviens comme si tu n’étais pas, vuqu’on s’passe de toi pour être heureuse comme avant et poursourire. Ah ! bon sang ! Je ne parle pas de l’autre garcequi riait, mais ma Clotilde, à moi, qui, à ce moment-là que j’ai vupar hasard, à c’moment-là, qu’on dise ce qu’on voudra, se fichaitpas mal de moi !

» Et encore si elle avait été avec des amis,des parents ; mais non, justement avec des sous-offs boches.Dis-moi, y avait-il pas de quoi sauter dans la chambre, lui foutreune paire de gifles et tordre le cou à c’t’aut’ poule endeuil !

» Oui, oui, j’ai pensé à l’faire. J’sais bienque j’allais fort… J’étais emballé, quoi.

» Note que j’veux pas en dire plus que je nedis. C’est une bonne fille, Clotilde. J’la connais et j’aiconfiance en elle : pas d’erreur, tu sais : si j’étaisbousillé, elle pleurerait toutes les larmes de son corps pourcommencer. Elle me croit vivant, j’l’accorde, mais s’agit pas d’ça.Elle ne peut pas s’empêcher d’être bien, et satisfaite, ets’épanouir, dès lors qu’elle a un bon feu, une bonne lampe et de lacompagnie, que j’y soye ou que j’y soye pas… »

J’entraînai Poterloo.

– Tu exagères, mon vieux. Tu te fais desidées absurdes, voyons…

On avait marché tout doucement. On étaitencore au bas de la côte. Le brouillard s’argentait avant de s’enaller tout à fait. Il allait y avoir du soleil, il y avait dusoleil.

Poterloo regarda et dit :

– On va faire le tour par la route deCarency et remonter par-derrière.

Nous obliquâmes dans les champs. Au bout dequelques instants, il me dit :

– J’exagère, tu crois ? Tu dis quej’exagère ?

Il réfléchit :

– Ah !

Puis il ajouta avec ce hochement de tête quine l’avait pas beaucoup quitté ce matin-là :

– Mais enfin ! Tout d’même, y a unfait…

Nous grimpâmes la pente. Le froid s’étaitchangé en tiédeur. Arrivés à une plateforme de terrain :

– Asseyons-nous encore un petit coupavant de rentrer, proposa-t-il.

Il s’assit, lourd d’un monde de réflexions quis’enchevêtraient. Son front se plissait. Puis il se tourna vers moid’un air embarrassé comme s’il avait un service à me demander.

– Dis donc, vieux, je m’demande si j’airaison.

Mais après m’avoir regardé, il regardait leschoses comme s’il voulait les consulter plus que moi.

Une transformation se faisait dans le ciel etsur la terre. Le brouillard n’était presque plus qu’un rêve. Lesdistances se dévoilaient. La plaine étroite, morne, grise,s’agrandissait, chassait ses ombres et se colorait. La clarté lacouvrait peu à peu, de l’est à l’ouest, comme deux ailes.

Et voilà que là-bas, à nos pieds, on a vuSouchez entre les arbres. À la faveur de la distance et de lalumière, la petite localité se reconstituait aux yeux, neuve desoleil !

– Est-ce que j’ai raison ? répétaPoterloo, plus vacillant, plus incertain.

Avant que j’aie pu parler, il se répondit àlui-même, d’abord presque à voix basse, dans la lumière :

– Elle est toute jeune, tu sais ; çaa vingt-six ans. Elle ne peut pas r’tenir sa jeunesse ; ça luisort de partout et, quand elle se repose à la lampe et au chaud,elle est bien obligée de sourire ; et, même si elle riait auxéclats, ce serait tout bonnement sa jeunesse qui lui chant’raitdans la gorge. C’est point à cause des autres, à vrai dire, c’est àcause d’elle. C’est la vie. Elle vit. Eh oui, elle vit, voilà tout.C’est pas d’sa faute si elle vit. Tu voudrais pas qu’ellemeure ? Alors, qu’est-ce que tu veux qu’elle fasse ?Qu’elle pleure, rapport à moi et aux Boches, tout le long dujour ? Qu’elle rouspète ? On peut pas pleurer tout letemps ni rouspéter pendant dix-huit mois. C’est pas vrai. Il y atrop longtemps, que j’te dis. Tout est là.

