Le Feu- Journal d’une Escouade

Chapitre 6Habitudes

Nous trônons dans la basse-cour.

La grosse poule, blanche comme le fromage à lacrème, couve dans un fond de panier, près de la cabane dont lelocataire enfermé farfouille. Mais la poule noire circule. Elledresse et rentre, par saccades, son cou élastique, s’avance àgrands pas maniérés ; on entrevoit son profil où cligne unepaillette, et sa parole semble produite par un ressort métallique.Elle va, chatoyante de reflets noirs et lustrés, comme une coiffurede gitane, et, en marchant, elle déploie çà et là sur le sol unevague traîne de poussins.

Ces légères petites sphères jaunes, sur quil’instinct souffle et qu’il fait refluer toutes, se précipitentsous ses pas par courts crochets rapides, et picorent. La traînereste accrochée : deux poussins, dans le tas, sont immobileset pensifs, inattentifs aux déclics de la voix maternelle.

– C’est mauvais signe, dit Paradis. Lepoulet qui réfléchit est malade.

Et Paradis décroise et recroise sesjambes.

À côté, sur le banc, Volpatte allonge lessiennes, émet un grand bâillement qu’il fait durer paisiblement etil se remet à regarder ; car, entre tous les hommes, il adoreobserver les volailles pendant la courte vie où elles se dépêchenttant de manger.

Et on les contemple de concert, et aussi levieux coq dégarni, usé jusqu’à la corde, et dont, à travers duduvet décollé apparaît à nu la cuisse caoutchouteuse, sombre commeune côtelette grillée. Celui-là approche de la couveuse blanche quitantôt détourne la tête, d’un « non » sec, en donnantquelques coups assourdis de crécelle, tantôt l’épie avec les petitscadrans bleus émaillés de ses yeux.

– On est bien, dit Barque.

– Vise les petits canards, répondVolpatte. I’s sont boyautants.

On voit passer une file de canetons toutjeunes – presque encore des œufs à pattes – et dont la grande têtetire en avant le corps chétif et boiteux, très vite, par la ficelledu cou. De son coin, le gros chien les suit aussi de son œilhonnête, profondément noir, où le soleil, posé sur lui en écharpe,met une belle roue fauve.

Au-delà de cette cour de ferme, parl’échancrure du mur bas, se présente le verger, dont un feutragevert, humide et épais, recouvre la terre onctueuse, puis un écrande verdure avec une garniture de fleurs, les unes blanches commedes statuettes, les autres satinées et multicolores comme des nœudsde cravate. Plus loin, c’est la prairie, où l’ombre des peupliersétale des rayures vert-noir et vert-or. Plus loin encore, un carréde houblons, debout, suivi d’un carré de choux assis en rang parterre. On entend dans le soleil de l’air et dans le soleil de laterre, les abeilles qui travaillent musicalement, en conformitéavec les poésies, et le grillon qui, malgré les fables, chante sansmodestie et remplit à lui seul tout l’espace.

Là-bas, du faîte d’un peuplier descend, toutetourbillonnante, une pie qui, mi-blanche, mi-noire, semble unmorceau de journal à moitié brûlé.

Les soldats s’étirent délicieusement sur unbanc de pierre, les yeux demi-clos, et s’offrent au rayon qui, dansle creux de cette vaste cour, chauffe l’atmosphère comme unbain.

– Voilà dix-sept jours qu’on estlà ! Et on croyait qu’on allait s’en aller du jour aulendemain !

– On n’sait jamais ! dit Paradis, enhochant la tête et en claquant la langue.

Par la poterne de la cour ouverte sur lechemin, on voit se promener une bande de poilus, le nez en l’air,gourmands de soleil, puis, tout seul, Teilurure : au milieu dela rue, il balance le ventre florissant dont il est propriétaire,et déambulant sur ses jambes arquées comme deux anses, crache toutautour de lui, abondamment, richement.

– On croyait aussi qu’on s’raitmalheureux ici comme dans les autres cantonnements. Mais cettefois-ci, c’est le vrai repos, et par le temps qu’i’ dure, et par lachose qu’il est.

– Tu n’as pas trop d’exercice, pas tropd’corvées.

– Et, entre-temps, tu viens ici, teprélasser.

Le vieux bonhomme entassé au bout du banc – etqui n’était autre que le grand-père au trésor aperçu le jour denotre arrivée – se rapprocha et leva le doigt.

– Quand j’étais jeune, j’étais bien vudes femmes, affirma-t-il en secouant le chef. J’en ai mouflé, desd’moiselles !

– Ah ! fîmes-nous avec distraction,l’attention attirée, à travers ce bavardage sénile, par leprofitable bruit de la charrette qui passait, chargée et pleined’efforts.

– Maintenant, reprit le vieux, j’pensepus qu’à l’argent.

– Ah ! oui, c’trésor que vouscherchez, papa.

– Bien sûr, dit le vieux paysan.

Il sentit l’incrédulité qui l’entourait.

