Le Feu- Journal d’une Escouade

Chapitre 21Le poste de secours

À partir d’ici, on est en vue desobservatoires ennemis et il ne faut plus quitter les boyaux. Onsuit d’abord celui de la route des Pylônes. La tranchée est creuséesur le côté de la route, et la route s’est effacée : lesarbres en ont été extirpés ; la tranchée l’a, tout au long, àmoitié rongée et avalée ; et ce qui restait a été envahi parla terre et par l’herbe, et mêlé aux champs par la longueur desjours. À certains endroits de la tranchée, là où un sac de terre acrevé en laissant une alvéole boueuse, on retrouve, à hauteur deses yeux, l’empierrage de l’ex-route rogné à vif, ou bien lesracines des arbres de bordure qui ont été abattus et incorporés àla substance du talus. Celui-ci est découpé et inégal comme unevague de terre, de débris et d’écume sombre, crachée et poussée parl’immense plaine jusqu’au bord du fossé.

On parvient à un nœud de boyaux ; ausommet du tertre bousculé qui se profile sur la nuée grise, unlugubre écriteau est piqué obliquement dans le vent. Le réseau desboyaux devient de plus en plus étroit ; et les hommes qui, detous les points du secteur, s’écoulent vers le Poste de Secours, semultiplient et s’accumulent dans les chemins profonds.

Les mornes ruelles sont jalonnées de cadavres.Le mur est interrompu à intervalles irréguliers, jusqu’en bas, pardes trous tout neufs, des entonnoirs de terre fraîche, quitranchent sur le terrain malade d’alentour, et là, des corpsterreux sont accroupis, les genoux aux dents, ou appuyés sur laparoi, muets et debout comme leurs fusils qui attendent à côtéd’eux. Quelques-uns de ces morts restés sur pied tournent vers lessurvivants leurs faces éclaboussées de sang, ou, orientés ailleurs,échangent leur regard avec le vide du ciel.

Joseph s’arrête pour souffler. Je lui discomme à un enfant :

– Nous approchons, nous approchons.

La voie de désolation, aux remparts sinistres,se rétrécit encore. On a une sensation d’étouffement, un cauchemarde descente qui se resserre, s’étrangle, et dans ces bas-fonds dontles murailles semblent aller se rapprochant, se refermant, on estobligé de s’arrêter, de se faufiler, de peiner et de déranger lesmorts et d’être bousculés par la file désordonnée de ceux qui, sansfin, inondent l’arrière : des messagers, des estropiés, desgémisseurs, des crieurs, frénétiquement hâtés, empourprés par lafièvre, ou blêmes et secoués visiblement par la douleur.

Toute cette foule vient enfin déferler,s’amonceler et geindre dans le carrefour où s’ouvrent les trous duPoste de Secours.

Un médecin gesticule et vocifère pour défendreun peu de place libre contre cette marée montante qui bat le seuilde l’abri. Il pratique, en plein air, à l’entrée, des pansementssommaires, et on dit qu’il ne s’est pas arrêté, non plus que sesaides, de toute la nuit et de toute la journée, et qu’il fait unebesogne surhumaine.

En sortant de ses mains, une partie desblessés est absorbée par le puits du Poste, une autre est évacuée àl’arrière sur le Poste de Secours plus vaste aménagé dans latranchée de la route de Béthune.

Dans ce creux étroit que dessine le croisementdes fossés, comme au fond d’une espèce de cour des miracles, nousavons attendu deux heures, ballottés, serrés, étouffés, aveuglés,nous montant les uns sur les autres comme du bétail, dans une odeurde sang et de viande de boucherie. Des faces s’altèrent, secreusent, de minute en minute. Un des patients ne peut plus retenirses larmes, les lâche à flots, et, secouant la tête, en arrose sesvoisins. Un autre, qui saigne comme une fontaine, crie :« Eh là ! attention à moi ! ». Un jeune, lesyeux allumés, lève les bras et hurle d’un air de damné :« J’brûle ! » et il gronde et souffle comme unbûcher.

Joseph est pansé. Il se fraye un passagejusqu’à moi et me tend la main.

– Ce n’est pas grave, paraît-il ;adieu, me dit-il.

Nous sommes tout de suite séparés par lacohue. Le dernier regard que je lui jette me le montre, la figuredéfaite, mais absorbé par son mal, distrait, se laissant conduirepar un brancardier divisionnaire qui a posé sa main sur son épaule.Soudain, je ne le vois plus.

À la guerre, la vie, comme la mort, voussépare sans même qu’on ait le temps d’y penser.

On me dit de ne pas rester là, de descendredans le Poste de Secours pour me reposer avant de repartir.

Il y a deux entrées, très basses, trèsétroites, à ras du sol. À celle-ci affleure la bouche d’une galerieen pente, étroite comme une conduite d’égout. Pour pénétrer dans leposte, il faut d’abord se retourner et s’engager à reculons enpliant le corps dans ce tube rétréci où le pied sent se dessinerdes marches : tous les trois pas, une marche haute.

Quand on est entré là-dedans, on est commepris, et on a d’abord l’impression qu’on n’aura pas la place, ni dedescendre, ni de remonter. En s’enfonçant dans ce gouffre, oncontinue le cauchemar d’étouffement qu’on a subi graduellement àmesure qu’on avançait dans les entrailles des tranchées avant desombrer jusqu’ici. De tous côtés, on se cogne, on frotte, on estempoigné par l’étroitesse du passage, on est arrêté, coincé. Ilfaut changer de place ses cartouchières en les faisant glisser surson ceinturon, et prendre ses musettes dans ses bras, contre sapoitrine. À la quatrième marche, l’étranglement augmente encore eton a un moment d’angoisse : si peu qu’on lève le genou pouravancer en arrière, le dos porte contre la voûte. À cet endroit-là,il faut se traîner à quatre pattes, toujours à reculons. À mesurequ’on descend dans la profondeur, une atmosphère empestée et lourdecomme de la terre, vous ensevelit. La main éprouve le contact,froid, gluant, sépulcral, de la paroi d’argile. Cette terre vouspèse de tous côtés, vous enlinceule dans une lugubre solitude, etvous touche la figure de son souffle aveugle et moisi. Auxdernières marches, qu’on met longtemps à gagner – on est assaillipar la rumeur ensorcelée qui monte du trou, chaude, comme d’uneespèce de cuisine.

Quand on arrive enfin en bas de ce boyau àéchelons, qui vous coudoie et vous étreint à chaque pas, le mauvaisrêve n’est pas terminé : on se trouve dans une cave où règnel’obscurité, très longue, mais étroite, qui n’est qu’un couloir, etqui n’a pas plus d’un mètre cinquante de hauteur. Si on cesse de seplier et de marcher les genoux fléchis, on se heurte violemment latête aux madriers qui plafonnent l’abri et, invariablement, onentend les arrivants grogner plus ou moins fort, selon leur humeur,et leur état : « Ben, heureusement que j’ai moncasque ! »

Dans une encoignure, on distingue le gested’un être accroupi. C’est un infirmier de garde qui, monotone, dità chaque arrivant : « Ôtez la boue de vos souliers avantd’entrer. » C’est ainsi qu’un tas de boue s’accumule, danslequel on bute et on s’empêtre, au bas des marches, au seuil de cetenfer.

Dans le brouhaha des lamentations et desgrondements, dans l’odeur forte qu’un foyer innombrable de plaiesentretient là, dans ce décor papillotant de caverne, peuplé d’unevie confuse et inintelligible, je cherche d’abord à m’orienter. Defaibles flammes de chandelles luisent le long de l’abri, n’effaçantl’obscurité qu’aux places où elles la piquent. Au fond, au loin,comme au bout des oubliettes d’un souterrain, apparaît une vaguelumière de jour ; ce trouble soupirail permet d’apercevoir degrands objets rangés le long du couloir : des brancards bascomme des cercueils. Puis on entrevoit se déplacer, autour etpar-dessus, des ombres penchées et cassées et, contre les murs,grouiller des files et des grappes de spectres.

Je me retourne. Du côté opposé à celui oùfiltre la lointaine lumière, une cohue est massée devant une toilede tente tendue de la voûte jusqu’au sol. Cette toile de tenteforme, de la sorte, un réduit dont on voit l’éclairementtransparaître à travers le tissu d’ocre, d’aspect huilé. Dans ceréduit, à la clarté d’une lampe à acétylène, on pique contre letétanos. Quand la toile se soulève pour faire sortir puis pourlaisser entrer quelqu’un, on voit s’éclabousser brutalement delumière les mises débraillées et haillonneuses des blessés quistationnent devant, attendant la piqûre, et qui, courbés par leplafond bas, assis, agenouillés ou rampants, se poussent pour nepas perdre leur tour ou prendre celui d’un autre, en criant :« Moi ! », « Moi ! »,« Moi ! », comme des abois. Dans ce coin où remuecette lutte contenue, les puanteurs tièdes de l’acétylène et deshommes sanglants sont terribles à avaler.

Je m’en écarte. Je cherche ailleurs où mecaser, où m’asseoir. J’avance un peu, tâtonnant, toujours penché,recroquevillé, et les mains en avant.

À la faveur d’une pipe qu’un fumeur incendie,je vois devant moi un banc chargé d’êtres.

Mes yeux s’habituent à la pénombre qui stagnedans la cave, et je discerne à peu près cette rangée de personnagesdont des bandages et des emmaillotements tachent pâlement les têteset les membres.

Éclopés, balafrés, difformes – immobiles ouagités – cramponnés sur cette espèce de barque, ils figurent,clouée là, une collection disparate de souffrances et demisères.

L’un d’eux, tout d’un coup, crie, se lève àdemi, et se rassoit. Son voisin, dont la capote est déchirée et latête nue, le regarde et lui dit :

– Quand tu te désoleras !