Il se tait pour regarder le panorama deNotre-Dame-de-Lorette, maintenant tout illuminé.

– C’est kif-kif la gosse qui, quand ellese trouve à côté d’un bonhomme qui ne parle pas de l’envoyerballer, finit par chercher à lui monter sur les genoux. Elleaimerait p’t’êt’ mieux que ce soit son oncle ou un ami de son père– p’t’êt’ – mais elle essaie tout de même auprès de celui qui estseul à être toujours là, même si c’est un gros cochon àlunettes.

» Ah ! s’écrie-t-il en se levant, et envenant gesticuler devant moi, on pourrait m’répondre une bonnechose : si je revenais pas de la guerre, j’dirais :« Mon vieux, t’es fichu, plus de Clotilde, plus d’amour !Tu vas être remplacé un jour ou l’autre dans son cœur. Y a pas àtourner : ton souvenir, le portrait de toi qu’elle porte enelle, il va s’effacer peu à peu et un autre se mettra dessus etelle recommencera une autre vie. » Ah ! si j’rev’naispas ! »

Il a un bon rire.

– Mais j’ai bien l’intention derevenir ! Ah ! ça oui, faut être là. Sans ça !… Fautêtre là, vois-tu, reprend-il plus grave. Sans ça, si tu n’es paslà, même si tu as affaire à des saints ou à des anges, tu finiraspar avoir tort. C’est la vie. Mais j’suis là.

Il rit.

– J’suis même un peu là, comme ondit !

Je me lève aussi et lui frappe surl’épaule.

– Tu as raison, mon vieux frère. Tout çafinira.

Il se frotte les mains. Il ne s’arrête plus deparler.

– Oui, bon sang, tout ça finira. T’enfais pas.

» Oh ! je sais bien qu’il y aura duboulot pour que ça finisse, et plus encore après. Faudra bosser. Etj’dis pas seulement bosser avec les bras.

» Faudra tout r’faire. Eh bien, on refera. Lamaison ? Partie. Le jardin ? Plus nulle part. Eh bien, onrefera la maison. On refera le jardin. Moins y aura et plus onrefera. Après tout, c’est la vie, et on est fait pour refaire,pas ? On r’fera aussi la vie ensemble et le bonheur ; onrefera les jours, on refera les nuits.

» Et les autres aussi. Ils referont leurmonde. Veux-tu que je te dise ? Ça sera peut-être moins longqu’on croit…

» Tiens, j’vois très bien Madeleine Vandaërtépousant un autre gars. Elle est veuve ; mais, mon vieux, y adix-huit mois qu’elle est veuve. Crois-tu qu’c’est pas une tranche,ça, dix-huit mois ? On n’porte même plus l’deuil, j’crois,autour de c’temps-là ! On ne fait pas attention à ça quand ondit : « C’est une garce ! » et quand onvoudrait, en somme, qu’elle se suicide ! Mais, mon vieux, onoublie, on est forcé d’oublier. C’est pas les autres qui fontça ; c’est même pas nous-mêmes ; c’est l’oubli, voilà, jela retrouve tout d’un coup et de la voir rigoler ça m’a chamboulé,tout comme si son mari venait d’être tué d’hier – c’est humain –mais quoi ! Y a une paye qu’il est clamsé, le pauv’ gars. Y alongtemps ; y a trop longtemps. On n’est plus les mêmes. Mais,attention, faut r’venir, faut être là ! On y sera et ons’occupera de redevenir ! »

En chemin, il me regarde, cligne de l’œil et,ragaillardi d’avoir trouvé une idée où appuyer ses idées :

– J’vois ça d’ici, après la guerre, tousceux de Souchez se remettant au travail et à la vie… Quelleaffaire ! Tiens, le père Ponce, mon vieux, ce numéro-là !Il était si tellement méticuleux que tu l’voyais balayer l’herbe deson jardin avec un balai d’crin, ou, à genoux sur sa pelouse,couper le gazon avec une paire d’ciseaux. Eh bien, il s’paiera çaencore ! Et Mme Imaginaire, celle qu’habitait une desdernières maisons du côté du château de Carleul, une forte femmequ’avait l’air de rouler par terre comme si elle avait eu desroulettes sous le gros rond de ses jupes. Elle pondait un enfanttous les ans. Réglé, recta : une vraie mitrailleuse àgosses ! Eh bien a r’prendra c’t’occupation à tour d’bras.

