Le Feu- Journal d’une Escouade

Chapitre 14Le barda

La grange s’ouvre au bout de la cour de laFerme des Muets, dans la construction basse, comme une caverne.Toujours des cavernes pour nous, même dans les maisons ! Quandon a traversé la cour où le fumier cède sous les semelles avec unbruit spongieux, ou bien qu’on l’a contournée en se tenantdifficultueusement en équilibre sur l’étroite bordure de pavés, etqu’on se présente devant l’ouverture de la grange, on ne voit riendu tout…

Puis, en insistant, on perçoit un enfoncementbrumeux où de brumeuses masses noires sont accroupies, sontétendues ou bien évoluent d’un coin à un autre. Au fond, à droiteet à gauche, deux pâles lueurs de bougies, aux halos ronds comme delointaines lunes rousses, permettent enfin de distinguer la formehumaine de ces masses dont la bouche émet soit de la buée, soit dela fumée épaisse.

Ce soir, notre vague repaire, où jem’engouffre avec précaution, est en proie à l’agitation. Le départaux tranchées a lieu demain matin et les nébuleux locataires de lagrange commencent à faire leurs paquets.

Assailli par l’obscurité qui, au sortir dusoir pâle, me bouche les yeux, j’évite néanmoins le piège desbidons, des gamelles et des équipements qui traînent par terre,mais je bute en plein dans les boules entassées juste au milieu,tels des pavés dans un chantier… J’atteins mon coin. Un être, àl’énorme dos laineux et sphérique est là, à croupetons, penché surune série de petites choses qui miroitent par terre. Je donne unetape sur son épaule matelassée d’une peau de mouton. Il se retourneet, à la lueur brouillée et saccadée de la bougie que supporte unebaïonnette plantée par terre, je vois la moitié de la figure, unœil, un bout de moustache et un coin de la bouche entrouverte. Ilgrogne, amicalement, et se remet à regarder son fourbi.

– Qu’est-ce que tu fabriqueslà ?

– Je range. Je m’range.

Le simili-brigand qui semble inventorier sonbutin est mon camarade Volpatte. Je vois ce qu’il en est : ila étendu sa toile de tente pliée en quatre par-dessus son lit –c’est-à-dire la bande de paille à lui réservée – et sur ce tapis,il a vidé et étalé le contenu de ses poches.

Et c’est tout un magasin qu’il couve des yeuxavec une sollicitude de ménagère, tout en veillant, attentif etagressif, à ce qu’on ne lui marche pas dessus… J’épelle de l’œill’abondante exposition.

Autour du mouchoir, de la pipe, de la blague àtabac, laquelle renferme aussi le cahier de feuilles, du couteau,du porte-monnaie et du briquet (le fonds nécessaire etindispensable), voici deux bouts de lacets de cuir emmêlés commedes vers de terre autour d’une montre incluse dans une boîte encelluloïd transparent qui se ternit et blanchit singulièrement envieillissant. Puis une petite glace ronde et une autrecarrée ; celle-ci est cassée, mais de plus belle qualité,taillée en biseau. Un flacon d’essence de térébenthine, un flacond’essence minérale presque vide, et un troisième flacon, vide. Uneplaque de ceinturon allemand portant cette devise : Gottmit uns, un gland de dragonne de même provenance ;enveloppée à demi dans du papier, une fléchette d’aéro qui a laforme d’un crayon d’acier et est pointue comme une aiguille ;des ciseaux pliants et une cuiller-fourchette égalementpliante ; un bout de crayon et un bout de bougie ; untube d’aspirine contenant aussi des comprimés d’opium, plusieursboîtes de fer-blanc.

Voyant que j’inspecte en détail sa fortunepersonnelle, Volpatte m’aide à identifier certains articles.

– Ça, c’est un vieux gant d’officier enpeau. J’coupe les doigts pour boucher l’canon d’mon arbalète ;ça, c’est du fil téléphonique, la seule affaire avec quoi tuattaches tes boutons d’capote si tu veux qu’ils tiennent. Et ici,là-dedans, tu t’demandes c’qu’y est ? Du fil blanc, solide, etpas d’celui-la qu’t’es cousu quand on te livre des effets neufs, etqu’on r’tire avec la fourchette, du macaroni au fromage, et, là, unjeu d’aiguilles sur une carte postale. Les épingles de nourrice, asont là, à part…

» Et ici, c’est les papyrus. Tu parles d’unebiothèque. »

Il y a, en effet, dans l’étalage des objetsissus des poches de Volpatte, un étonnant amoncellement depapiers : c’est la pochette violette de papier à lettres dontla mauvaise enveloppe imprimée est éculée ; c’est un livretmilitaire dont la couverture, racornie et poussiéreuse comme lapeau d’un vieux routier, s’effrite et diminue de partout ;c’est un carnet en moleskine éraillée bondé de papier et deportraits : au milieu trône l’image de la femme et despetits.

Hors de la liasse des papiers jaunis etnoircis, Volpatte extrait la photographie et me la montre une foisde plus. Je refais connaissance avec Mme Volpatte, une femmeau buste opulent, aux traits doux et mous, entourée de deuxgarçonnets à col blanc, l’aîné mince, le cadet rond comme uneballe.

– Moi, dit Biquet, qui a vingt ans, jen’ai que des photos de vieux.

Et il nous fait voir, en la plaçant tout prèsde la bougie, l’image d’un couple de vieillards qui nous regardent,l’air bien sage comme les petits enfants de Volpatte.

– J’ai les miens aussi avec moi, dît unautre. J’quitte jamais la photographie de la nichée.

– Dame ! chacun emporte son monde,ajoute un autre.

– C’est drôle, constate Barque, unportrait, ça s’use à force d’être regardé. Il ne faut pas lezyeuter trop souvent et être trop longtemps dessus : à lalongue, j’sais pas c’qui s’passe, mais le rapprochement fiche lecamp.

– T’as raison, dit Blaire. Moi, j’trouveça comme ça aussi, exactement.

– J’ai aussi dans mes papelards une cartede la région, continue Volpatte.

Il la déplie devant la lumière. Elimée ettransparente aux plis, elle a l’air de ces stores faits de carréscousus l’un à l’autre.

– J’ai encore du journal (il déroule unarticle de journal sur les poilus), et un livre (un roman àvingt-cinq centimes « Deux fois Vierge »)… Tiens, unautre morceau de journal : L’Abeille d’Etampes.J’sais pas pourquoi j’ai gardé ça. I’ doit y avoir une raisond’ssous. J’voirai à tête reposée. Et puis, mon jeu de cartes, et unjeu d’dames en papier avec des pions en espèce de pain àcacheter.

Barque, qui s’est approché, regarde la scène,et dit :

– Moi, j’ai plus d’choses encore qu’çadans mes profondes.

Il s’adresse à Volpatte :

– As-tu un soldbuch boche, crâne de pou,des ampoules d’iode, un browning ? Moi, j’ai ça et j’ai deuxcouteaux.

– Moi, dit Volpatte, j’ai pas d’revolver,ni de livret boche, mais j’aurais pu avoir deux couteaux ou mêmedix couteaux ; mais j’n’ai besoin que d’un.

– Ça dépend, dit Barque. Et as-tu desboutons mécaniques, face de dos ?

– Moi, j’nai dans m’poch’, s’écrieBécuwe.

– L’troufion, il n’peut pas s’en passer,assure Lamuse. Sans ça pour faire t’nir les bertelles au froc,c’est pas vrai.

– Moi, dit Blaire, j’ai toujours dans lapoche, pour être à portée de ma main, ma trousse à bagues.

Il la sort, enveloppée dans un sachet àmasque, et il la secoue. Le tiers-point et la lime sonnent, et onentend aussi le cliquetis des anneaux bruts d’aluminium.

– Moi j’ai toujours de la ficelle, c’estça qu’est utile ! dit Biquet.

– Pas tant que des clous, dit Pépin, etil en fait voir trois dans sa main : un gros, un petit et unmoyen.

Un à un, les autres viennent participer à laconversation, tout en bricolant. On s’habitue à la demi-obscurité.Mais le caporal Salavert qui a la juste réputation de n’être pasbête de ses mains, adapte une bougie dans la suspension qu’il afabriquée avec une boite de camembert et du fil de fer. On allume,et autour de ce lustre chacun raconte avec des partialités et despréférences de mère ce qu’il a dans ses poches.

– D’abord, combien en a-t-on ?

– D’poches ? Dix-huit, ditquelqu’un, qui est naturellement Cocon, l’homme-chiffre.

– Dix-huit poches ! Tu charries, nezd’rat, fait le gros Lamuse.

– Parfaitement : dix-huit, répliqueCocon. Compte-les, si t’es si malin qu’ça.

Lamuse veut se faire une raison là-dessus, et,plaçant ses deux mains près du lumignon pour compter plus juste, ilénumère sur ses gros doigts de brique poussiéreuse : deuxpoches dans la capote derrière qui pendent, la poche à paquet àpansement qui sert pour le tabac, deux à l’intérieur de la capote,devant ; les deux poches extérieures de chaque côté avecpatte. Trois dans le pantalon et même trois et demi, parce qu’il ya la pochette de devant.