Et il redit cette phrase plusieurs fois, auhasard, les yeux fixés devant lui, les mains sur les genoux.

Un jeune homme assis au milieu du banc parletout seul. Il dit qu’il est aviateur. Il a des brûlures sur un côtédu corps et à la figure. Il continue à brûler dans la fièvre, et illui semble qu’il est encore mordu par les flammes aiguës quijaillissaient du moteur. Il marmotte : « Gott mituns ! » puis : « Dieu est avecnous ! »

Un zouave, au bras en écharpe, et qui, inclinéde côté, porte son épaule comme un fardeau déchirant, s’adresse àlui :

– T’es l’aviateur qu’est tombé,s’pas ?

– J’en ai vu des choses… répondl’aviateur, péniblement.

– Moi aussi, j’en ai vu !interrompit le soldat. Y en a qui battraient des ailes, s’ilsavaient vu ce que j’ai vu.

– Viens t’asseoir ici, me dit un deshommes du banc en me faisant une place. T’es blessé ?

– Non, j’ai conduit ici un blessé et jevais repartir.

– T’es pire que blessé, alors. Vienst’asseoir.

– Moi, je suis maire dans mon pays,explique un des assis, mais quand je rentrerai, personne ne mereconnaîtra, tellement longtemps j’ai été triste.

– Voilà quatre heures que j’suis attachésur ce banc, gémit une sorte de mendiant dont la main trépide, quia la tête baissée, le dos rond, et tient son casque sur ses genouxcomme une sébile palpitante.

– On attend d’être évacué, tu sais,m’apprend un gros blessé qui halète, transpire, a l’air de bouillirde toute sa masse ; sa moustache pend comme à moitié décolléepar l’humidité de sa face.

Il présente deux larges yeux opaques, et on nevoit pas sa blessure.

– C’est ça même, dit un autre. Tous lesblessés de la brigade viennent se tasser ici l’un après l’autre,sans compter ceux d’ailleurs. Oui, regarde-moi ça : c’est ici,c’trou, la boîte aux ordures de toute la brigade.

– J’suis gangrené, j’suis écrasé, j’suisen morceaux à l’intérieur, psalmodiait un blessé qui, la tête dansses mains, parlait entre ses doigts. Pourtant, jusqu’à la semainedernière, j’étais jeune et j’étais propre. On m’a changé :maintenant j’n’ai plus qu’un vieux sale corps tout défait àtraîner.

– Moi, dit un autre, hier j’avaisvingt-six ans. Et maintenant, quel âge j’ai ?

Il essaye de lever pour qu’on la voie safigure branlante et flétrie, usée en une nuit, vidée de chair, avecles trous des joues et des orbites, et une flamme de veilleuse quis’éteint dans l’œil huileux.

– Ça m’fait mal ! dit, humblement,un être invisible.

– Quand tu t’désoleras ! répètel’autre, machinalement.

Il y eut un silence. L’aviateurs’écria :

– Les officiants essayaient, des deuxcôtés, de se couvrir la voix.

– Qu’est-ce que c’est que ça ? fitle zouave étonné.

– C’est-i’ qu’tu déménages, mon pauv’vieux ? demanda un chasseur blessé à la main, un bras lié aucorps, en quittant un instant des yeux sa main momifiée pourconsidérer l’aviateur.

Celui-ci avait les regards perdus, et essayaitde traduire un mystérieux tableau que partout il portait devant sesyeux.

– D’en haut, du ciel, on ne voit pasgrand-chose, vous savez. Dans les carrés des champs et les petitstas de villages, les chemins font comme du fil blanc. On découvreaussi certains filaments creux qui ont l’air d’avoir été tracés parla pointe d’une épingle qui écorcherait du sable fin. Ces réseauxqui festonnent la plaine d’un trait régulièrement tremblé, c’estles tranchées. Dimanche matin, je survolais la ligne de feu. Entrenos premières lignes, et leurs premières lignes, entre les bordsextrêmes, entre les franges des deux armées immenses qui sont là,l’une contre l’autre, à se regarder et à ne pas se voir enattendant – il n’y a pas beaucoup de distance : des foisquarante mètres, des fois soixante. À moi, il me paraissait qu’iln’y avait qu’un pas, à cause de la hauteur géante où je planais. Etvoici que je distingue, chez les Boches et chez nous, dans ceslignes parallèles qui semblaient se toucher, deux remuementspareils : une masse, un noyau animé et, autour, comme desgrains de sable noirs éparpillés sur du sable gris. Ça ne bougeaitguère ; ça n’avait pas l’air d’une alerte ! Je suisdescendu quelques tours pour comprendre.

» J’ai compris : c’était dimanche etc’étaient deux messes qui se célébraient sous mes yeux :l’autel, le prêtre et le troupeau des types. Plus je descendais,plus je voyais que ces deux agitations étaient pareilles, siexactement pareilles que ça avait l’air idiot. Une des cérémonies –au choix – était le reflet de l’autre. Il me semblait que je voyaisdouble. Je suis descendu encore ; on ne me tirait pas dessus.Pourquoi ? Je n’en sais rien. Alors, j’ai entendu. J’aientendu un murmure – un seul. Je ne recueillais qu’une prière quis’élevait en bloc, qu’un seul bruit de cantique qui montait au cielen passant par moi. J’allais et venais dans l’espace pour écouterce vague mélange de chants qui étaient l’un contre l’autre, maisqui se mêlaient tout de même – et plus ils essayaient de sesurmonter l’un l’autre, plus ils s’unissaient dans les hauteurs duciel où je me trouvais suspendu.

» J’ai reçu des shrapnells au moment ou, trèsbas, je distinguais les deux cris terrestres dont était fait leurcri : « Gott mit uns ! » et« Dieu est avec nous ! » et je me suisrenvolé. »

Le jeune homme hocha sa tête couverte delinges. Il était comme affolé par ce souvenir.

– Je me suis dit, à ce moment :« Je suis fou ! »

– C’est la vérité des choses qu’estfolle, dit le zouave.

Les yeux luisants de délire, le narrateurtâchait de rendre la grande impression émouvante qui l’assiégeaitet contre laquelle il se débattait.

– Non ! mais quoi ! fit-il.Figurez-vous ces deux masses identiques qui hurlent des chosesidentiques et pourtant contraires, ces cris ennemis qui ont la mêmeforme. Qu’est-ce que le bon Dieu doit dire, en somme ? Je saisbien qu’il sait tout ; mais, même sachant tout, il ne doit passavoir quoi faire.

– Quelle histoire ! cria lezouave.

– I’ s’fout bien de nous, va, t’en faispas.

– Et pis, qu’est-ce que ça a de rigolo,tout ça ? Les coups de fusil parlent bien la même langue, pas,et ça n’empêche pas les peuples de s’engueuler avec, etcomment !

– Oui, dit l’aviateur, mais il n’y aqu’un seul Dieu. Ce n’est pas le départ des prières que je necomprends pas, c’est leur arrivée.

La conversation tomba.

– Y a un tas de blessés étendus,là-dedans, me montra l’homme aux yeux dépolis. Je me demande, oui,je m’demande comment on a fait pour les descendre là. Ça a dû êtreterrible, leur dégringolade jusqu’ici.

Deux coloniaux, durs et maigres, qui sesoutenaient comme deux ivrognes, arrivèrent, butèrent contre nous,et reculèrent, cherchant par terre une place où tomber.

– Ma vieille, achevait de raconter l’un,d’un organe enroué, dans c’boyau que j’te dis, on est resté troisjours sans ravitaillement, trois jours pleins sans rien, rien. Queveux-tu, on buvait son urine, mais c’était pas ça.

L’autre, en réponse, expliqua qu’autrefois ilavait eu le choléra :

– Ah ! c’est une sale affaire,ça : de la fièvre, des vomissements, des coliques : monvieux, j’en étais malade !

– Mais aussi, gronda tout d’un coupl’aviateur qui s’acharnait à poursuivre le mot de la gigantesqueénigme, à quoi pense-t-il, ce Dieu, de laisser croire comme çaqu’il est avec tout le monde ? Pourquoi nous laisse-t-il tous,tous, crier côte à côte comme des dératés et des brutes :« Dieu est avec nous ! » « Non, pas du tout,vous faites erreur, Dieu est avec nous ! »

Un gémissement s’éleva d’un brancard, etpendant un instant voleta tout seul dans le silence, comme sic’était une réponse.

– Moi, dit alors une voix de douleur, jene crois pas en Dieu. Je sais qu’il n’existe pas – à cause de lasouffrance. On pourra nous raconter les boniments qu’on voudra, etajuster là-dessus tous les mots qu’on trouvera, et qu’oninventera : toute cette souffrance innocente qui sortiraitd’un Dieu parfait, c’est un sacré bourrage de crâne.

– Moi, reprend un autre des hommes dubanc, je ne crois pas en Dieu, à cause du froid. J’ai vu des hommesdev’nir des cadavres p’tit à p’tit, simplement par le froid. S’il yavait un Dieu de bonté, il y aurait pas le froid. Y a pas à sortirde là.

– Pour croire en Dieu, il faudrait qu’iln’y ait rien de c’qu’y a. Alors, pas, on est loin decompte !

Plusieurs mutilés, en même temps, sans sevoir, communient dans un hochement de tête de négation.

– Vous avez raison, dit un autre, vousavez raison.

Ces hommes en débris, ces vaincus isolés etépars dans la victoire, ont un commencement de révélation. Il y a,dans la tragédie des événements, des minutes où les hommes sont nonseulement sincères, mais véridiques, et où on voit la vérité sureux, face à face.

– Moi, fit un nouvel interlocuteur, si jen’y crois pas, c’est…

Une quinte de toux terrible continuaaffreusement la phrase. Quand il s’arrêta de tousser, les jouesviolettes, mouillé de larmes, oppressé, on lui demanda :

– Par où c’que t’es blessé,toi ?

– J’suis pas blessé, j’suis malade.

– Oh alors ! dit-on, d’un accent quisignifiait : tu n’es pas intéressant.

Il le comprit et fit valoir samaladie :

– J’suis foutu. J’crache le sang. J’aipas d’forces ; et, tu sais, ça r’vient pas quand ça s’en vapar là.

– Ah, ah, murmurèrent les camarades,indécis, mais convaincus malgré tout de l’infériorité des maladiesciviles sur les blessures.

Résigné, il baissa la tête et répéta tout bas,pour lui-même :

– J’peux pus marcher, où veux-tu quej’aille ?

Dans le gouffre horizontal qui, de brancard enbrancard, s’allonge en se rapetissant, à perte de vue, jusqu’aublême orifice de jour, dans ce vestibule désordonné où çà et làclignotent de pauvres flammes de chandelles qui rougeoient etparaissent fiévreuses, et où se jettent de temps en temps des ailesd’ombres, un remous s’élève on ne sait pourquoi. On voit s’agiterle bric-à-brac des membres et des têtes, on entend des appels etdes plaintes se réveiller l’un l’autre, et se propager, tels desspectres invisibles. Les corps étendus ondulent, se replient, seretournent.

Je distingue, dans cette espèce de bouge, ausein de cette houle de captifs, dégradés et punis par la douleur,la masse épaisse d’un infirmier dont les lourdes épaules tanguentcomme un sac porté transversalement, et dont la voix de stentor serépercute au galop dans la cave :

– T’as encore touché à ton bandage,enfant d’veau, verminard ! tonitrue-t-il. J’vas te l’refaireparce que c’est toi, mon coco, mais, si tu y r’touches, tu verrasce que je te ferai !

Le voici dans la grisaille, qui tourne unebande de toile autour du crâne d’un bonhomme tout petit, presquedebout, porteur de cheveux hérissés et d’une barbe soufflée enavant, et qui, les bras ballants, se laisse faire en silence.

Mais l’infirmier l’abandonne, regarde à terreet s’exclame avec retentissement :

– Qu’est-ce que c’est que d’ça ? Eh,dis donc, l’ami, t’es pas des fois maboule ? En voilà desmanières, de s’coucher sur un blessé !

Et sa main volumineuse secoue un corps, et ildégage, non sans souffler et sacrer, un second corps flasque surlequel le premier s’était étendu comme sur un matelas – tandis quele nabot au bandage, aussitôt laissé libre, sans mot dire, porteles mains à sa tête et essaie à nouveau d’ôter le pansement qui luienserre le crâne.

…Une bousculade, des cris : des ombres,perceptibles sur un fond lumineux, paraissent extravaguer dansl’ombre de la crypte. Ils sont plusieurs, éclairés par une bougieautour d’un blessé, et, secoués, le maintiennent à grand-peine surson brancard. C’est un homme qui n’a plus de pieds. Il porte auxjambes des pansements terribles, avec des garrots pour réfrénerl’hémorragie. Ses moignons ont saigné dans les bandelettes de toileet il semble avoir des culottes rouges. Il a une figure de diable,luisante et sombre, et il délire. On pèse sur ses épaules et sesgenoux : cet homme qui a les pieds coupés veut sauter hors dubrancard pour s’en aller.

– Laissez-moi partir ! râle-t-ild’une voix que la colère et l’essoufflement font chevroter – basseavec de soudaines sonorités comme une trompette dont on voudraitsonner trop doucement. Bon Dieu, laissez-moi m’barrer, que j’vousdis. Han !… Non, mais vous n’pensez pas que j’vas resterici ! Allons, dégagez, ou je vous saute sur lespattes !

Il se contracte et se détend si violemmentqu’il fait aller et venir ceux qui tentent de l’immobiliser parleur poids cramponné, et on voit zigzaguer la bougie tenue par unhomme à genoux qui, de l’autre bras, ceinture le fou tronqué ;et celui-ci crie si fort qu’il réveille ceux qui dorment, secouel’assoupissement des autres. De toutes parts, on se tourne de soncôté, on se soulève à moitié, on prête l’oreille à ces incohérenteslamentations qui finissent cependant par s’éteindre dans le noir.Au même moment, dans un autre coin, deux blessés couchés, crucifiéspar terre, s’invectivent, et on est obligé d’en emporter un pourrompre ce colloque forcené.

Je m’éloigne, vers le point où la lumière dudehors pénètre parmi les poutres enchevêtrées comme à travers unegrille abîmée. J’enjambe l’interminable série de brancards quioccupent toute la largeur de cette allée souterraine, basse etétranglée, où j’étouffe. Les formes humaines qui y sont abattuessur les brancards, ne bougent plus guère à présent, sous les feuxfollets des chandelles, et stagnent dans leurs geignements sourdset leurs râles.

Sur le bord d’un brancard un homme s’estassis, appuyé contre le mur ; et, au milieu de l’ombre de sesvêtements entrouverts, arrachés, apparaît une blanche poitrineémaciée de martyr. Sa tête, toute penchée en arrière, est voiléepar l’ombre ; mais on aperçoit le battement de son cœur.

Le jour qui, goutte à goutte, filtre au bout,provient d’un éboulement : plusieurs obus, tombés à la mêmeplace, ont fini par crever l’épais toit de terre du Poste deSecours.

Ici, quelques reflets blancs plaquent le bleudes capotes, aux épaules et le long des plis. On voit se presservers ce débouché, pour goûter un peu d’air pale, se détacher de lanécropole, comme des morts à demi réveillés, un troupeau d’hommesparalysés par les ténèbres en même temps que par la faiblesse. Aubout du noir, ce coin se présente comme une échappée, une oasis oùl’on peut se tenir debout, et où on est effleuré angéliquement parla lumière du ciel.

– Y avait là des bonshommes qu’ont étéétripés quand les obus ont radiné, me dit quelqu’un qui attendait,la bouche entrouverte dans le pauvre rayon enterré là. Tu parlesd’un rata. Tiens, v’là l’curé qui décroche tout ce qui, d’eux, asauté en l’air.

Le vaste sergent infirmier, en gilet de chassemarron, ce qui lui donne un torse de gorille, ôte des boyaux et desviscères qui pendent, entortillés autour des poutres de lacharpente défoncée. Il se sert pour cela d’un fusil muni de sabaïonnette, car on n’a pu trouver de bâton assez long, et ce grosgéant, chauve, barbu et poussif, manie l’arme gauchement. Il a unephysionomie douce, débonnaire et malheureuse, et tout en tâchantd’attraper dans les coins des débris d’intestins, marmotte d’un airconsterné un chapelet de « Oh ! » semblables à dessoupirs. Ses yeux sont masqués par des lunettes bleues ; sonsouffle est bruyant ; il a un crâne de faibles dimensions etl’énorme grosseur de son cou a une forme conique.

À le voir ainsi piquer et dépendre en l’airdes bandes d’entrailles et des loques de chair, les pieds dans lesdécombres hérissés, à l’extrémité du long cul-de-sac gémissant, ondirait un boucher occupé à quelque besogne diabolique.

Mais je me suis laissé choir dans un coin, lesyeux à demi fermés, ne voyant presque plus le spectacle qui gît,palpite et tombe autour de moi.

Je perçois confusément des fragments dephrases. Toujours l’affreuse monotonie des histoires deblessures :

– Nom de Dieu ! À c’t’endroit-là, jecrois bien que les balles elles se touchaient toutes…

– Il avait la tête traversée d’une tempeà l’autre. On aurait pu y passer une ficelle.

– Il a fallu une heure pour que cescharognes-là allongent leur tir et finissent de nous canarder…

Plus près de moi, on bredouille à la fin d’unrécit :

– Quand j’dors, j’rêve, et il me sembleque je le retue !

D’autres évocations bourdonnent parmi lesblessés inhumés là, et c’est le ronron des innombrables rouagesd’une machine qui tourne, tourne…

Et j’entends celui qui, là-bas, de son banc,répète : « Quand tu te désoleras ! », sur tousles tons, impérieux ou piteux, tantôt comme un prophète, tantôtcomme un naufragé, et scande de son cri cet ensemble de voixétouffées et plaintives qui essayent de chanter effroyablement leurdouleur.

Quelqu’un s’avance en tâtant le mur, avec unbâton, aveugle, et arrive à moi. C’est Farfadet ! Jel’appelle. Il se tourne à peu près vers moi, et me dit qu’il a unœil abîmé. L’autre œil aussi est bandé. Je lui donne ma place, etje le fais asseoir en le tenant par les épaules. Il se laisse faireet, assis à la base du mur, attend patiemment avec sa résignationd’employé, comme dans une salle d’attente.

Je m’échoue un peu plus loin, dans un vide.Là, deux hommes étendus se parlent bas ; ils sont si près demoi que je les entends sans les écouter. Ce sont deux soldats de lalégion étrangère, au casque et à la capote jaune sombre.

– C’est pas la peine de bonimenter,gouaille l’un d’eux. J’vas y rester, à cette fois-ci. C’estcouru : j’ai l’intestin traversé. Si j’étais dans un hôpitau,dans une ville, on m’opérerait à temps et ça pourrait coller. Maisici ! C’est hier que j’ai été attigé. On est à deux ou troisheures de la route de Béthune, pas, et d’la route, y a combiend’heures, dis voir, pour une ambulance où on peut opérer ? Etpis, quand nous ramassera-t-on ? C’est d’la faute à personne,tu m’entends, mais faut voir c’qui est. Oh ! de ce moment-ci,j’sais bien, ça ne va pas plus mal que ça. Seul’ment, voilà, c’estforcé de n’pas durer, pisque j’ai un trou tout du long dansl’paquet de mes boyaux. Toi, ta patte se r’mettra, ou on t’enr’mettra une autre. Moi, j’vais mourir.

– Ah ! dit l’autre, convaincu par lalogique de son interlocuteur.

Celui-ci reprend alors :

– Écoute, Dominique, t’as eu une mauvaisevie. Tu picolais et t’avais l’vin mauvais. T’as un sale casierjudiciaire.

– J’peux pas dire que c’est pas vraipuisque c’est vrai, dit l’autre. Mais qu’est-ce que ça peutt’faire ?

– T’auras encore une mauvaise vie aprèsla guerre, forcément, et pis t’auras des ennuis pour l’affaire dutonnelier.

L’autre, sauvage, devient agressif :

– La ferme ! Qu’est-ce que ça peutt’foutre ?

– Moi, j’ai pas plus d’famille que toi.Personne, que Louise qui n’est pas d’ma famille vu qu’on n’est pasmariés. Moi, j’ai pas d’condamnations en dehors de quéqu’ bricolesmilitaires. Y a rien sur mon nom.

– Et pis après ? j’m’en fous.

– J’vas te dire : prends mon nom.Prends-le, j’te l’donne : pisqu’on n’a pas d’famille ni l’unni l’autre.

– Ton nom ?

– Tu t’appelleras Léonard Carlotti, voilàtout. C’est pas une affaire. Qu’est-ce que ça peut t’fiche ?Du coup, tu n’auras pus d’condamnation. Tu ne s’ras pas traqué, ettu pourras être heureux comme je l’aurais été si c’te balle nem’avait pas traversé le magasin.

– Ah ! merde alors, dit l’autre, tuf’raîs ça ? Ça, ben, mon vieux, ça m’dépasse !

– Prends-le. Il est là dans mon livret,dans ma capote. Allons, prends, et Passe-moi l’tien, d’livret – quej’emporte tout ça avec moi ! Tu pourras vivre où tu voudras,sauf chez moi où on m’connaît un peu, à Longueville, en Tunisie. Tut’rappelleras et pis, c’est écrit. Faudra le lire, c’livret. Moi,je l’dirai à personne : pour que ça réussisse, ces coups-là,il faut motus absolu.

Il se recueille, puis il dit avec unfrémissement :

– Je l’dîrai peut-êt’ tout de même àLouise, pour qu’elle trouve que j’ai bien fait et qu’elle pensemieux à moi – quand je lui écrirai pour lui dire adieu.

Mais il se ravise et secoue la tête dans uneffort sublime :

– Non, j’y dirai pas, même à elle. J’saisbien que c’est elle, mais les femmes sont si bavardes !

L’autre le regarde et répète :

– Ah ! nom de Dieu !

Sans être remarqué par les deux hommes, j’aiquitté le drame qui se déchaîne à l’étroit dans ce lamentable cointout bousculé par le passage et le vacarme.

J’effleure la conversation calmée,convalescente, de deux pauvres hères :

– Ah ! mon vieux, c’goût qu’il apour sa vigne ! Tu trouv’rais pas rien entre chaque pied…

– C’petiot, c’tout petiot, quandj’sortais avec lui et que j’y tenais sa p’tite pogne, je m’faisaisl’effet de tenir le p’tit cou tiède d’une hirondelle, tusais ?

Et à côté de cette sentimentalité qui s’avoue,voici, en passant, toute une mentalité qui se révèle :

– Le 547e, si jel’connais ! Plutôt. Écoute : c’est un drôle de régiment.Là d’dans, t’as un poilu qui s’appelle Petitjean, et un autrePetitpierre, et un autre Petitlouis… Mon vieux, c’est tel que j’tedis. V’là c’que c’est qu’ce régiment-là.

Tandis que je commence à me frayer un passagepour sortir du bas-fond, il se produit là-bas un grand bruit dechute et un concert d’exclamations.

C’est le sergent infirmier qui est tombé. Parla brèche qu’il déblayait de ses débris mous et sanglants, uneballe lui est arrivée dans la gorge. Il s’est étalé par terre, detout son long. Il roule de gros yeux abasourdis et il souffle del’écume.

Sa bouche et le bas de sa figure sont entourésbientôt d’un nuage de bulles roses. On lui place la tête sur un sacà pansements. Ce sac est aussitôt imbibé de sang. Un infirmier crieque ça va gâter les paquets de pansements, dont on a besoin. Oncherche sur quoi mettre cette tête qui produit sans arrêt del’écume légère et teintée. On ne trouve qu’un pain, qu’on glissesous les cheveux spongieux.

Tandis qu’on prend la main du sergent, qu’onl’interroge, lui ne fait que baver de nouvelles bulles quis’amoncellent et on voit sa grosse tête, noire de barbe, à traversce nuage rose. Horizontal, il semble un monstre marin qui souffle,et la transparente mousse s’amasse et couvre jusqu’à ses gros yeuxtroubles, nus de leurs lunettes.

Puis il râle. Il a un râle d’enfant, et ilmeurt en remuant la tête de droite et de gauche, comme s’ilessayait très doucement de dire non.

Je regarde cette énorme masse immobilisée, etje songe que cet homme était bon. Il avait un cœur pur et sensible.Et combien je me reproche de l’avoir quelquefois malmené à proposde l’étroitesse naïve de ses idées et d’une certaine indiscrétionecclésiastique qu’il apportait en tout ! Et comme je suisheureux parmi cette détresse – oui, heureux à en frissonner de joiede m’être retenu, un jour qu’il lisait de côté une lettre quej’écrivais, de lui adresser des paroles irritées qui l’auraientinjustement blessé ! Je me rappelle la fois où il m’a tantexaspéré avec son explication sur la Sainte-Vierge et la France. Ilme paraissait impossible qu’il émit sincèrement ces idées-là.Pourquoi n’aurait-il pas été sincère ? Est-ce qu’il n’étaitpas bien réellement tué aujourd’hui ? Je me rappelle aussicertains traits de dévouement, de patience obligeante de ce groshomme dépaysé dans la guerre comme dans la vie – et le reste n’estque détails. Ses idées elles-mêmes ne sont que des détails à côtéde son cœur, qui est là, par terre, en ruines, dans ce coin degéhenne. Cet homme dont tout me séparait, avec quelle force je l’airegretté !

… C’est alors que le tonnerre est entré :nous avons été lancés violemment les uns sur les autres par lesecouement effroyable du sol et des murs. Ce fut comme si la terrequi nous surplombait s’était effondrée et jetée sur nous. Un pan del’armature de poutres s’écroula, élargissant le trou qui crevait lesouterrain. Un autre choc : un autre pan, pulvérisé,s’anéantit en rugissant. Le cadavre du gros sergent infirmier roulacomme un tronc d’arbre contre le mur. Toute la charpente enlongueur du caveau, ces épaisses vertèbres noires, craquèrent ànous casser les oreilles, et tous les prisonniers de ce cachotfirent entendre en même temps une exclamation d’horreur.

D’autres explosions résonnent coup sur coup etnous poussent dans tous les sens. Le bombardement déchiquette etdévore l’asile de secours, le transperce et le rapetisse. Tandisque cette tombée sifflante d’obus martèle et écrase à coups defoudre l’extrémité béante du poste, la lumière du jour y faitirruption par les déchirures. On voit apparaître plus précises etplus surnaturelles – les figures enflammées ou empreintes d’unepâleur mortelle, les yeux qui s’éteignent dans l’agonie ous’allument dans la fièvre, les corps empaquetés de blanc, rapiécés,les monstrueux bandages. Tout cela, qui se cachait, remonte aujour. Hagards, clignotants, tordus, en face de cette inondation demitraille et de charbon qu’accompagnent des ouragans de clarté, lesblessés se lèvent, s’éparpillent, cherchent à fuir. Toute cettepopulation effarée roule par paquets compacts, à travers la galeriebasse, comme dans la cale tanguante d’un grand bateau qui sebrise.

L’aviateur, dressé le plus qu’il peut, lanuque à la voûte, agite ses bras, appelle Dieu et lui demandecomment il s’appelle, quel est son vrai nom. On voit se jeter surles autres, renversé par le vent, celui qui, débraillé, lesvêtements ouverts ainsi qu’une large plaie, montre son cœur commele Christ. La capote du crieur monotone qui répète :« Quand tu te désoleras ! », se révèle toute verte,d’un vert vif, à cause de l’acide picrique dégagé, sans doute, parl’explosion qui a ébranlé son cerveau. D’autres – le reste –impotents, estropiés, remuent, se coulent, rampent, se faufilentdans les coins, prenant des formes de taupes, de pauvres bêtesvulnérables que pourchasse la meute épouvantable des obus.

Le bombardement se ralentit, s’arrête, dans unnuage de fumée retentissante encore des fracas, dans un grisoupalpitant et brûlant. Je sors par la brèche : j’arrive, toutenveloppé, tout ligoté encore de rumeur désespérée, sous le ciellibre, dans la terre molle où sont noyés des madriers parmilesquels les jambes s’enchevêtrent. Je m’accroche à desépaves ; voici le talus du boyau. Au moment où je plonge dansles boyaux, je les vois, au loin, toujours mouvants et sombres,toujours emplis par la foule qui, débordant des tranchées, s’écoulesans fin vers les postes de secours. Pendant des jours, pendant desnuits, on y verra rouler et confluer les longs ruisseaux d’hommesarrachés des champs de bataille, de la plaine qui a des entrailles,et qui saigne et pourrit là-bas, à l’infini.

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