Il s’arrête, réfléchit, sourit à peine,presque en lui-même :

– … Tiens j’vais t’dire, j’ai r’marqué…Ça n’a pas grande importance, ça, insiste-t-il, comme gênésubitement par la petitesse de cette parenthèse – mais j’air’marqué (on r’marque ça d’un coup d’œil en r’marquant aut’ chose),que c’était plus propre chez nous que d’mon temps…

On rencontre par terre de petits rails quirampent perdus dans le foin séché sur pied. Poterloo me montre, desa botte, ce bout de voie abandonné, et sourit :

– Ça, c’est notre chemin de fer. C’est untortillard, qu’on appelle. Ça doit vouloir dire « qui segrouille pas ». Il n’allait pas vite ! Un escargot yaurait tenu le pied ! On le refera. Mais il n’ira pas plusvite, certainement. Ça lui est défendu !

Quand nous arrivâmes en haut de la côte, il seretourna et jeta un dernier coup d’œil sur les lieux massacrés quenous venions de visiter. Plus encore que tout à l’heure, ladistance recréait le village à travers les restes d’arbres qui,diminués et rognés, semblaient de jeunes pousses. Mieux encore quetout à l’heure, le beau temps disposait sur ce groupement blanc etrose de matériaux d’une apparence de vie et même un semblant depensée. Les pierres subissaient la transfiguration du renouveau. Labeauté des rayons annonçait ce qui serait, et montrait l’avenir. Lafigure du soldat qui contemplait cela s’éclairait aussi d’un refletde résurrection. Le printemps et l’espoir y déteignaient ensourire ; et ses joues roses, ses yeux bleus si clairs et sessourcils jaune d’or avaient l’air peints de frais.

On descend dans le boyau. Le soleil y donne.Le boyau est blond, sec et sonore. J’admire sa belle profondeurgéométrique, ses parois lisses polies par la pelle, et j’éprouve dela joie à entendre le bruit franc et net que font nos semelles surle fond de terre dure ou sur les caillebotis, petits bâtis de boisposés bout à bout et formant plancher.

Je regarde ma montre. Elle me fait voir qu’ilest neuf heures ; et elle me montre aussi un cadrandélicatement colorié où se reflète un ciel bleu et rose, et la finedécoupure des arbustes qui sont plantés là, au-dessus des bords dela tranchée.

Et Poterloo et moi nous nous regardonségalement, avec une sorte de joie confuse ; on est content dese voir, comme si on se revoyait ! Il me parle, et moi quisuis bien habitué pourtant à son accent du Nord qui chante, jedécouvre qu’il chante.

Nous avons eu de mauvais jours, des nuitstragiques, dans le froid, dans l’eau et la boue. Maintenant, bienque ce soit encore l’hiver, une première belle matinée nous apprendet nous convainc qu’il va avoir bientôt, encore une fois, leprintemps. Déjà le haut de la tranchée s’est orné d’herbe verttendre et il y a, dans les frissons nouveau-nés de cette herbe, desfleurs qui s’éveillent. C’en sera fini des jours rapetissés etétroits. Le printemps vient d’en haut et d’en bas. Nous respirons àcœur joie, nous sommes soulevés.

Oui, les mauvais jours vont finir. La guerreaussi finira, que diable ! Et elle finira sans doute danscette belle saison qui vient et qui déjà nous éclaire et commence ànous caresser avec sa brise.

Un sifflement. Tiens, une balle perdue…

Une balle ? Allons donc ! C’est unmerle !

C’est drôle comme c’était pareil… Les merles,les oiseaux qui crient doucement, la campagne, les cérémonies dessaisons, l’intimité des chambres, habillées de lumière… Oh !la guerre va finir, on va revoir à jamais les siens : lafemme, les enfants, ou celle qui est à la fois la femme etl’enfant, et on leur sourit dans cet éclat jeune qui, déjà, nousréunit.