– J’y mets une boussole, ditFarfadet.

– Moi, mon rabiot d’amadou.

– Moi, dit Tirloir, un tit sifflet qu’mafemme m’a envoyé en m’disant comme ça : « Si t’es blessédans la bataille, tu sifîleras pour que les camarades viennentt’sauver la vie. »

On rit de la phrase naïve.

Tulacque intervient, indulgent, et dit àTirloir :

– Ça sait pas c’que c’est qu’la guerre, àl’arrière. Si tu voulais parler de l’arrière, c’est toi qui endirais des conneries !

– Ne la comptons pas, elle est troppetite, dit Salavert. Ça fait dix.

– Dans la veste, quatre. Ça ne faittoujours que quatorze.

– Y a les deux poches à cartouches :ces deux poches nouvelles qui tiennent avec des sangles.

– Seize, dit Salavert.

– Tiens, enfant de malheur, tête de pied,rechasse ma veste. Ces deux poches-là, tu les as pascomptées ! Eh bien alors, qu’est-ce qu’i’ t’faut ! C’estpourtant les poches à la place ordinaire. C’est les poches civilesoù c’que tu fourres, dans l’civil, ton tire-jus, ton tabac etl’adresse où tu vas livrer.

– Dix-huit ! fait Salavert, gravecomme un fonctionnaire. Y en a dix-huit, pas d’erreur, adjugé.

À ce moment de la conversation, quelqu’un faitsur les pavés du seuil une série de faux pas sonores, tel un chevalqui piafferait – et blasphémerait.

Puis après un silence, une voix bien timbréeglapit avec autorité :

– Eh, là-dedans, on s’prépare ? Ilfaut que tout soye prêt à c’soîr, et, vous savez, des paxons biensolides. On va en première ligne, cette fois, et même, ça vap’t’êt’ chauffer.

– Ça va, ça va, mon adjudant, répondentdistraitement des voix.

– Comment ça s’écrit, Arnesse ?demande Benech qui, à quatre pattes, travaille par terre uneenveloppe avec un crayon.

Tandis que Cocon lui épelle« Ernest » et que l’adjudant, éclipsé, répète sonboniment qu’on entend plus lointain, à la porte d’à côté, Blaireprend la parole et dit :

– Faut toujours, mes enfants – écoutezc’que j’vous dis – mett’ vot’ quart dans vot’ poche. Moi, j’aiessayé de l’coller partout autrement, mais y a qu’la poche quec’est vraiment pratique, crois-moi. Si t’es en marche, équipé, oubien si t’es déséquipé à naviguer dans la tranchée, tu l’astoujours sous la pince des fois qu’i’ s’produit une occase :un copain qu’a du pinard et qui t’veut du bien et qui t’dit :« Donne ta quart », ou bien un marchand qui baguenaude.Mes vieux cerfs, écoutez c’que j’dis, vous vous en trouv’reztoujours bath : mets ton quart é’d’dans ta poche.

– Plus souvent, dit Lamuse, qui tum’voiras mett’ mon quart dans m’poche. S’t’une idée à la graissed’hérisson et à la mords-moi le doigt, ni plus ni moins, j’préfèrebeaucoup mieux l’amurer à ma bretelle de suspension avec uncrochet.

– Attaché à un bouton d’la capote, commele sachet à masque, c’est plus mieux. Pa’ce que suppose que t’ôteston équipement, alors t’es vert si justement i’ passe du vin.

– Moi, j’ai un quart boche, dit Barque.C’est plat, ça s’met dans la poche de côté, si on veut, et ça entretrès bien dans la cartouchière, un coup qu’t’as foutu tescartouches en l’air, ou qu’tu les as carrées dans ta musette.

– Un quart boche, c’est ça qu’est pasextra, dit Pépin. Ça tient pas d’bout. Ça sert juste àencombrer.

– Attends voir, bec d’asticot, ditTirette qui ne manque pas de psychologie : cette fois-ci, sion attaque, comme le juteux a eu l’air de nous l’casser, tu entrouv’ras p’t’êt’ un, d’quart boche, et alors, c’est ça qui s’raextra !

– L’juteux a dit ça, observe Eudore, maisi’ sait pas.

– Ça contient plus qu’un quart, l’quartboche, remarque Cocon, vu qu’la contenance du quart juste, elle estmarquée d’un trait aux trois quarts du quart. Et t’es toujoursavantageux d’en avoir un grand, parce que si t’as un quart quitient juste un quart, pour qu’tu ayes un quart de jus, de vin, oud’eau bénite ou d’n’importe quoi, i’ faut qu’on l’emplisse rasibuset on l’fait jamais dans les distrib, et, si on l’fait, tul’renverses.

– J’te crois qu’on l’fait plutôt pas, ditParadis, outré quand il évoquait ces procédés. L’fourier i’ sert enfoutant l’doigt dans l’quart, et il a collé deux gnons sur l’cul duquart. Total, t’es fabriqué du tiers, et tu t’accroches troisbelles ceintures l’une sur l’autre.

– Oui, dit Barque, c’est vrai. Mais fautpas non plus un quart trop grand, parc’ qu’alors celui qui t’sert,i’ s’méfie ; i’ t’en fout une goutte avec la tremblote, etpour ne pas t’en donner plus que la m’sure, i’ t’en donne moins, ettu t’mets la tringle, avec la soupière dans les pattes.

Cependant, Volpatte remettait un à un dans sespoches les objets dont il avait composé un étalage. Arrivé auporte-monnaie, il le considéra d’un air plein de pitié.

– Il est salement plat, le frère.

Il compta :

– Trois francs ! Mon vieux, faudraitvoir à m’remplumer, sans ça, en r’descendant, j’suis verdure.

– T’es pas l’seul à avoir pas lourd dansson morlingue.

– L’soldat dépense plus qu’n’gagne. Y apas d’erreur. Je m’demande c’que d’viendrait celui qui n’aurait queson prêt.

Paradis répondit avec une simplicitécornélienne :

– I’ crèv’rait.

– Et tenez, moi, voilà ce que j’ai dansma poche, qui ne me quitte pas.

Et Pépin, l’œil émerillonné, montra un couverten argent. – Il appartenait, dit-il, à la guenon où on a logé àGrand-Rozoy.

– Il lui appartient peut-être bienencore ?

Pépin eut un geste vague où l’orgueil semêlait à la modestie, puis il s’enhardit, sourit et dit :

– J’la connais, la vieille fouineuse. Sûrqu’elle va passer le restant de sa vie à le chercher partout, danschaque coin, son couvert d’argent.

– Moi, dit Volpatte, je n’ai jamais pufaucher qu’une paire de ciseaux. Y en a qui ont la veine. Pas moi.Aussi, nature si j’les garde précieusement, ces ciseaux, etpourtant j’peux dire qu’i’ s n’me serv’nt pas de rien.

– Moi, j’ai bien chapardé quéqu’ petitsmachins par-ci par-là, mais qu’est-ce que c’est qu’ça ? Lessapeurs, i’s m’ont toujours grillé pour la chose du fauchage, alorsquoi ?

– On a beau faire c’qu’on veut, on esttoujours grillé par quelqu’un, pas, vieux frère ! T’en faispas.

– Eh là-d’dans, qui qui veut d’lateinturiotte ? cria l’infirmier Sacron.

– Moi, j’garde les lettres de ma femme,dit Blaire.

– Moi, j’les lui renvoie.

– Moi, j’les garde. Les v’là.

Eudore exhibe un paquet de papiers usés,luisants, dont la pénombre voile pudiquement la noirceur.

– J’les garde. Quelquefois, j’les relis.Quand on a froid et qu’on a mal, j’les r’lis. Ça vous réchauffepas, mais ça fait semblant.

Cette drôle de phrase doit avoir un sensprofond, car plusieurs ont relevé la tête et disent :« Oui, c’est ça. »

La conversation continue à bâtons rompus ausein de cette grange fantastique, traversée de grandes ombresmouvantes, avec des entassements de nuit aux coins et les pointssouffreteux de quelques chandelles disséminées.

Je les vois aller et venir, se profilerétrangement, puis s’abaisser, s’affaler sur le sol, ces déménageursaffairés et encombrés, qui soliloquent ou s’interpellent, les piedsempêtrés dans les choses. Ils se montrent l’un à l’autre leursrichesses.

– Tiens, r’garde !

– Tu parles ! répond-on avecenvie.

On voudrait avoir tout ce qu’on n’a pas. Et ily a dans l’escouade des trésors légendairement enviés partous : par exemple, le bidon de deux litres détenu par Barqueet qu’un talentueux coup de fusil à blanc a dilaté jusqu’à lacontenance de deux litres et demi ; le célèbre grand couteau àmanche de corne de Bertrand.

Dans le fourmillement tumultueux, des regardsde côté effleurent ces objets de musée, puis chacun se remet àregarder devant soi, chacun se consacre à sa « camelote »et s’acharne à la mettre en ordre.

Triste camelote, en effet. Tout ce qui estfabriqué pour le soldat est commun, laid, et de mauvaise qualité,depuis leurs souliers en carton découpé, aux pièces attachéesensemble par des grillages de méchant fil, jusqu’à leurs vêtementsmal taillés, mal bâtis, mal cousus, mal teints, en drap cassant ettransparent du papier buvard qu’un jour de soleil fait passer,qu’une heure de pluie transperce, jusqu’à leurs cuirs amincis àl’extrême, friables comme des copeaux et que déchirent les tenons,leur linge de flanelle plus maigre que du coton, leur tabac quiressemble à de la paille.

Marthereau est à côté de moi. Il me désigneles camarades :

– R’garde-les, ces pauv’ vieux quiar’rgardent leur capharnion. Tu croirais une flopée d’mèreszyeutant leurs p’tits. Coute-les. I’s appellent leurs trucs. Tiens,çui-là, dès lors qu’i’ dit : « Mon couteau ! »C’est kif comme s’i’ disait : « Léon, ou Charles, ouDolphe. » Et, tu sais, impossible pour eux de diminuer sonchargement. C’est pas vrai. C’est pas qu’i’ veul’tent pas – vu quel’métier c’est pas ça qui vous renfortifie, pas ? – C’estqu’i’s peuv’tent pas. Ils ont trop d’amour pour.

Le chargement ! Il est formidable, et onsait bien, parbleu, que chaque objet le rend un peu plus méchant,que chaque petite chose est une meurtrissure de plus.

Car il n’y a pas que ce qu’on fourre dans sespoches et dans ses musettes. Il y a, pour compléter le barda, cequ’on porte sur son dos.

Le sac, c’est la malle et même c’estl’armoire. Et le vieux soldat connaît l’art de l’agrandir quasimiraculeusement par le placement judicieux de ses objets etprovisions de ménage. En plus du bagage réglementaire etobligatoire – les deux boîtes de singe, les douze biscuits, lesdeux tablettes de café et les deux paquets de potage condensé, lesachet de sucre, le linge d’ordonnance et les brodequins derechange – nous trouvons bien moyen d’y mettre quelques boîtes deconserves, du tabac, du chocolat, des bougies et des espadrilles,voire du savon, une lampe à alcool, et de l’alcool solidifié et deslainages. Avec la couverture, le couvre-pied, la toile de tente,l’outil portatif, la gamelle et l’ustensile de campement, ilgrossit, grandit et s’élargit, et devient monumental et écrasant.Et mon voisin dit vrai : chaque fois, quand il arrive à sonposte après des kilomètres de route et des kilomètres de boyaux, lepoilu se jure bien que, la prochaine fois, il se débarrassera d’untas de choses et se délivrera un peu les épaules du joug du sac.Mais, chaque fois qu’il se prépare à repartir, il reprend cettemême charge épuisante et presque surhurnaine ; et il ne laquitte jamais, bien qu’il l’injurie toujours.

– Y a des malins gars qu’on l’filon, ditLamuse, et qui trouv’nt l’joint pour coller quéqu’chose dans lavoiture de compagnie ou la voiture médicale. J’en connais un qu’adeux liquettes neuves et un can’çon dans la cantine d’un adjupette– mais, tu comprends, t’es tout d’suite deux cent cinquantebonhommes à la compagnie, et l’truc est connu et y en pas besef quipeuv’nt le profiter : surtout des gradés ! tant plus i’sont sous-offs, tant pus i’ sont sucrés pour carrer leur fourbi.Sans compter que l’commandant, i’ visite les voitures, des fois,sans t’avertir et l’ t’fout tes frusques au beau milieu de la routes’il les trouve dans une bagnole où c’est pas vrai : allezpartez ! sans compter l’engueulade et la tôle.

– Dans les premiers temps, c’était franc,mon vieux. Y en avait, j’l’ai vu, qui collaient leurs musettes etmême leur armoire dans une voiture de gosse qu’i’s poussaient surla route.

– Ah ! tu parles ! c’étaitl’bon temps d’la guerre ! Mais on a changé tout ça.

Sourd à tous les discours, Volpatte, affubléde sa couverture comme d’un châle, ce qui lui donne l’air d’unevieille sorcière, tourne autour d’un objet qui gît par terre.

– J’m’demande, dit-il, en ne s’adressantà personne, si j’vas emporter ce sale bouteillon-là. C’est l’seulde l’escouade et j’l’ai toujours porté. Oui, mais i’ fuit comme unpanier à salade.

Il ne peut pas prendre une décision, et c’estune vraie scène de séparation.

Barque le considère de côté et se moque delui. On l’entend qui dit : « Gaga, maladif. » Maisil s’arrête dans son persiflage :

– Après tout, on s’rait à sa place, qu’ons’rait aussi con qu’lui.

Volpatte remet sa décision à plustard :

– J’verrai ça demain au matin, quandj’mont’rai Phîlibert.

Après l’inspection et le remplissage despoches, c’est au tour des musettes, puis des cartouchières, etBarque disserte sur le moyen de faire entrer les deux centscartouches réglementaires dans les trois cartouchières. En paquets,c’est impossible. Il faut les dépaqueter, et les placer l’une àcôté de l’autre debout, tête-bêche. On arrive ainsi à bonder chaquecartouchière sans laisser de vide et à se faire une ceinture quipèse dans les six kilos. Le fusil est nettoyé déjà… On vérifiel’emmaillotage de la culasse et le bouchage – précautionsindispensables à cause de la terre des tranchées.

Il s’agit de reconnaître facilement chaquefusil.

– Moi, j’ai fait des entailles dans labretelle. Tu vois, j’ai découpé l’bord.

– Moi, j’y ai enroulé, en haut, à labretelle, un cordon de soulier et comme ça, je l’reconnais à lamain comme avec l’œil.

– Moi, un bouton mécanique. Pas d’erreur.Dans l’noir je l’sens tout de suite et j’dis : « C’est macarabine. » Pa’ce que, tu comprends, y a des gars qui s’enfont pas, i’s s’les roulent pendant que l’copain nettèye, pis i’s’foulent l’poignet en douce sur la clarinette de la poire qu’anettéyé ; pis même i’s n’ont pas la trouille ed’ dire,après : « Mon capitaine, j’ai un fusil qu’estolrède. » Moi, j’marche pas dans la combine. C’est l’systèmeD, et l’système D, mon vieux phénomène, y a des fois où c’que j’enai pus que marre.

Et les fusils, tout en se ressemblant,diffèrent comme les écritures.

– C’est curieux et bizarre, me ditMarthereau, on monte demain aux tranchées, et il n’y a pas encorede viande saoule ni d’futur bois, ce soir et – coute ! – pasde disputes encore. Tant qu’à moi…

» Ah ! j’dis pas, concède-t-il tout desuite, que ces deux-là n’soient pas un peu garnis, ni un peuvaseux… Sans être tout à fait mûrs, ils ont l’nez sale,quoi… »

– C’est Poitron et Poilpot, de l’escouadeà Broyer.

Ils sont couchés et parlent bas. On distinguele nez rond de l’un qui brille comme sa bouche, juste à côté d’unebougie, et sa main qui fait, un doigt levé, de petits gestesexplicatifs suivis fidèlement par une ombre portée.

– J’sais allumer le feu, mais j’sais pasl’rallumer quand il est éteint, déclare Poitron.

– Ballot ! dit Poilpot, si tu saisl’allumer, tu sais l’rallumer, vu qu’si tu l’allumes, c’est qu’il aété éteint, et tu peux dire que tu l’rallumes quand tul’allumes.

– Tout ça c’est du bourre-mou. J’sais pascalculer et je m’fous des boniments que tu m’balances. J’te dis etj’te répète que, pour allumer un feu, j’suis là, mais pourl’rallumer quand i’ s’a éteint, ça n’a rien à faire. J’peux pasmieux dire. Je n’entends pas l’insistance de Poilpot.

– Mais bougre de nom de Dieu d’entêté,râle Poitron, pis que j’te dis trente fois que j’sais pas. Faut-i’qu’i’ soye tête de cochon, tout de même !

– C’est marrant, c’t’écoutation-là, meconfie Marthereau.

En vérité, tout à l’heure, il a parlé tropvite.

Une certaine fièvre, provoquée par leslibations des adieux, règne dans le taudis plein de paille nuageuseoù la tribu – les uns debout et hésitants, les autres à genoux ettapant comme des mineurs – répare, empile, assujettit sesprovisions, ses hardes et ses outils. Un grondement de paroles, undésordre de gestes. On voit saillir dans les lueurs enfumées, desreliefs de trognes, et des mains sombres remuer au-dessus del’ombre, comme des marionnettes.

De plus, dans la grange attenante à la nôtre,et qui n’en est séparée que par un mur à hauteur d’homme, s’élèventdes cris avinés. Deux hommes, là, se prennent à partie avec uneviolence et une rage désespérées. L’air vibre des plus grossiersaccents qui soient ici-bas. Mais l’un d’eux, un étranger d’uneautre escouade, est expulsé par les locataires, et le jet d’injuresde l’autre s’affaiblit et s’éteint.

– Tant qu’à nous, on s’tient !remarque Marthereau avec une certaine fierté.

C’est vrai. Grâce à Bertrand, obsédé par lahaine de l’alcoolisme, de cette fatalité empoisonnée qui joue avecles multitudes, notre escouade est une de celles qui sont le moinsviciées par le vin et la gniole.

… Ils crient, ils chantent, ils extravaguenttout autour. Et ils rient sans fin ; dans l’organisme humain,le rire fait un bruit de rouage et de chose.

On essaye d’approfondir certaines physionomiesqui se présentent avec un relief de touche émouvant dans cetteménagerie d’ombres, cette volière de reflets. Mais on ne peut pas.On les voit, mais on ne voit rien au fond d’elles.

– Déjà dix heures, les amis, ditBertrand. On finira de monter Azor demain. Il est temps de mettrela viande en torchon.

Chacun, alors, se couche, lentement. Lebavardage ne cesse guère. Le soldat prend toutes ses aises chaquefois qu’il n’est pas absolument obligé de se dépêcher. Chacun va,vient, un objet à la main et je vois glisser sur le mur l’ombredémesurée d’Eudore qui passe devant une chandelle, en balançant aubout de ses doigts deux sachets de camphre.

Lamuse s’agite à la recherche d’une position.Il semble mal à l’aise : quelle que soit sa capacité,aujourd’hui, manifestement, il a trop mangé.

– Y en a qui veulent dormir ! Vosgueules, bande de vaches ! crie Mesnil Joseph, de sacouche.

Cette exhortation calme un moment, maisn’arrête pas le brouhaha des voix ni les allées et venues.

– C’est vrai qu’on monte demain, ditParadis, et que, le soir, on file en première ligne. Mais personnen’y pense. On le sait, voilà tout.

Petit à petit chacun a rejoint sa place. Je mesuis étendu sur la paille, Marthereau s’emmaillote à côté demoi.

Une masse colossale entre en prenant desprécautions pour ne point faire de bruit. C’est le sergentinfirmier, un frère mariste, énorme bonhomme à barbe et à lunettes,qu’on sent, lorsqu’il a ôté sa capote et qu’il est en veste, gênéde montrer ses jambes. On voit se hâter discrètement cettesilhouette d’hippopotame barbu. Il souffle, soupire, marmotte.

Marthereau me le désigne de la tête, et me dittout bas :

– Regarde-le. C’gens-là, il faut toujoursqu’i’s disent des blagues. Quand on lui d’mande ce qu’i’ fait dansl’civil, i’ n’dit pas : « J’suis frère desécoles » ; i’ dit, en vous r’luquant par en dessous seslunettes avec la moitié d’ses yeux : « J’suisprofesseur. » Quand i’ s’lève très tôt pour aller à la messe,et qu’il voit qu’il vous réveille, il n’dit pas :« J’vais à la messe », i’ dit : « J’ai mal auventre. Faut que j’aille faire un tour aux feuillées, y a pasd’erreur. »

Un peu plus loin, le père Ramure parle dupays.

– Chez nous, c’est un petit patelinqu’est pas grand. Tout l’jour il y a mon vieux qui culotte despipes ; qu’i’ travaille ou qu’i’ s’r’pose, i’ pousse sa fuméedans l’grand air ou dans la fumée d’la marmite…

J’écoute cette évocation champêtre, qui prendsoudain un caractère spécialisé et technique :

– Pour ça, i’ prépare un paillon. Tu saisc’que c’est qu’un paillon ? Tu prends la tige du blé vert,t’ôtes la peau. Tu fends en deux, pis encore en deux, et tu as desgrandeurs différentes, comme qui dirait des numéros différents. Pisavec un fil et les quatre brins de paille, il entoure la verge dela pipe.

Cette leçon s’interrompt, aucun auditeur nes’étant manifesté.

Il n’y a plus que deux bougies allumées. Unegrande aile d’ombre couvre l’amas gisant des hommes.

Des conversations particulières voltigentencore dans le primitif dortoir. Il m’en arrive des bribes auxoreilles.

Le père Ramure, à présent, déblatère contre lecommandant :

– L’commandant, mon vieux, avec ses quat’ficelles, j’ai remarqué qu’i n’savait pas fumer. I’ tire à tour debras sur ses pipes, et il les brûle. C’est pas une bouche qu’il adans la tête, c’est une gueule. Le bois se fend, se grille et, aulieu d’être du bois, c’est du charbon. Les pipes en terre, ellesrésistent mieux, mais tout de même, il les rissole. Tu parles d’unegueule. Aussi, mon vieux, écoute-moi bien c’que j’te dis : ilarrivera ce qui n’est souvent arrivé jamais : à force d’êtrepoussée à blanc et cuite jusqu’aux moelles, sa pipe lui pétera dansle bec, devant tout l’monde. Tu voiras.

Peu à peu, le calme, le silence et l’obscurités’établissent dans la grange et ensevelissent les soucis et lesespoirs de ses habitants. L’alignement de paquets pareils queforment ces êtres enroulés côte à côte dans leurs couverturessemble une espèce d’orgue gigantesque d’où s’élèvent desronflements divers.

Déjà le nez dans la couverture, j’entendsMarthereau qui me parle de lui-même.

– J’suis marchand de chiffons, tu sais,dit-il, chiffonnier, pour mieux dire, mais tant qu’à moi, je l’suisen gros ; j’achète aux petits chiffonniers d’la rue, et j’aiun magasin, un grenier, quoi ! qui m’sert de dépôt. J’faistout l’chiffon, à dater du linge jusqu’à la boîte de conserves,mais principalement le manche de brosse, le sac et la savate ;et, naturellement, j’ai la spécialité des peaux d’lapin.

Et, je l’entends, encore, un peu plus tard,qui me dit :

– Tant qu’à moi, tout petit et mal foutuque je suis, je porte encore un curond de cent kilos au grenier, àl’échelle, et avec des sabots aux pieds… Une fois, j’ai eu affaireà une espèce d’individu interloque, vu qu’i s’occupait, qu’ondisait, à traire les blanches, eh bien…

– Milédi, c’que j’peux pas blairer, hé,s’écrie tout d’un coup Fouillade, c’est c’t’exercice et ces marchesqu’on nous esquinte pendant le repos, j’en ai l’rein hachuré, etj’peux pas roupiller, courbaturé comme je le suis.

Bruit de ferraille du côté de Volpatte. Ils’est décidé à monter son bouteillon, tout en le gourmandantd’avoir ce funeste défaut d’être troué.

– Oh là là, quand ce s’ra-t-i’ fini,toute c’te guerre ! gémit un demi-dormeur.

Un cri de révolte entêté et incompréhensifjaillit :

– I’s veul’nt not’ peau !

Puis c’est un : « T’en faispas ! » aussi obscur que le cri de révolte.

… Je me réveille longtemps après, tandis quedeux heures sonnent et je vois dans une blafarde clarté, sans doutelunaire, la silhouette agitée de Pinégal. Un coq, au loin, achanté. Pinégal se soulève à moitié sur son séant. J’entends savoix éraillée :

– Ben quoi, c’est la pleine nuit, et v’làun coq qui pousse son gueulement. Il est mûr, c’coq.

Et il rit, en répétant : « Il estmûr, c’coq », et il se rentortille dans la laine et se rendortavec un gargouillis où le rire se mêle de ronflements.

Cocon a été réveillé par Pinégal. Alors,l’homme-chiffre pense tout haut et dit :

– L’escouade avait dix-sept hommes quandelle est partie pour la guerre. Elle en a, à présent, dix-septaussi, avec les bouchages de trous. Chaque homme a déjà usé quatrecapotes, une du premier bleu, trois bleu fumée de cigare, deuxpantalons, six paires de brodequins. Il faut compter par bonhommedeux fusils : mais on ne peut pas compter les salopettes. On arenouvelé vingt-trois fois nos vivres de réserve. À nous dix-sept,nous avons eu quatorze citations, dont deux à la brigade, quatre àla division et une à l’armée. On est resté une fois seize joursdans les tranchées sans arrêt. On a été cantonné et logé dansquarante-sept villages différents jusqu’ici. Depuis le commencementde la campagne, douze mille hommes sont passés par le régiment, quien a deux mille.

Un étrange zézaiement l’interrompt. C’estBlaire que son râtelier neuf empêche de parler, comme il l’empêcheaussi de manger. Mais il le met chaque soir, et il le garde toutela nuit avec un courage acharné, car on lui a promis qu’il finiraitpar s’habituer à cet objet qu’on lui a inséré dans la tête.

Je me soulève à demi comme sur un champ debataille. Je contemple encore une fois ces créatures qui ont rouléici l’une sur l’autre parmi les régions et les événements. Je lesregarde tous, enfoncés dans le gouffre d’inertie et d’oubli, aubord duquel quelques-uns semblent se cramponner encore, avec leurspréoccupations pitoyables, avec leurs instincts d’enfants et leurignorance d’esclaves.

L’ivresse du sommeil me gagne. Mais je merappelle ce qu’ils ont fait et ce qu’ils feront. Et devant cetteprofonde vision de pauvre nuit humaine qui remplit cette cavernesous son linceul de ténèbres, je rêve à je ne sais quelle grandelumière.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer