Le Feu- Journal d’une Escouade

Chapitre 7Embarquement

Barque, le lendemain, prit la parole etdit :

– J’vas t’expliquer ce qui en est. Y en aqui gou…

Un féroce coup de sifflet coupa sonexplication, net, à cette syllabe.

On était dans une gare, sur un quai. Unealerte nous avait, dans la nuit, arrachés au sommeil et au village,et on avait marché jusqu’ici. Le repos était fini ; onchangeait de secteur ; on nous lançait ailleurs. On avaitdisparu de Gauchin à la faveur des ténèbres, sans voir les choseset les gens, sans leur dire adieu du regard, sans en emporter unedernière image.

… Une locomotive manœuvrait, proche à nouscoudoyer, et elle braillait à pleins poumons. Je vis la bouche deBarque, bouchée par la vocifération de cette voisine colossale,prononcer un juron : et j’apercevais grimacer, en proie àl’impuissance et à l’assourdissement, les autres faces, casquées etceinturées de jugulaires – car nous étions sentinelles dans cettegare.

– Après toi ! glapit Barque,furieux, en s’adressant au sifflet empanaché.

Mais le terrible appareil continuait de plusbelle à renfoncer impérieusement les paroles dans les gorges. Quandil se tut, et que son écho tinta dans nos oreilles, le fil dudiscours était rompu à jamais, et Barque se contenta de conclurebrièvement :

– Oui.

Alors, on regarda autour de soi.

On était perdus dans une espèce de ville.

Des rames de wagons interminables, des trainsde quarante à soixante voitures, formaient comme des rangées demaisons aux façades sombres, basses et identiques, séparées par desruelles. Devant nous, longeant l’agglomération des maisonsroulantes, la grande ligne, la rue sans bornes où les rails blancsdisparaissaient à une extrémité et à une autre, dévorés parl’éloignement. Des tronçons de trains, des trains entiers, engrandes colonnes horizontales, s’ébranlaient, se déplaçaient et sereplaçaient. On entendait de toutes parts le martèlement régulierdes convois sur le sol cuirassé, des sifflements stridents, letintement de la cloche d’avertissement, le fracas métallique etplein des colosses cubiques qui ajustaient leurs moignons d’acier,avec des contrecoups de chaînes et des retentissements dans lalongue carcasse vertébrée du convoi. Au rez-de-chaussée du bâtimentqui s’élevait au centre de la gare, comme une mairie, le grelotprécipité du télégraphe et du téléphone roulant, ponctué d’éclatsde voix. Tout autour, sur le sol charbonneux : les hangars àmarchandises, les magasins bas dont on entrevoyait par les porchesles intérieurs encombrés, les cabanes des aiguilleurs, lehérissement des aiguilles, les colonnes à eau, les pylônes de fer àclaire-voie dont les fils réglaient le ciel comme du papier àmusique ; par-ci par-là, les disques, et, surmontant dans lanuée cette cité sombre et plate, deux grues à vapeur semblables àdes clochers.

Plus loin, dans des terrains vagues et desemplacements vides, aux alentours du dédale des quais et desbâtisses, stagnaient des voitures militaires et des camions ets’alignaient des files de chevaux, à perte de vue.

– Tu parles d’un business que ça vaêtre !

– Tout le corps d’armée qu’on commenced’embarquer a c’soir !

– Tiens, en v’là qui arrivent.

Un nuage, qui couvrait un tremblement bruyantde roues et un roulement de sabots de chevaux, approchait,grossissant dans l’avenue de la gare qu’on embrassait par l’enfiléedes constructions.

– Y a déjà des canons d’embarqués.

Sur des wagons plats là-bas, entre deux longsdépôts pyramidaux de caisses, on voyait, en effet, des profils deroues, et des becs effilés de pièces. Caissons, canons et rouesétaient bariolés, tigrés, de jaune, de marron et de vert.

– I’s sont camouflés. Là-bas, y a biendes chevaux qui sont peints. Tiens, pige çui-là, là, qu’a lespattes larges et qu’on dirait qu’il a des pantalons ? Eh ben,l’était blanc et on y a foutu une peinture pour qu’i’ change sacouleur.

Le cheval en question se tenait à l’écart desautres, qui semblaient s’en méfier, et présentait une teintegrisâtre jaunâtre, manifestement mensongère.

– L’pauv’ bougre ! dit Tulacque.

– Tu vois, les bourins, dit Paradis, nonseulement on les fait tuer, mais on les emmerde.

– C’est pour leur bien, queveux-tu !

– Eh oui, nous aussi, c’est pour not’bien !

Sur le soir, des soldats arrivèrent. De touscôtés, il en coulait vers la gare. On voyait des gradés sonorescourir sur le front des files. On limitait les débordementsd’hommes et on les enserrait le long des barrières ou dans descarrés palissadés, un peu partout. Les hommes formaient lesfaisceaux, déposaient leurs sacs et, n’ayant pas le droit desortir, attendaient, enterrés côte à côte dans la pénombre.

Les arrivées se succédaient avec une ampleurcroissante, à mesure que le crépuscule s’accentuait. En même tempsque les troupes, affluaient des automobiles. Ce fut bientôt ungrondement sans arrêt : des limousines, au milieu d’unegigantesque marée de petits, de moyens et de gros camions. Toutcela se rangeait, se calait, se tassait dans des emplacementsdésignés. Un vaste murmure de voix et de bruits divers sortait decet océan d’êtres et de voitures qui battait les abords de la gareet commençait à s’y infiltrer par endroits.

– C’est rien ça encore, dit Cocon,l’homme-statistique. Rien qu’à l’ État-Major du Corps d’Armée, il ya trente autos d’officier, et tu sais pas, ajouta-t-il, combien i’faudra de trains de cinquante wagons pour embarquer tout le Corps –bonhommes et camelote – sauf, bien entendu, les camions, quirejoindront le nouveau secteur avec leurs pattes ? N’cherchepas, bec d’amour. Il en faudra quatre-vingt-dix.

– Ah ! zut alors ! Et y en atrente-trois, d’Corps !

– Y en a même trente-neuf,pouilleux !

L’agitation augmente. La gare se peuple et sesur-peuple. Aussi loin que l’œil peut discerner une forme ou unspectre de forme, c’est un tohu-bohu et une organisationmouvementée comme une panique. Toute la hiérarchie des gradéss’éploie et donne, passe, repasse, comme des météores, et, agitantdes bras où brillent les galons, multiplie les ordres et lescontre-ordres que portent, en se faufilant, les plantons et lescyclistes ; les uns lents, les autres évoluant en traitsrapides comme des poissons dans l’eau.

Voilà le soir, décidément. Les taches forméespar les uniformes des poilus groupés autour des monticules desfaisceaux deviennent indistinctes et se mêlent à la terre, puisleur foule est décelée seulement par la lueur des pipes et descigarettes. À certains endroits au bord des groupements, la suiteininterrompue des petits points clairs festonne l’obscurité commeune banderole illuminée de rue en fête.

Sur cette étendue confuse et houleuse, lesvoix mélangées font le bruit de la mer qui se brise sur lerivage ; et, surmontant ce murmure sans limites, des ordresencore, des cris, des clameurs, le remue-ménage de quelquedéballage et de quelque transbordement, des fracas demarteaux-pilons redoublant leur sourd effort parmi les ombres, etdes rugissements de chaudières.

Dans l’immense assombrissement, plein d’hommeset de choses, partout, les lumières commencent à s’allumer.

Ce sont les lampes électriques des officierset des chefs de détachement, et les lanternes à acétylène descyclistes qui promènent en zigzag, çà et là, leur point intensémentblanc et leur zone de résurrection blafarde.

Un phare à acétylène éclôt, aveuglant, etrépand un dôme de jour. D’autres phares trouent et déchirent legris du monde.

La gare prend alors un aspect fantastique. Desformes incompréhensibles surgissent et plaquent le bleu-noir duciel. Des amoncellements s’ébauchent, vastes comme les ruines d’uneville. On perçoit le commencement de files démesurées de choses quis’enfoncent dans la nuit. On devine des masses profondes dont lespremiers reliefs jaillissent d’un gouffre d’inconnu.

À notre gauche, des détachements de cavalierset de fantassins s’avancent toujours comme une inondation épaisse.On entend se propager le brouillard des voix. On voit quelquesrangs se dessiner dans un coup de lumière phosphorescente ou unelueur rouge, et on prête l’oreille à de longues traînées derumeurs.

Dans des fourgons dont on perçoit, à la flammetournoyante et nuageuse des torches, les masses grises et lesgueules noires, des tringlots embarquent des chevaux à l’aide deplans inclinés. Ce sont des appels, des exclamations, unpiétinement frénétique de lutte, et les furibonds tapements desabots d’une bête rétive – insultée par son conducteur – contre lespanneaux du fourgon où on l’a claustrée.

À côté, on transporte des voitures sur deswagons-tombereaux. Un fourmillement encercle une colline de bottesde fourrage. Une multitude éparse s’acharne sur d’énormes assisesde ballots.

– V’là trois heures qu’on est sur sonpivot, soupire Paradis.

– Et ceux-là, qui c’est ?

On voit dans des échappées de lumière unebande de lutins, entourés de vers luisants, poindre et disparaître,emportant de bizarres instruments.

– C’est la Section de projecteurs, ditCocon.

– Te v’là en songement, toi, camarade,qu’est-ce que tu songes ?

– Il y a quatre Divisions, à cette heure,au Corps d’Armée, répond Cocon. Ça change : quelquefois c’esttrois, des fois, c’est cinq. Pour le moment, c’est quatre. Etchacune de nos divisions, reprend l’homme-chiffre que notreescouade a la gloire de posséder, renferme trois R.I. – régimentsd’infanterie ; deux B.C.P. – bataillons de chasseurs àpied ; – un R.I.T. – régiment d’infanterie territoriale – sanscompter les régiments spéciaux, Artillerie, Génie, Train, etc.,sans non plus compter l’ État-Major de la D.I. et les services nonembrigadés, rattachés directement à la D.I. Un régiment de ligne àtrois bataillons occupe quatre trains : un pour l’E.M., laCompagnie de mitrailleuses et la C.H.R. (compagnie hors rang), etun par bataillon. Toutes les troupes n’embarqueront pas ici :les embarquements s’échelonneront sur la ligne selon le lieu descantonnements et la date des relèves.

– J’suis fatigué, dit Tulacque. On mangepas assez du consistant, vois-tu. On s’tient debout parce que c’estla mode, mais on n’a plus d’force ni d’verdure.

– Je m’suis renseigné, reprend Cocon. Lestroupes, les vraies troupes, ne s’embarqueront qu’à partir dumilieu de la nuit. Elles sont encore rassemblées çà et là dans lesvillages à dix kilomètres à la ronde. C’est d’abord tous lesservices du Corps d’Armée qui partiront et les E.N.E. – élémentsnon endivisionnés, explique obligeamment Cocon, c’est-à-direrattachés directement au C.A.

« Parmi les E.N.E., tu ne verras pas leBallon, ni l’Escadrille : c’est des trop gros meubles, quinaviguent par leurs seuls moyens avec leur personnel, leursbureaux, leurs infirmeries. Le régiment de chasseurs est un autrede ces E.N.E. »

– Y a pas d’régiment de chasseurs, ditétourdiment Barque. C’est des bataillons. Vu qu’on dit : telbataillon de chasseurs.

On voit dans l’ombre Cocon hausser ses épaulesnoires, et ses lunettes jeter un éclair méprisant.

– T’as vu ça, bec de cane ? Eh bien,tu sauras, si t’es si malin, qu’les chasseurs à pied et leschasseurs à cheval, ça fait deux.

– Zut ! dit Barque, j’oubliais les àcheval.

– Que ça ! fit Cocon. Comme E.N.E.du Corps d’Armée, y a l’Artillerie de Corps, c’est-à-direl’artillerie centrale qui est en plus de celle des divisions. Ellecomprend l’A.L. – artillerie lourde, – l’A.T. – artillerie detranchées, – les P.A. – parcs d’artillerie, – les auto-canons, lesbatteries contre-avions, est-ce que je sais ! Il y a le Génie,la Prévôté, à savoir le Service des cognes à pied et à cheval, leService de Santé, le Service vétérinaire, un escadron du Train deséquipages, un régiment territorial pour la garde et les corvées duQ.G. – Quartier Général, – le Service de l’Intendance (avec leConvoi administratif, qu’on écrit C.V.A.D. pour ne pas l’écrireC.A. comme le Corps d’Armée).

« Il y a aussi le Troupeau de Bétail, leDépôt de Remonte, etc. ; le Service Automobile – tu parlesd’une ruche de filons dont j’pourrais t’parler pendant une heure sij’voulais – le Payeur, qui dirige les Trésors et Postes, le Conseilde Guerre, les Télégraphistes, tout le Groupe électrogène. Tout çaa des directeurs, des commandants, des branches et dessous-branches, et c’est pourri de scribes, de plantons etd’ordonnances, et tout l’bazar à la voile. Tu vois d’ici au milieud’quoi s’trouve un général commandant de Corps ! »

À ce moment, nous fûmes environnés par ungroupe de soldats porteurs, en plus de leur harnachement, decaisses et de paquets ficelés dans du papier, qu’ils traînaientcahin-caha et posèrent à terre en faisant : ouf.

– C’est les secrétaires d’ État-Major.Ils font partie du Q.G. – du Quartier Général – c’est-à-dire dequelque chose comme la suite du Général. Ils trimbalent, quand ilsdéménagent, leurs caisses d’archives, leurs tables, leurs registreset toutes les petites saletés qu’il leur faut pour leurs écritures.Tiens, tu vois, ça, c’est une machine à écrire que ces deux-là – cevieux papa et c’petit boudin – emportent, la poignée enfilée dansun fusil. Ils sont en trois bureaux, et il y a aussi la Section duCourrier, la Chancellerie, la S.T.C.A. – Section Topographique duCorps d’Armée – qui distribue les cartes aux divisions et fait descartes et des plans, d’après les aéros, les observateurs et lesprisonniers. C’est les officiers de tous les bureaux qui, sous lesordres d’un sous-chef et d’un chef – deux colons – formentl’État-Major du C.A. Mais le Q.G. proprement dit, qui comprendaussi des ordonnances, des cuisiniers, des magasiniers, desouvriers, des électriciens, des gendarmes, et les cavaliers del’Escorte, est commandé par un commandant.

À ce moment, nous recevons un terriblerenfoncement collectif.

– Eh ! attention !rangez-vous ! crie, en guise d’excuse, un homme qui, aidé deplusieurs autres, pousse une voiture vers les wagons.

Le travail est laborieux. Le sol est en penteet la voiture, dès qu’on cesse de s’arc-bouter contre elle et de secramponner aux roues, recule. Les hommes sombres se pressent surelle en grinçant et grondant, comme sur un monstre, au sein desténèbres.

Barque, tout en se frottant les reins,interpelle un des équipiers forcenés :

– Penses-tu y arriver, vieuxcanard ?

– Nom de Dieu ! brame celui-ci, toutà son affaire, gare à ce pavé ! Vous allez m’fusiller mabagnole !

Dans un brusque mouvement il bouscule ànouveau Barque, et, cette fois, le prend à partie :

– Pourquoi qu’t’es là, dedans d’fumier,outil !

– Non, mais tu s’ rais pasalcoolique ? riposte Barque. Pourquoi qu’j’suis là ! Elleest bonne, celle-là ! Dis donc, bande de poux, tu m’lacopieras !

– Rangez-vous ! crie une voixnouvelle qui conduit des hommes pliés sous des faix disparates maispareillement écrasants…

On ne peut plus rester nulle part. On gênepartout. On avance, on se disperse, on recule dans cette mêlée.

– En plus, j’le dis, continue Cocon,impassible comme un savant, il y a les Divisions, organiséeschacune à peu près comme un Corps d’Armée…

– Oui, on sait, passe la main !

– Il en fait un chambard, c’tréteau, dansson écurie à roulettes, constate Paradis. Ça doit être labelle-mère d’un autre.

– C’est, j’parie, l’tétard du major, çuique l’véto disait qu’c’était un veau en train de d’venir unevache.

– C’est bien organisé tout d’même, toutça, y a pas à dire ! admire Lamuse, refoulé par un flotd’artilleurs portant des caisses.

– C’est vrai, concède Marthereau, pourconduire tout c’fourbi à la voile, faut pas être une bande denavets, et pas non plus une bande de flans… Bon Dieu, faisattention où c’que ru poses tes ribouis maudits, peau d’tripe, bêtenoire !

– Tu parles d’un déménagement. Quandj’m’ai installé à Marcoussis avec ma famille, ça a fait moinsd’chichi. C’est vrai que j’suis pas chichiard non plus.

On se tait et alors on entend Cocon quidit :

– Pour voir passer toute l’arméefrançaise qui tient les lignes – je ne parle pas de c’qui estinstallé en arrière, où il y a deux fois plus d’hommes encore, etdes services comme des ambulances qu’ont coûté 9 millions et quivous évacuent des 7000 malades par jour – pour la voir passer dansdes trains de soixante wagons qui se suivraient sans arrêt à unquart d’heure d’intervalle, il faudrait quarante jours et quarantenuits.

– Ah ! disent-ils.

Mais c’est trop pour leur imagination ;ils se désintéressent, se dégoûtent de la grandeur de ces chiffres.Ils bâillent, et suivent d’un œil larmoyant, dans le bouleversementdes galopades, des cris, de la fumée, des mugissements, des lueurset des éclairs – au loin, sur un embrasement de l’horizon, la ligneterrible du train blindé qui passe.

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