… À la fourche des deux boyaux, sur le champ,au bord, voici comme un portique. Ce sont deux poteaux appuyés l’unsur l’autre avec, entre eux, un enchevêtrement de fils électriquesqui pendent comme des lianes. Cela fait bien. On dirait unarrangement, un décor de théâtre. Une mince plante grimpante enlacel’un des poteaux et, en la suivant des yeux, on voit qu’elle a déjàosé aller de l’un à l’autre.

Bientôt, à longer ce boyau dont le flancherbeux frissonne comme les flancs d’un beau cheval vivant, nousaboutissons dans notre tranchée de la route de Béthune.

Voici notre emplacement. Les camarades sontlà, groupés. Ils mangent, jouissent de la bonne température.

Le repas fini, on nettoie les gamelles ou lesassiettes en aluminium avec un bout de pain…

– Tiens, y a plus de soleil !

C’est vrai. Un nuage s’étend et l’a caché.

– I’va même flotter, mes petits gars, ditLamuse.

– Voilà bien notre veine ! Justementpour le départ !

– Sacré pays, milédi ! ditFouillade.

Le fait est que ce climat du Nord ne vaut pasgrand-chose. Ça bruine, ça brouillasse, ça fume, ça pleut. Et,quand il y a du soleil, le soleil s’éteint vite au milieu de cegrand ciel humide.

Nos quatre jours de tranchées sont finis. Larelève aura lieu à la tombée du soir. On se prépare lentement audépart. On remplit et on range le sac, les musettes. On donne uncoup au fusil et on l’enveloppe.

Il est déjà quatre heures. La brume tombevite. On devient indistincts les uns aux autres.

– Bon sang, la voici, la pluie !

Quelques gouttes. Puis c’est l’averse.Oh ! là là là ! On ajuste des capuchons, des toiles detente. On rentre dans l’abri en pataugeant et en se mettant de laboue aux genoux, aux mains et aux coudes, car le fond de latranchée commence à être gluant. Dans la guitoune, on a à peine letemps d’allumer une bougie posée sur un bout de pierre, et degrelotter autour.

– Allons, en route !

On se hisse dans l’ombre mouillée et venteusedu dehors. J’entrevois la puissante carrure de Poterloo : Noussommes toujours à côté l’un de l’autre dans le rang. Je lui criequand on se met en marche :

– Tu es là, mon vieux ?

– Oui, d’vant toi, me crie-t-il en seretournant.

Il reçoit dans ce mouvement une gifle de ventet de pluie, mais il rit. Il a toujours sa bonne figure heureuse dece matin. Ce n’est pas une averse qui lui ôtera le contentementqu’il emporte dans son cœur ferme et solide, et ce n’est pas unemaussade soirée qui éteindra le soleil que j’ai vu, il y a quelquesheures, entrer dans sa pensée.

On marche. On se bouscule. On fait quelquesfaux pas… La pluie ne cesse pas et l’eau ruisselle dans le fond dela tranchée. Les caillebotis branlent sur le sol devenu mou :quelques-uns penchent à droite ou à gauche et on y glisse. Et puis,dans le noir, on ne les voit pas, et il arrive qu’aux tournants onmet le pied à côté, dans les trous d’eau.

Je ne perds pas des yeux, dans le gris de lanuit, le poil ardoisé du casque de Poterloo, ruisselant comme untoit sous l’averse, et son large dos garni d’un carré de toilecirée qui miroite. Je lui emboîte le pas et, de temps en temps, jel’interpelle et il me répond – toujours de bonne humeur, toujourscalme et fort.

Quand il n’y a plus de caillebotis, on piétinedans la boue épaisse. Il fait noir, maintenant. On s’arrêtebrusquement, et je suis jeté sur Poterloo. On entend, en avant, uneinvective demi-furieuse :

– Ben quoi, vas-tu avancer ? On vaêtre coupés !

– J’peux pas décoller mesreposoirs ! répond une voix piteuse.

L’enlisé arrive enfin à se dégager, et il nousfaut courir pour rattraper le reste de la compagnie. On commence àhaleter et à geindre et à pester contre ceux qui sont en tête. Onpose les pieds au petit bonheur : on fait des faux pas, on seretient aux parois, et on a les mains enduites de boue. La marchedevient une débandade pleine de bruit de ferraille et dejurons.

La pluie redouble. Second arrêt subit. Il y ena un qui est tombé ! Brouhaha.

Il se relève. On repart. Je m’évertue à suivrede tout près le casque de Poterloo, qui luit faiblement dans lanuit devant mes yeux, et je lui crie de temps en temps :

– Ça va ?

– Oui, oui, ça va, me répond-il, enreniflant et en soufflant, mais de sa voix toujours sonore etchantante.

Le sac tire et fait mal aux épaules, secouédans cette course houleuse sous l’assaut des éléments. La tranchéeest bouchée par un éboulement frais dans lequel on s’enfonce… Onest obligé d’arracher ses pieds de la terre molle et adhérente, enles levant très haut à chaque pas. Puis, ce passage laborieusementfranchi, on redégringole tout de suite dans le ruisseau glissant.Les souliers ont tracé au fond deux ornières étroites où le pied seprend comme dans un rail, ou bien il y a des flaques où il entre àgrand floc. Il faut, à un endroit, se baisser très bas pour passerau-dessous du pont massif et gluant qui franchit le boyau, et cen’est pas sans peine qu’on y arrive. On est forcé de s’agenouillerdans la boue, de s’écraser par terre et de ramper à quatre pattespendant quelques pas. Un peu plus loin, il nous faut évoluer enempoignant un piquet que le détrempage du sol a fait pencher detravers juste au milieu du passage.

On parvient à un carrefour.

– Allons, en avant ! maniez-vous,les gars ! dit l’adjudant, qui s’est plaqué dans uneencoignure pour nous laisser passer et nous parler. L’endroit n’estpas bon.

– On est éreinté, meugle une voix sienrouée et si haletante que je ne reconnais pas le parleur.

– Zut ! j’en ai marre, j’reste là,gémit un autre à bout de souffle et de force.

– Que voulez-vous que j’y fasse ?répond l’adjudant, c’est pas d’ma faute, hé ? Allons,grouillez-vous, l’endroit est mauvais. Il a été marmité à ladernière relève !

On va au milieu de la tempête d’eau et devent. Il semble qu’on descende, qu’on descende, dans un trou. Onglisse, on tombe et on bute contre la paroi, on se rejette debout.Notre marche est une espèce de longue chute où l’on se retientcomme on peut et où on peut. Il s’agit de trébucher devant soi etle plus droit possible.

Où sommes-nous ? Je lève la tête, malgréles vagues de pluie, hors de ce gouffre où nous nous débattons. Surle fond à peine distinct du ciel couvert, je découvre le rebord dela tranchée, et voici tout d’un coup apparaître à mes yeux,dominant ce bord, une espèce de poterne sinistre faite de deuxpoteaux noirs penchés l’un sur l’autre, au milieu desquels pendcomme une chevelure arrachée. C’est le portique.

– En avant ! En avant !

Je baisse la tête et je ne vois plusrien ; mais j’entends à nouveau les semelles entrer dans lavase et en sortir, le cliquetis des fourreaux de baïonnette, lesexclamations sourdes et le halètement précipité des poitrines.

Encore une fois, remous violent. On stoppebrusquement et comme tout à l’heure je suis jeté sur Poterloo etm’appuie sur son dos, son dos fort, solide, comme une colonned’arbre, comme la santé et l’espoir. Il me crie :

– Courage, vieux, on arrive !

On s’immobilise. Il faut reculer… Nom deDieu !… Non, on avance à nouveau !

Tout à coup, une explosion formidable tombesur nous. Je tremble jusqu’au crâne, une résonance métalliquem’emplit la tête, une odeur brûlante de soufre me pénètre lesnarines et me suffoque. La terre s’est ouverte devant moi. Je mesens soulevé et jeté de côté, plié, étouffé et aveuglé à demi danscet éclair de tonnerre… Je me souviens bien pourtant : pendantcette seconde où, instinctivement, je cherchais, éperdu, hagard,mon frère d’armes, j’ai vu son corps monter, debout, noir, les deuxbras étendus de toute leur envergure, et une flamme à la place dela tête !

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