Il se frappa la boîte crânienne avec sonindex, qu’il tendit ensuite vers la maison.

– T’nez c’te bête-là, fit-il, endésignant une bestiole obscure qui courait sur le plâtre.Qu’est-c’qu’alle dit ? Alle dit : J’suis l’araignée quifait le fil de la Vierge.

Et l’antique bonhomme ajouta :

– Faut jamais juger c’qu’on fait,pa’c’qu’on n’peut pas juger c’qui arrive.

– C’est vrai, lui répondit polimentParadis.

– Il est drôle, dit Mesnil André entreses dents, tout en cherchant sa glace dans sa poche, pourcontempler ses traits flattés par le beau temps.

– Il est louf, murmura Barque,béatement.

– J’vous quitte, dit le vieux, tourmenté,et ne tenant pas en place.

Il se leva pour aller à nouveau chercher sontrésor.

Il entra dans la maison à laquelle nos doss’appuyaient ; il laissa la porte ouverte et, par là, onaperçut dans la chambre, au pied de la cheminée géante, une petitefille qui jouait à la poupée si sérieusement que Volpatte réfléchitet dit :

– Alle a raison.

Les jeux des enfants sont de gravesoccupations. Il n’y a que les grandes personnes qui jouent.

Après avoir regardé passer les bêtes et lespromeneurs, on regarde le temps qui passe, on regarde tout.

On voit la vie des choses, on assiste à lanature, mêlée aux climats, mêlée au ciel, teinte par les saisons.Nous nous sommes attachés à ce coin de pays où le hasard nous amaintenus, au milieu de nos perpétuels errements, plus longtemps etplus en paix qu’ailleurs, et ce rapprochement nous rend sensibles àtoutes ses nuances. Déjà, le mois de septembre, lendemain d’août etveille d’octobre et qui est par sa situation le plus émouvant desmois, parsème les beaux jours de quelques fins avertissements.Déjà, on comprend ces feuilles mortes qui courent sur les pierresplates comme une bande de moineaux.

En vérité, on s’est habitué, ces lieux etnous, à être ensemble. Tant de fois transplantés, nous nousimplantons ici, et nous ne pensons plus réellement au départ, mêmelorsque nous en parlons.

– La onzième Division est bien restée unmois et demi au repos, dit Volpatte.

– Et le 375e, donc, neufsemaines ! reprend Barque, irréfutablement.

– Pour moi, nous resterons pour le moinsautant, pour le moins, je dis.

– On finirait bien la guerre ici…

Barque s’attendrit et n’est pas loin de lecroire.

– Après tout, elle finira bien un jour,quoi !

– Après tout !… redisent lesautres.

– Évidemment, on n’sait jamais, faitParadis.

Il dit cela faiblement, sans grandeconviction. Pourtant c’est une parole contre laquelle il n’y a rienà répondre. On la répète doucement, on s’en berce comme d’unevieille chanson.

Farfadet nous a rejoints depuis un moment. Ils’est placé près de nous, un peu à l’écart cependant, et s’estassis, les poings au menton, sur une cuve renversée.

Celui-là est plus solidement heureux que nous.On le sait bien ; lui aussi le sait bien : relevant latête, il a regardé successivement du même œil lointain, le dos duvieux qui allait à la chasse de son trésor, et notre groupe quiparlait de ne plus s’en aller ! Sur notre délicat etsentimental compagnon brille une sorte de gloire égoiste qui enfait un être à part, le dore et l’isole de nous, malgré lui, commedes galons qui lui seraient tombés du ciel.

Son idylle avec Eudoxie a continué ici. Nousen avons eu des preuves, et même, une fois, il en a parlé.

Elle n’est pas loin, et ils sont bien prèsl’un de l’autre… Ne l’ai-je point vue passer, l’autre soir, le longdu mur du presbytère, la chevelure mal éteinte par une mantille,allant visiblement à un rendez-vous, ne l’ai-je point vue, sehâtant, penchée et commençant déjà à sourire ?… Bien qu’il n’yait encore entre eux que des promesses et des certitudes, elle està lui, et c’est lui l’homme qui la tiendra dans ses bras.

Et puis, il va nous quitter : il va êtreappelé à l’arrière, à l’État-Major de la Brigade, où on a besoind’un malingre qui sache se servir de la machine à écrire. C’estofficiel, c’est écrit. Il est sauvé : le sombre futur, que lesautres n’osent pas envisager, est précis et clair pour lui.

Il regarde une fenêtre ouverte, qui donne surle trou noir d’une chambre quelconque, là-bas ; il s’éblouitde cette ombre de chambre : il espère, il vit double. Il estheureux ; car le bonheur prochain, qui n’existe pas encore,est le seul ici-bas qui soit réel.

Aussi un pauvre mouvement d’envie naît autourde lui.

– On n’sait jamais ! murmure Paradisà nouveau, mais sans plus de conviction que les autres fois qu’il aproféré, dans l’étroitesse de notre décor d’aujourd’hui, ces motsdémesurés.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer