Le Feu- Journal d’une Escouade

Chapitre 24L’aube

À la place où nous nous sommes laissés tomber,nous attendons le jour. Il vient, peu à peu, glacé et sombre,sinistre, et se diffuse sur l’étendue livide.

La pluie a cessé de couler. Il n’y en a plusau ciel. La plaine plombée, avec ses miroirs d’eau ternis, a l’airde sortir non seulement de la nuit, mais de la mer.

À demi assoupis, à demi dormants, ouvrantparfois les yeux pour les refermer, paralysés, rompus et froids,nous assistons à l’incroyable recommencement de la lumière.

Où sont les tranchées ?

On voit des lacs, et, entre ces lacs, deslignes d’eau laiteuse et stagnante.

Il y a plus d’eau encore qu’on n’avait cru.L’eau a tout pris ; elle s’est répandue partout, et laprédiction des hommes de la nuit s’est réalisée : il n’y aplus de tranchées, ces canaux ce sont les tranchées ensevelies.L’inondation est universelle. Le champ de bataille ne dort pas, ilest mort. Là-bas, la vie continue peut-être, mais on ne voit pasjusque-là.

Je me soulève à moitié, péniblement, enoscillant, comme un malade, pour regarder cela. Ma capote m’étreintde son fardeau terrible. Il y a trois formes monstrueusementinformes à côté de moi. L’une c’est Paradis avec une extraordinairecarapace de boue, une boursouflure à la ceinture, à la place de sescartouchières – se lève aussi. Les autres dorment et ne font aucunmouvement.

Et puis, quel est ce silence ? Il estprodigieux. Pas un bruit, sinon, de temps en temps, la chute d’unemotte de terre dans l’eau, au milieu de cette paralysie fantastiquedu monde. On ne tire pas… Pas d’obus, parce qu’ils n’éclateraientpas. Pas de balles, parce que les hommes…

Les hommes, où sont les hommes ?

Peu à peu, on les voit. Il y en a, non loin denous, qui dorment affalés, enduits de boue des pieds à la tête,presque changés en choses.

À quelque distance, j’en distingue d’autres,recroquevillés et collés comme des escargots le long d’un talusarrondi et à demi résorbé par l’eau. C’est une rangée immobile demasses grossières, de paquets placés côte à côte, dégoulinant d’eauet de boue, de la couleur du sol auquel ils sont mêlés.

Je fais un effort pour rompre lesilence ; je parle, je dis à Paradis qui regarde aussi de cecôté :

– Sont-ils morts ?

– Tout à l’heure on ira voir, dit-il àvoix basse. Restons là encore un peu. Tout à l’heure on aura lecourage d’y aller.

Tous les deux on se regarde et on jette lesyeux sur ceux qui sont venus s’abattre ici. On a des figurestellement lassées que ce ne sont plus des figures ; quelquechose de sale, d’effacé et de meurtri, aux yeux sanglants, en hautde nous. Nous nous sommes vus sous tous les aspects, depuis lecommencement – et pourtant, nous ne nous reconnaissons plus.

Paradis détourne la tête, regardeailleurs.

Tout à coup, je le vois qui est saisi d’untremblement. Il étend un bras énorme, encroûté de boue :

– Là… là… fait-il.

Sur l’eau qui déborde d’une tranchée au milieud’un terrain particulièrement hachuré et raviné, flottent desmasses, des récifs ronds.

Nous nous traînons jusque-là. Ce sont desnoyés.

Leurs têtes et leurs bras plongent dans l’eau.On voit transparaître leurs dos avec les cuirs de l’équipement,vers la surface du liquide plâtreux et leurs cottes de toile bleuesont gonflées, avec les pieds emmanchés de travers sur ces jambesballonnées, comme les pieds noirs boulus adaptés aux jambesinformes des bonshommes en baudruche. Sur un crâne immergé, descheveux se tiennent droit dans l’eau comme des herbes aquatiques.Voici une figure qui affleure : la tête est échouée contre lebord, et le corps disparaît dans la tombe trouble. La face estlevée vers le ciel. Les yeux sont deux trous blancs ; labouche est un trou noir. La peau jaune, boursouflée, de ce masqueapparaît molle et plissée, comme de la pâte refroidie.

Ce sont les veilleurs qui étaient là. Ilsn’ont pas pu se dépêtrer de la boue. Tous leurs efforts pour sortirde cette fosse à l’escarpement gluant qui s’emplissait d’eau,lentement, fatalement, ne faisaient que les attirer davantage aufond. Ils sont morts cramponnés à l’appui fuyant de la terre.

Là sont nos premières lignes, et là lespremières lignes allemandes, pareillement silencieuses et referméesdans l’eau.

Nous allons jusqu’à ces molles ruines. Onpasse au milieu de ce qui était hier encore la zone d’épouvante,dans l’intervalle terrible au seuil duquel a dû s’arrêter l’élanformidable de notre dernière attaque – où les balles et les obusn’avaient pas cessé de sillonner l’espace depuis un an et demi, etoù, ces jours-là, leurs averses transversales se sont furieusementcroisées au-dessus de la terre, d’un horizon à l’autre.

C’est maintenant un surnaturel champ de repos.Le terrain est partout taché d’êtres qui dorment, ou qui, s’agitantdoucement, levant un bras, levant la tête, se mettent à revivre, ousont en train de mourir.

La tranchée ennemie achève de sombrer enelle-même dans le fond de grands vallonnements et d’entonnoirsmarécageux, hérissés de boue, et elle y forme une ligne de flaqueset de puits. On en voit, par places, remuer, se morceler etdescendre les bords qui surplombaient encore. À un endroit, on peutse pencher sur elle.

Dans ce cycle vertigineux de fange, pas decorps. Mais, là, pire qu’un corps, un bras, seul, nu et pâle commela pierre, sort d’un trou qui se dessine confusément dans la paroià travers l’eau. L’homme a été enterré dans son abri et n’a eu quele temps de faire jaillir son bras.

De tout près, on remarque que des amas deterre alignés sur les têtes des remparts de ce gouffre étranglésont des êtres. Sont-ils morts ? dorment-ils ? On ne saitpas. En tout cas, ils reposent.

Sont-ils Allemands ou Français ? On nesait pas.

L’un d’eux a ouvert les yeux et nous regardeen balançant la tête. On lui dit :

– Français ?

Puis

– Deutsch ?

Il ne répond pas, il referme les yeux etretourne à l’anéantissement. On n’a jamais su qui c’était.

On ne peut déterminer l’identité de cescréatures : ni à leur vêtement, couvert d’une épaisseur defange ; ni à la coiffure : ils sont nu-tête ouemmaillotés de laine sous leur cagoule fluide et fétide ; niaux armes : ils n’ont pas leur fusil, ou bien leurs mainsglissent sur une chose qu’ils ont traie, masse informe et gluante,semblable à une espèce de poisson.

Tous ces hommes à face cadavérique, qui sontdevant nous et derrière nous, au bout de leurs forces, vides deparoles comme de volonté, tous ces hommes chargés de terre, et quiportent, pourrait-on dire, leur ensevelissement, se ressemblentcomme s’ils étaient nus. De cette nuit épouvantable il sort d’uncôté ou d’un autre quelques revenants revêtus exactement du mêmeuniforme de misère et d’ordure.

C’est la fin de tout. C’est, pendant unmoment, l’arrêt immense, la cessation épique de la guerre.

À une époque, je croyais que le pire enfer dela guerre ce sont les flammes des obus, puis j’ai pensé longtempsque c’était l’étouffement des souterrains qui se rétrécissentéternellement sur nous. Mais non, l’enfer, c’est l’eau.

Le vent s’élève. Il est glacé et son souffleglacé passe au travers de nos chairs. Sur la plaine déliquescenteet naufragée, mouchetée de corps entre ses gouffres d’eauvermiculaires, entre ses îlots d’hommes immobiles agglutinésensemble comme des reptiles, sur ce chaos qui s’aplatit et sombre,de légères ondulations de mouvements se dessinent. On voit sedéplacer lentement des bandes, des tronçons de caravanes composéesd’êtres qui plient sous le poids de leurs casaques et de leurstabliers de boue, et se traînent, se dispersent et grouillent aufond du reflet obscurci du ciel. L’aube est si sale qu’on diraitque le jour est déjà fini.

Ces survivants émigrent à travers cette steppedésolée, chassés par un grand malheur indicible qui les exténue etles effare lamentables, et quelques-uns sont dramatiquementgrotesques lorsqu’ils se précisent, à demi déshabillés parl’enlisement dont ils se sauvent encore.

En passant, ils jettent les yeux autour d’eux,nous contemplent, puis retrouvent en nous des hommes, et nousdisent dans le vent :

– Là-bas, c’est pire qu’ici. Lesbonhommes tombent dans les trous et on n’peut pas les retirer. Tousceux qui, pendant la nuit, ont mis pied sur le bord d’un troud’obus, sont morts… Là-bas, d’où qu’on vient, tu vois par terre unetête qui r’mue les bras, scellée ; il y a un chemin de claiesqui, par endroits, ont cédé et se sont trouées, et c’est unesouricière d’hommes, Là où il n’y a plus de claies, il y a deuxmètres d’eau… Leur fusil ! y en a qui n’ont jamais pul’déraciner. Regarde ceux-là : on a coupé tout le bas de leurcapote – tant pis pour les poches pour les dégager, et aussi parcequ’ils n’avaient pas la force de tirer un poids pareil… La capotede Dumas, qu’on a pu lui enlever, elle pesait bien quarantekilos : on pouvait tout juste, à deux, la soulever des deuxmains… Tiens, lui, qu’a les jambes nues, ça lui a tout arraché, sonpantalon, son caleçon, ses souliers – tout ça arraché par la terre.On n’a jamais vu ça, jamais.

Et égrenés, car ces traînards ont destraînards, ils s’enfuient dans une épidémie d’épouvante, leurspieds extirpant du sol de massives racines de boue. On voits’effacer ces rafales d’hommes, décroître les blocs qu’ils font,murés dans des vêtements énormes.

Nous nous levons. Debout, le vent glacial nousfait frissonner comme des arbres.

Nous allons à petits pas. On oblique, attiréspar une masse formée de deux hommes étrangement mêlés, épaulecontre épaule, les bras autour du cou l’un de l’autre. Le corps àcorps de deux combattants qui se sont entraînés dans la mort et s’ymaintiennent, incapables pour toujours de se lâcher ? Non, cesont deux hommes qui se sont appuyés l’un sur l’autre pour dormir.Comme ils ne pouvaient pas s’étendre sur le sol qui se dérobait etvoulait s’étendre sur eux, ils se sont penchés l’un vers l’autre,se sont empoignés aux épaules, et se sont endormis, enfoncésjusqu’aux genoux dans la glaise.

On respecte leur immobilité, et on s’éloignede cette double statue de pauvreté humaine.

Puis nous nous arrêtons bientôt nous-mêmes.Nous avons trop présumé de nos forces. Nous ne pouvons pas encorenous en aller. Ce n’est pas encore fini. On s’écroule à nouveaudans une encoignure pétrie, avec le bruit d’un bloc de gadoue qu’onjette.

On ferme les yeux. De temps en temps, on lesouvre.

Des gens se dirigent en titubant vers nous.Ils se penchent sur nous, et parlent d’une voix basse etlassée.

L’un d’eux dit :

– Sie sind todt. Wir bleiben hier.

L’autre répond : Ya, comme un soupir.

Mais ils nous voient remuer. Alors, aussitôt,ils échouent en face de nous. L’homme à la voix sans accents’adresse à nous :

– Nous levons les bras,dit-il.

Et ils ne bougent pas.

Puis ils s’affalent complètement – soulagés,et, comme si c’était la fin de leur tourment, l’un d’eux, qui a surla face des dessins de boue comme un sauvage, esquisse unsourire.

– Reste là, lui dit Paradis sans remuersa tête qui est appuyée en arrière sur un monticule. Tout àl’heure, tu viendras avec nous, si tu veux.

– Oui, dit l’Allemand. J’en ai assez.

On ne lui répond pas.

Il dit :

– Les autres aussi ?

– Oui, dit Paradis, qu’ils restent aussis’ils veulent.

Ils sont quatre qui se sont étendus parterre.

L’un d’eux se met à râler. C’est comme unchant à demi, à genoux, autour de lui et roulent de gros yeux dansleurs figures bigarrées de saleté. Nous nous soulevons et nousregardons cette scène. Mais le râle s’éteint, et la gorge noirâtrequi remuait seule sur ce grand corps comme un petit oiseau,s’immobilise.

– Er ist todt, dit un des hommes.

Il commence à pleurer. Les autres seréinstallent pour dormir. Le pleureur s’endort en pleurant.

Quelques soldats sont venus, en faisant desfaux pas, cloués par des arrêts soudains, comme des ivrognes, oubien en glissant comme des vers, se réfugier jusqu’ici, parmi lecreux où nous sommes déjà incrustés, et on s’endort pêle-mêle dansla fosse commune.

On se réveille. On se regarde, Paradis et moi,et on se souvient. On rentre dans la vie et dans la clarté du jourcomme dans un cauchemar. Devant nous renaît la plaine désastreuseoù de vagues mamelons s’estompent, immergés, la plaine d’acier,rouillée par places, et où reluisent les lignes et les plaques del’eau – et dans l’immensité, semés çà et là comme des immondices,les corps anéantis qui y respirent ou s’y décomposent.

Paradis me dit :

– Voilà la guerre.

– Oui, c’est ça, la guerre, répète-t-ild’une voix lointaine. C’est pa’ aut’ chose.

Il veut dire, et je comprends aveclui :

« Plus que les charges qui ressemblent àdes revues, plus que les batailles visibles déployées comme desoriflammes, plus même que les corps à corps où l’on se démène encriant, cette guerre, c’est la fatigue épouvantable, surnaturelle,et l’eau jusqu’au ventre, et la boue et l’ordure et l’infâmesaleté. C’est les faces moisies et les chairs en loques et lescadavres qui ne ressemblent même plus à des cadavres, surnageantsur la terre vorace. C’est cela, cette monotonie infinie demisères, interrompue par des drames aigus, c’est cela, et non pasla baïonnette qui étincelle comme de l’argent, ni le chant de coqdu clairon au soleil ! »

Paradis pensait si bien à cela qu’il remâchaun souvenir, et gronda :

– Tu t’rappelles, la bonne femme de laville où on a été faire une virée, y a pas si longtemps d’ça, quiparlait des attaques, qui en bavait, et qui disait : « Çadoit être beau à voir !… »

Un chasseur, qui était allongé sur le ventre,aplati comme un manteau, leva la tête hors de l’ombre ignoble oùelle plongeait, et s’écria :

– Beau ! Ah ! merdealors !

» C’est tout à fait comme si une vachedisait : « Ça doit être beau à voir, à La Villette, cesmultitudes de bœufs qu’on pousse en avant ! »

Il cracha de la boue, la bouche barbouillée,la face déterrée comme une bête.

– Qu’on dise : « Il lefaut », bredouilla-t-il d’une étrange voix saccadée, déchirée,haillonneuse. Bien. Mais beau ! Ah ! merdealors !

Il se débattait contre cette idée. Il ajoutatumultueusement :

– C’est avec des choses comme ça qu’ondit, qu’on s’fout d’nous jusqu’au sang !

Il recracha, mais, épuisé par l’effort qu’ilavait fait, il retomba dans son bain de vase et il remit la têtedans son crachat.

Paradis, hanté, promenait sa main sur lalargeur du paysage indicible, l’œil fixe, et répétait saphrase :

– C’est ça, la guerre… Et c’est çapartout. Qu’est-ce qu’on est, nous autres, et qu’est-ce que c’est,ici ? Rien du tout. Tout ça qu’tu vois, c’est un point.Dis-toi bien qu’il y a ce matin dans le monde trois millekilomètres de malheurs pareils, ou à peu près, ou pires.

– Et puis, dit le camarade qui était àcôté de nous – et qu’on ne reconnaissait pas, même à la voix quisortait de lui – demain ça r’commencera. Ça avait bien r’commencéavant-hier et les autres jours d’avant !

Le chasseur, avec effort, comme s’il déchiraitle sol, arracha son corps de la terre où il avait moulé unedépression semblable à un cercueil suintant, et il s’assit dans cetrou. Il cligna des yeux, secoua sa figure frangée de vase, pour lanettoyer, dit :

– On s’en tirera cette fois-ci encore. Etqui sait, p’t’êt’ que demain aussi on s’en tirera ! Quisait ?

Paradis, le dos plié sous des tapis de terreauet de glaise, cherchait à rendre l’impression que la guerre estinimaginable, et incommensurable dans le temps et l’espace.

– Quand on parle de toute la guerre,songeait-il tout haut, c’est comme si on n’disait rien. Ça étouffeles paroles. On est là, à r’garder ça, comme des espècesd’aveugles…

Une voix de basse roula un peu plusloin :

– Non, on n’peut pas s’figurer.

À cette parole un brusque éclat de rire sedéchira.

– D’abord, comment, sans y avoir été,s’imaginerait-on ça ?

– I’ faudrait être fou ! dit lechasseur.

Paradis se pencha sur une masse étendue,répandue, à côté de lui.

– Tu dors ?

– Non, mais j’bouge pas, barbota aussitôtune voix étouffée et terrorisée qui sourdait de la masse, couverted’une housse limoneuse épaisse et si bossuée qu’elle semblaitpiétinée. J’vas t’dire : j’crois qu’j’ai l’ventre crevé. Maisj’en suis pas sûr, et j’ose pas l’savoir.

– On va voir…

– Non, pas encore, dit l’homme.J’voudrais rester encore un peu comme ça.

Les autres ébauchaient des mouvements enclapotant, se traînant sur les coudes, rejetant l’infernalecouverture pâteuse qui les écrasait. La paralysie du froid sedissipait petit à petit parmi cette grappe de suppliciés, bien quela clarté ne progressât plus sur la grande mare irrégulière oùdescendait la plaine. La désolation continuait, non le jour.

L’un de nous qui parlait tristement, comme unecloche, dit :

– T’auras beau raconter, s’pas, ont’croira pas. Pas par méchanceté ou par amour de s’ficher d’toi,mais pa’ce qu’on n’pourra pas. Quand tu diras plus tard, si t’esencore vivant pour placer ton mot : « On a fait destravaux d’nuit, on a été sonnés, pis on a manqué s’enliser »,on répondra : « Ah ! » ; p’têt’ qu’ondira : « Vous n’avez pas dû rigoler lourd pendantl’affaire. » C’est tout. Personne ne saura. I’ n’y auraqu’toi.

– Non, pas même nous, pas mêmenous ! s’écria quelqu’un.

– J’dis comme toi, moi : nousoublierons, nous… Nous oublions déjà, mon pauv’vieux !

– Nous en avons trop vu !

– Et chaque chose qu’on a vue était trop.On n’est pas fabriqué pour contenir ça… Ça fout l’camp d’tous lescôtés ; on est trop p’tit.

– Un peu, qu’on oublie ! Nonseulement la durée de la grande misère qui est, comme tu dis,incalculable, depuis l’temps qu’elle dure : les marches quilabourent et r’labourent les terres, talent les pieds, usent lesos, sous le poids de la charge qui a l’air de grandir dans le ciel,l’éreintement jusqu’à ne plus savoir son nom, les piétinements etles immobilités qui vous broient, les travaux qui dépassent lesforces, les veilles, sans bornes, à guetter l’ennemi qui estpartout dans la nuit, et à lutter contre le sommeil – et l’oreillerde fumier et de poux. Mais même les sales coups où s’y mettent lesmarmites et les mitrailleuses, les mines, les gaz asphyxiants, lescontre-attaques. On est plein de l’émotion de la réalité au moment,et on a raison. Mais tout ça s’use dans vous et s’en va, on ne saitcomment, on ne sait où, et i’ n’reste plus qu’les noms, qu’les motsde la chose, comme dans un communiqué.

– C’est vrai, c’qu’i’ dit, fit un hommesans remuer la tête dans sa cangue. Quand j’sui’ été en permission,j’ai vu qu’j’avais oublié bien des choses de ma vie d’avant. Y ades lettres de moi que j’ai relues comme si c’était un livre quej’ouvrais. Et pourtant, malgré ça j’ai oublié aussi ma souffrancede la guerre. On est des machines à oublier. Les hommes, c’est deschoses qui pensent un peu, et qui, surtout, oublient. Voilà cequ’on est.

– Ni les autres, ni nous, alors !Tant de malheur est perdu !

Cette perspective vint s’ajouter à ladéchéance de ces créatures comme la nouvelle d’un désastre plusgrand, les abaisser encore sur leur grève de déluge.

– Ah ! si on se rappelait !s’écria l’un.

– Si on s’rappelait, dit l’autre, yaurait plus d’guerre !

Un troisième ajouta magnifiquement :

– Oui, si on s’rappelait, la guerreserait moins inutile qu’elle ne l’est.

Mais tout d’un coup, un des survivants couchésse dressa à genoux, secoua ses bras boueux et d’où tombait la boue,et, noir comme une grande chauve-souris engluée, il criasourdement :

– Il ne faut plus qu’il y ait de guerreaprès celle-là !

Dans ce coin bourbeux où, faibles encore etimpotents, nous étions assaillis par des souffles de vent qui nousempoignaient si brusquement et si fort que la surface du terrainsemblait osciller comme une épave, le cri de l’homme qui avaitl’air de vouloir s’envoler éveilla d’autres cris pareils :

– Il ne faut plus qu’il y ait de guerreaprès celle-là !

Les exclamations sombres, furieuses, de ceshommes enchaînés à la terre, incarnés de terre, montaient etpassaient dans le vent comme des coups d’aile :

– Plus de guerre, plus deguerre !

– Oui, assez !

– C’est trop bête, aussi… C’est tropbête, mâchonnaient-ils. Qu’est-ce que ça signifie, au fond, tout ça– tout ça qu’on n’peut même pas dire !

Ils bafouillaient, ils grognaient comme desfauves sur leur espèce de banquise disputée par les éléments, avecleurs sombres masques en lambeaux. La protestation qui lessoulevait était tellement vaste qu’elle les étouffait.

– On est fait pour vivre, pas pour crevercomme ça !

– Les hommes sont faits pour être desmaris, des pères des hommes, quoi ! pas des bêtes qui setraquent, s’égorgent et s’empestent.

– Et tout partout, partout, c’est desbêtes, des bêtes féroces ou des bêtes écrasées. Regarde,regarde !

… Je n’oublierai jamais l’aspect de cescampagnes sans limites sur la face desquelles l’eau sale avaitrongé les couleurs, les traits, les reliefs, dont les formesattaquées par la pourriture liquide s’émiettaient et s’écoulaientde toutes parts, à travers les ossatures broyées des piquets, desfils de fer, des charpentes – et, là-dessus, parmi ces sombresimmensités de Styx, la vision de ce frissonnement de raison, delogique et de simplicité, qui s’était mis soudain à secouer ceshommes comme de la folie.

On voyait que cette idée lestourmentait : qu’essayer de vivre sa vie sur la terre etd’être heureux, ce n’est pas seulement un droit, mais un devoir –et même un idéal et une vertu ; que la vie sociale n’est faiteque pour donner plus de facilité à chaque vie intérieure.

– Vivre !…

– Nous !… Toi… Moi…

– Plus de guerre. Ah ! non… C’esttrop bête !… Pire que ça, c’est trop…

Une parole vint en écho à leur vague pensée, àleur murmure morcelé et avorté de foule… J’ai vu se soulever unfront couronné de fange et la bouche a proféré au niveau de laterre :

– Deux armées qui se battent, c’est commeune grande armée qui se suicide !

– Tout de même, qu’est-ce que nous sommesdepuis deux ans ? De pauvres malheureux incroyables, maisaussi des sauvages, des brutes, des bandits, des salauds.

– Pire que ça ! mâcha celui qui nesavait employer que cette expression.

– Oui, je l’avoue !

Dans la trêve désolée de cette matinée, ceshommes qui avaient été tenaillés par la fatigue, fouettés par lapluie, bouleversés par toute une nuit de tonnerre, ces rescapés desvolcans et de l’inondation entrevoyaient a quel point la guerre,aussi hideuse au moral qu’au physique, non seulement viole le bonsens, avilit les grandes idées, commande tous les crimes – mais ilsse rappelaient combien elle avait développé en eux et autour d’euxtous les mauvais instincts sans en excepter un seul : laméchanceté jusqu’au sadisme, l’égoïsme jusqu’à la férocité, lebesoin de jouir jusqu’à la folie.

Ils se figurent tout cela devant leurs yeuxcomme tout à l’heure ils se sont figurés confusément leur misère.Ils sont bondés d’une malédiction qui essaye de se livrer passageet d’éclore en paroles. Ils en geignent ; ils en vagissent. Ondirait qu’ils font effort pour sortir de l’erreur et de l’ignorancequi les souillent autant que la boue, et qu’ils veulent enfinsavoir pourquoi ils sont châtiés.

– Alors quoi ? clame l’un.

– Quoi ? répète l’autre, plusgrandement encore.

Le vent fait trembler aux yeux l’étendueinondée et, s’acharnant sur ces masses humaines, couchées ou àgenoux, fixes comme des dalles et des stèles, leur arrache desfrissons.

– Il n’y aura plus d’guerre, gronde unsoldat, quand il n’y aura plus d’Allemagne.

– C’est pas ça qu’il faut dire !crie un autre. C’est pas assez. Y aura plus de guerre quandl’esprit de la guerre sera vaincu !

Comme le mugissement du vent avait étouffé àmoitié ces mots, il érigea sa tête et les répéta.

– L’Allemagne et le militarisme, hachaprécipitamment la rage d’un autre, c’est la même chose. Ils ontvoulu la guerre et ils l’avaient préméditée. Ils sont lemilitarisme.

– Le militarisme… reprit un soldat.

– Qu’est-ce que c’est ?demanda-t-on.

– C’est… c’est la force brutale préparéequi, tout d’un coup, à un moment, s’abat. C’est être desbandits.

– Oui. Aujourd’hui, le militarismes’appelle Allemagne.

– Oui ; mais demain, comme qu’i’s’appellera ?

– J’sais pas, dit une voix grave, commecelle d’un prophète.

– Si l’esprit de la guerre n’est pas tué,t’auras des mêlées tout le long des époques.

– Il faut… il faut.

– Il faut se battre ! gargouilla lavoix rauque d’un corps qui, depuis notre réveil, se pétrifiait dansla boue dévoratrice. Il le faut ! – et le corps se retournapesamment. – Il faut donner tout ce que nous avons, et nos forceset nos peaux, et nos cœurs, toute not’ vie, et les joies qui nousrestaient ! L’existence de prisonniers qu’on a, il fautl’accepter des deux mains ! Il faut tout supporter, mêmel’injustice, dont le règne est venu, et le scandale et ladégoûtation qu’on voit – pour être tout à la guerre, pourvaincre ! Mais, s’il faut faire un sacrifice pareil, ajoutadésespérément l’homme informe, en se retournant encore, c’est parcequ’on se bat pour un progrès, non pour un pays ; contre uneerreur, non contre un pays.

– Faut tuer la guerre, dit le premierparleur, faut tuer la guerre, dans le ventre del’Allemagne !

– Tout de même, fit un de ceux quiétaient assis là, enraciné comme une espèce de germe, tout de même,on commence à comprendre pourquoi il fallait marcher.

– Tout de même, marmotta à son tour lechasseur, qui s’était accroupi, y en a qui se battent avec uneautre idée que ça dans la tête. J’en ai vu, des jeunes, quis’foutaient pas mal des idées humanitaires. L’important pour eux,c’est la question nationale, pas aut’chose, et la guerre uneaffaire de patries : chacun fait reluire la sienne, voilàtout. I’s s’battaient, ceux-là, et i’s s’battaient bien.

– I’s sont jeunes, ces petits gars qu’tudis. I’s sont jeunes. Faut pardonner.

– On peut bien faire sans savoir bienc’qu’on fait.

– C’est vrai qu’les hommes sontfous ! Ça, on l’dira jamais assez !

– Les chauvins, c’est d’la vermine…ronchonna une ombre.

Ils répétèrent plusieurs fois, comme pour seguider à tâtons :

– Faut tuer la guerre. La guerre,elle !

L’un de nous, celui qui ne bougeait pas latête, dans l’armature de ses épaules, s’entêta dans sonidée :

– Tout ça, c’est des boniments. Qu’est-ceque ça fait qu’on pense ça ou ça ! Faut être vainqueurs, voilàtout.

Mais les autres avaient commencé à chercher.Ils voulaient savoir et voir plus loin que le temps présent. Ilspalpitaient, essayant d’enfanter en eux-mêmes une lumière desagesse et de volonté. Des convictions éparses tourbillonnaientdans leurs têtes et il leur sortait des lèvres des fragments confusde croyances.

– Bien sûr… Oui… Mais faut voir leschoses… Mon vieux, faut toujours voir le résultat.

– L’résultat ! Être vainqueurs danscette guerre, se buta l’homme-borne, c’est pas unrésultat ?

Ils furent deux à la fois quirépondirent :

– Non !

À cet instant, il se produisit un bruit sourd.Des cris jaillirent à la ronde et nous frissonnâmes.

Tout un pan de glaise s’était détaché dumonticule où nous étions vaguement adossés, déterrant complètement,au milieu de nous, un cadavre assis les jambes allongées.

L’éboulement creva une poche d’eau amassée enhaut du monticule et l’eau s’épandit en cascade sur le cadavre etle lava pendant que nous le regardions.

On cria :

– Il a la figure toute noire !

– Qu’est-ce que c’est que cettefigure ? haleta une voix.

Les valides s’approchaient en cercle comme descrapauds. Cette tête qui apparaissait en bas-relief sur la paroique la chute de terre avait mise à nu, on ne pouvait pas ladévisager.

– Sa figure ! C’est pas safigure !

À la place de la face, on trouvait unechevelure.

Alors on s’aperçut que ce cadavre qui semblaitassis était plié et cassé à l’envers.

On contempla dans un silence terrible, ce dosvertical que nous présentait la dépouille disloquée, ces braspendants et courbés en arrière, et ces deux jambes allongées quiposaient sur la terre fondante par la pointe des pieds.

Alors le débat reprit, réveillé par ce dormeureffroyable. On clama furieusement comme s’il écoutait :

– Non ! être vainqueurs ce n’est pasle résultat. Ce n’est pas eux qu’il faut avoir, c’est laguerre.

– T’as donc pas compris qu’il faut enfinir avec la guerre ? Si on doit remettre ça un jour, toutc’qui a été fait ne sert à rien. Regarde ; ça ne sert à rien.C’est deux ans ou trois ans, ou plus, de catastrophes gâchées.

– Ah ! mon vieux, si tout c’qu’on asubi n’était pas la fin de c’grand malheur-là – j’tiens à lavie : j’ai ma femme, ma famille, avec la maison autour d’eux,j’ai des idées pour ma vie d’après, va… Eh bien, tout de même,j’aimerais mieux mourir.

– J’vais mourir, fit en ce moment précis,comme un écho, le voisin de Paradis, qui sans doute avait regardéla blessure de son ventre, je l’regrette à cause de mesenfants.

– Moi, murmura-t-on ailleurs, c’est àcause de mes enfants que je ne le regrette pas. J’vais mourir, doncj’sais c’que j’dis, et j’me dis : « I’s auront la paix,eux ! »

– Moi, j’mourrai p’t’êt’ pas, dit unautre avec un frémissement d’espoir qu’il ne put contenir, même àla face des condamnés, mais j’souffrirai. Eh bien, j’dis :tant pis, et j’dis même : tant mieux ; et j’sauraisouffrir plus, si je sais que c’est pour quelque chose !

– Alors faudra continuer à s’battre aprèsla guerre ?

– Oui, p’t’êt’…

– T’en veux encore, toi !

– Oui, parce que j’n’en veux plus !grogna-t-on.

– Et pas contre des étrangers, p’t’êt’,i’ faudra s’battre ?

– P’têt’, oui…

Un coup de vent plus violent que les autresnous ferma les yeux et nous étouffa. Quand il fut passé, et qu’onvit la rafale s’enfuir à travers la plaine en saisissant parendroits et en secouant sa dépouille de boue, en creusant l’eau destranchées qui béaient longues comme la tombe d’une armée – onreprit :

– Après tout, qu’est-ce qui fait lagrandeur et l’horreur de la guerre ?

– C’est la grandeur des peuples.

– Mais les peuples, c’est nous !

Celui qui avait dit cela me regardait,m’interrogeait.

– Oui, lui dis-je, oui, mon vieux frère,c’est vrai ! C’est avec nous seulement qu’on fait lesbatailles. C’est nous la matière de la guerre. La guerre n’estcomposée que de la chair et des âmes des simples soldats. C’estnous qui formons les plaines de morts et les fleuves de sang, noustous dont chacun est invisible et silencieux à cause de l’immensitéde notre nombre. Les villes vidées, les villages détruits, c’est ledésert de nous. Oui, c’est nous tous et c’est nous toutentiers.

– Oui, c’est vrai. C’est les peuples quisont la guerre ; sans eux, il n’y aurait rien, rien, quequelques criailleries, de loin. Mais c’est pas eux qui la décident.C’est les maîtres qui les dirigent.

– Les peuples luttent aujourd’hui pourn’avoir plus de maîtres qui les dirigent. Cette guerre, c’est commela Révolution française qui continue.

– Alors, comme ça, on travaille pour lesPrussiens aussi ?

– Mais, dit un des malheureux de laplaine, il faut bien l’espérer.

– Ah zut, alors ! grinça lechasseur.

Mais il hocha la tête et n’ajouta rien.

– Occupons-nous de nous ! Il ne fautpas s’mêler des affaires des autres, mâchonna l’entêtéhargneux.

– Si ! il le faut… parce que ce quetu appelles les autres, c’est justement pas les autres, c’est lesmêmes !

– Pourquoi qu’c’est toujours nous quimarchons pour tout le monde !

– C’est comme ça, dit un homme, et ilrépéta les mots qu’il avait employés à l’instant : Tant pis outant mieux !

– Les peuples, c’est rien et ça devraitêtre tout, dit en ce moment l’homme qui m’avait interrogé reprenantsans le savoir une phrase historique vieille de plus d’un siècle,mais en lui donnant enfin son grand sens universel.

Et l’échappé de la tourmente, à quatre pattessur le cambouis du sol, leva sa face de lépreux et regarda devantlui, dans l’infini, avec avidité.

Il regardait, il regardait. Il essayaitd’ouvrir les portes du ciel.

– Les peuples devraient s’entendre àtravers la peau et sur le ventre de ceux qui les exploitent d’unefaçon ou d’une autre. Toutes les multitudes devraients’entendre.

Tous les hommes devraient enfin êtreégaux.

Ce mot semblait venir à nous comme unsecours.

– Égaux… Oui… Oui… Il y a de grandesidées de justice, de vérité. Il y a des choses auxquelles on croit,vers lesquelles on se tourne toujours pour s’y attacher comme à unesorte de lumière. Il y a surtout l’égalité.

– Il y a aussi la liberté et lafraternité.

– Il y a surtout l’égalité !

Je leur dis que la fraternité est un rêve, unsentiment nuageux, inconsistant ; qu’il est contraire àl’homme de haïr un inconnu, mais qu’il lui est également contrairede l’aimer. On ne peut rien baser sur la fraternité. Sur la liberténon plus : elle est trop relative dans une société où toutesles présences se morcellent forcément l’une l’autre.

Mais l’égalité est toujours pareille. Laliberté et la fraternité sont des mots, tandis que l’égalité estune chose. L’égalité (sociale, car les individus ont chacun plus oumoins de valeur, mais chacun doit participer à la société dans lamême mesure, et c’est justice, parce que la vie d’un être humainest aussi grande que la vie d’un autre), l’égalité, c’est la grandeformule des hommes. Son importance est prodigieuse. Le principe del’égalité des droits de chaque créature et de la volonté sainte dela majorité est impeccable, et il doit être invincible et ilamènera tous les progrès, tous, avec une force vraiment divine. Ilamènera d’abord la grande assise plane de tous les progrès ;le règlement des conflits par la justice qui est la même chose,exactement, que l’intérêt général.

Ces hommes du peuple qui sont là, entrevoyantils ne savent encore quelle Révolution plus grande que l’autre, etdont ils sont la source, et qui déjà monte, monte à leur gorge,répètent :

– L’égalité

Il semble qu’ils épellent ce mot, puis qu’ilsle lisent clairement partout – et qu’il n’est pas sur la terre depréjugé, de privilège et d’injustice qui ne s’écroule à soncontact. C’est une réponse à tout, un mot sublime.

Ils tournent et retournent cette notion et luitrouvent une sorte de perfection. Et ils voient les abus brûlerd’une éclatante lumière.

– Ce s’rait beau ! dit l’un.

– Trop beau pour être vrai ! ditl’autre.

Mais le troisième dit :

– C’est parce que c’est vrai que c’estbeau. Ça n’a pas d’autre beauté : alors !… Et ce n’estpas parce que c’est beau que ça sera. La beauté n’a pas cours, pasplus que l’amour. C’est parce que c’est vrai que c’est fatal.

– Alors, puisque la justice est vouluepar les peuples et que les peuples sont la force, qu’ils lafassent.

– On commence déjà ! dit une boucheobscure.

– C’est sur la pente des choses, annonçaun autre.

– Quand tous les hommes se seront faitségaux, on sera bien forcé de s’unir.

– Et il n’y aura pas, à la face du ciel,des choses épouvantables faites par trente millions d’hommes qui neles veulent pas.

C’est vrai. Il n’y a rien à dire contre cela.Quel semblant d’argument, quel fantôme de réponse pourrait-on,oserait-on opposer à cela : « Il n’y aura pas, à la facedu ciel, des choses faites par trente millions d’hommes qui ne lesveulent pas. » J’écoute, je suis la logique des paroles queprofèrent ces pauvres gens jetés sur ce champ de douleur, lesparoles qui jaillissent de leur meurtrissure et de leur mal, lesparoles qui saignent d’eux.

Et maintenant, le ciel se couvre. De grosnuages le bleuissent et le cuirassent en bas. En haut, dans unfaible étamage lumineux, il est traversé par des balayuresdémesurées de poussière humide. Le temps s’assombrit. Il va y avoirencore de la pluie. Ce n’est pas fini de la tempête et de lalongueur de la souffrance.

– On se demandera, dit l’un :« Après tout, pourquoi faire la guerre ? » Pourquoi,on n’en sait rien ; mais pour qui, on peut le dire. On serabien forcé de voir que si chaque nation apporte à l’Idole de laguerre la chair fraîche de quinze cents jeunes gens à déchirerchaque jour, c’est pour le plaisir de quelques meneurs qu’onpourrait compter ; que les peuples entiers vont à laboucherie, rangés en troupeaux d’armées, pour qu’une caste galonnéed’or écrive ses noms de princes dans l’histoire, pour que des gensdorés aussi, qui font partie de la même gradaille, brassent plusd’affaires – pour des questions de personnes et des questions deboutiques. Et on verra, dès qu’on ouvrira les yeux, que lesséparations qui sont entre les hommes ne sont pas celles qu’oncroit, et que celles qu’on croit ne sont pas.

– Écoute ! interrompit-onsoudain.

On se tait, et on entend au loin le bruit ducanon. Là-bas, le grondement ébranle les couches aériennes et cetteforce lointaine vient déferler faiblement à nos oreillesensevelies, tandis qu’alentour l’inondation continue à imprégner lesol et à attirer lentement les hauteurs.

– Ça r’prend…

Alors l’un de nous dit :

– Ah ! tout c’qu’on aura contresoi !

Déjà il y a un malaise, une hésitation, dansla tragédie colloque qui s’ébauche, entre ces parleurs perdus,comme une espèce d’immense chef-d’œuvre de destinée. Ce n’est passeulement la douleur et le péril, la misère des temps, qu’on voitrecommencer interminablement. C’est aussi l’hostilité des choses etdes gens contre la vérité, l’accumulation des privilèges,l’ignorance, la surdité et la mauvaise volonté, les partis pris, etles féroces situations acquises, et des masses inébranlables, etdes lignes inextricables.

Et le rêve tâtonnant des pensées se continuepar une autre vision où les adversaires éternels sortent de l’ombredu passé et se présentent dans l’ombre orageuse du présent.

Les voici… Il semble qu’on la voie sesilhouetter au ciel sur les crêtes de l’orage qui endeuille lemonde, la cavalcade des batailleurs, caracolants et éblouissants –des chevaux de bataille porteurs d’armures, de galons, de panaches,de couronnes et d’épées… Ils roulent, distincts, somptueux, lançantdes éclairs, embarrassés d’armes. Cette chevauchée belliqueuse, auxgestes surannés, découpe les nuages plantés dans le ciel comme unfarouche décor théâtral.

Et bien au-dessus des regards enfiévrés quisont à terre, des corps sur qui s’étage la boue des bas-fondsterrestres et des champs gaspillés, tout cela afflue des quatrecoins de l’horizon, et refoule l’infini du ciel et cache lesprofondeurs bleues.

Et ils sont légion. Il n’y a pas seulement lacaste des guerriers qui hurlent à la guerre et l’adorent, il n’y apas seulement ceux que l’esclavage universel revêt d’un pouvoirmagique ; les puissants héréditaires, debout çà et làpar-dessus la prostration du genre humain, qui appuient soudain surla balance de la justice, parce qu’ils entrevoient un grand coup àfaire. Il y a toute une foule consciente et inconsciente qui sertleur effroyable privilège.

– Il y a, clame en ce moment un dessombres et dramatiques interlocuteurs, en étendant la main commes’il voyait, il y a ceux qui disent : « Comme ils sontbeaux ! »

– Et ceux qui disent : « Lesraces se haïssent ! »

– Et ceux qui disent :« J’engraisse de la guerre, et mon ventre enmûrit ! »

– Et ceux qui disent : « Laguerre a toujours été, donc elle sera toujours ! »

– Il y a ceux qui disent : « Jene vois pas plus loin que le bout de mes pieds, et je défends auxautres de le faire ! »

– Il y a ceux qui disent :« Les enfants viennent au monde avec une culotte rouge oubleue sur le derrière ! »

– Il y a, gronda une voix rauque, ceuxqui disent : « Baissez la tête, et croyez enDieu ! »

Ah ! vous avez raison, pauvres ouvriersinnombrables des batailles, vous qui aurez fait toute la grandeguerre avec vos mains, toute puissance qui ne sert pas encore àfaire le bien, foule terrestre dont chaque face est un monde dedouleurs et qui, sous le ciel où de longs nuages noirs se déchirentet s’éploient échevelés comme de mauvais anges, rêvez, courbés sousle joug d’une pensée ! – oui, vous avez raison. Il y a toutcela contre vous. Contre vous et votre grand intérêt général, quise confond en effet exactement, vous l’avez entrevu, avec lajustice il n’y a pas que les brandisseurs de sabres, les profiteurset les tripoteurs.

Il n’y a pas que les monstrueux intéressés,financiers, grands et petits faiseurs d’affaires, cuirassés dansleurs banques ou leurs maisons, qui vivent de la guerre, et envivent en paix pendant la guerre, avec leurs fronts butés d’unesourde doctrine, leurs figures fermées comme un coffre-fort.

Il y a ceux qui admirent l’échange étincelantdes coups, qui rêvent et qui crient comme des femmes devant lescouleurs vivantes des uniformes. Ceux qui s’enivrent avec lamusique militaire ou avec les chansons versées au peuple comme despetits verres, les éblouis, les faibles d’esprit, les fétichistes,les sauvages.

Ceux qui s’enfoncent dans le passé, et quin’ont que le mot d’autrefois à la bouche, les traditionalistes pourlesquels un abus a force de loi parce qu’il s’est éternisé, et quiaspirent à être guidés par les morts, et qui s’efforcent desoumettre l’avenir et le progrès palpitant et passionné au règnedes revenants et des contes de nourrice.

Il y a avec eux tous les prêtres, quicherchent à vous exciter et à vous endormir, pour que rien nechange, avec la morphine de leur paradis. Il y a des avocats –économistes, historiens, est-ce que je sais ! – qui vousembrouillent de phrases théoriques, qui proclament l’antagonismedes races nationales entre elles, alors que chaque nation modernen’a qu’une unité géographique arbitraire dans les lignes abstraitesde ses frontières, et est peuplée d’un artificiel amalgame deraces ; et qui, généalogistes véreux, fabriquent, auxambitions de conquête et de dépouillement, de faux certificatsphilosophiques et d’imaginaires titres de noblesse. La courte vueest la maladie de l’esprit humain. Les savants sont en bien des casdes espèces d’ignorants qui perdent de vue la simplicité des choseset l’éteignent et la noircissent avec des formules et des détails.On apprend dans les livres les petites choses, non les grandes.

Et même lorsqu’ils disent qu’ils ne veulentpas la guerre, ces gens-là font tout pour la perpétuer. Ilsalimentent la vanité nationale et l’amour de la suprématie par laforce. « Nous seuls, disent-ils chacun derrière leursbarrières, sommes détenteurs du courage, de la loyauté, du talent,du bon goût ! » De la grandeur et de la richesse d’unpays, ils font comme une maladie dévoratrice. Du patriotisme, quiest respectable, à condition de rester dans le domaine sentimentalet artistique, exactement comme les sentiments de la famille et dela province, tout aussi sacrés, ils font une conception utopique etnon viable, en déséquilibre dans le monde, une espèce de cancer quiabsorbe toutes les forces vives, prend toute la place et écrase lavie et qui, contagieux, aboutit, soit aux crises de la guerre, soità l’épuisement et à l’asphyxie de la paix armée.

La morale adorable, ils la dénaturent :Combien de crimes dont ils ont fait des vertus, en les appelantnationales avec un mot ! Même la vérité, ils la déforment. Àla vérité éternelle, ils substituent chacun leur vérité nationale.Autant de peuples, autant de vérités, qui faussent et tordent lavérité.

Tous ces gens-là, qui entretiennent cesdiscussions d’enfants, odieusement ridicules, que vous entendezgronder au-dessus de vous : « Ce n’est pas moi qui aicommencé, c’est toi ! – Non, ce n’est pas moi, c’esttoi ! – Commence, toi ! – Non, commence,toi ! » puérilités qui éternisent la plaie immense dumonde parce que ce ne sont pas les vrais intéressés qui endiscutent, au contraire, et que la volonté d’en finir n’y estpas ; tous ces gens-là qui ne peuvent pas ou ne veulent pasfaire la paix sur la terre ; tous ces gens-là, qui secramponnent, pour une cause ou pour une autre, à l’état de chosesancien, lui trouvent des raisons ou lui en donnent, ceux-là sontvos ennemis !

Ce sont vos ennemis autant que le sontaujourd’hui ces soldats allemands qui gisent ici entre vous, et quine sont que de pauvres dupes odieusement trompées et abruties, desanimaux domestiques… Ce sont vos ennemis, quel que soit l’endroitoù ils sont nés et la façon dont se prononce leur nom et la languedans laquelle ils mentent. Regardez-les dans le ciel et sur laterre. Regardez-les partout ! Reconnaissez-les une bonne fois,et souvenez-vous à jamais !

– Ils te diront, grogna un homme àgenoux, penché, les deux mains dans la terre, en secouant lesépaules comme un dogue : « Mon ami, t’as été un hérosadmirable ! » J’veux pas qu’on m’dise ça !

» Des héros, des espèces de gensextraordinaires, des idoles ? Allons donc ! On a été desbourreaux. On a fait honnêtement le métier de bourreaux. On ler’fera encore, à tour de bras, parce qu’il est grand et importantde faire ce métier-là pour punir la guerre et l’étouffer. Le gestede tuerie est toujours ignoble – quelquefois nécessaire, maistoujours ignoble. Oui, de durs et infatigables bourreaux, voilà cequ’on a été. Mais qu’on ne me parle pas de la vertu militaire parceque j’ai tué des Allemands. »

– Ni à moi, cria un autre à voix si hauteque personne n’aurait pu lui répondre, même si on avait osé, ni àmoi, parce que j’ai sauvé la vie à des Français ! Alors, quoi,ayons le culte des incendies à cause de la beauté dessauvetages !

– Ce serait un crime de montrer les beauxcôtés de la guerre, murmura un des sombres soldats, même s’il y enavait !

– On t’dira ça, continua le premier, pourte payer en gloire, et pour se payer aussi de c’qu’on n’a pas fait.Mais la gloire militaire, ce n’est même pas vrai pour nous autres,simples soldats. Elle est pour quelques-uns, mais en dehors de cesélus, la gloire du soldat est un mensonge comme tout ce qui a l’aird’être beau dans la guerre. En réalité, le sacrifice des soldatsest une suppression obscure. Ceux dont la multitude forme lesvagues d’assaut n’ont pas de récompense. Ils courent se jeter dansun effroyable néant de gloire. On ne pourra jamais accumuler mêmeleurs noms, leurs pauvres petits noms de rien.

– Nous nous en foutons, répondit unhomme. Nous avons aut’chose à penser.

– Mais tout cela, hoqueta une facebarbouillée et que la boue cachait comme une main hideuse, peux-tuseulement le dire ? Tu serais maudit et mis sur lebûcher ! Ils ont créé autour du panache une religion aussiméchante, aussi bête et aussi malfaisante que l’autre !

L’homme se souleva, s’abattit, mais se soulevaencore. Il était blessé sous sa cuirasse immonde, et tachait lesol, et, quand il eut dit cela, son œil élargi contempla par terretout le sang qu’il avait donné pour la guérison du monde.

Les autres, un à un, se dressent. L’orages’épaissit et descend sur l’étendue des champs écorchés etmartyrisés. Le jour est plein de nuit. Et il semble que, sanscesse, de nouvelles formes hostiles d’hommes et de bandes d’hommess’évoquent, au sommet de la chaîne de montagnes des nuages, autourdes silhouettes barbares des croix et des aigles, des églises, despalais souverains et des temples de l’armée, et s’y multiplient,cachant les étoiles qui sont moins nombreuses que l’humanité – etmême que ces revenants remuent de toutes parts dans les excavationsdu sol, ici, là, parmi les êtres réels qui y sont jetés à la volée,à demi enfouis dans la terre comme des grains de blé.

Mes compagnons encore vivants se sont enfinlevés ; se tenant mal debout sur le sol effondré, enfermésdans leurs vêtements embourbés, ajustés dans d’étranges cercueilsde vase, dressant leur simplicité monstrueuse hors de la terreprofonde comme l’ignorance, ils bougent et crient, les yeux, lesbras et les poings tendus vers le ciel d’où tombent le jour et latempête. Ils se débattent contre des fantômes victorieux, comme desCyrano et des don Quichotte qu’ils sont encore.

On voit leurs ombres se mouvoir sur le grandmiroitement triste du sol et se refléter sur la blême surfacestagnante des anciennes tranchées que blanchit et habite seul levide infini de l’espace, au milieu du désert polaire aux horizonsfumeux.

Mais leurs yeux sont ouverts. Ils commencent àse rendre compte de la simplicité sans bornes des choses. Et lavérité non seulement met en eux une aube d’espoir, mais aussi ybâtit un recommencement de force et de courage.

– Assez parlé des autres, commanda l’und’eux. Tant pis pour les autres !… Nous ! Noustous !…

L’entente des démocraties, l’entente desimmensités, la levée du peuple du monde, la foi brutalement simple…Tout le reste, tout le reste, dans le passé, le présent etl’avenir, est absolument indifférent.

Et un soldat ose ajouter cette phrase, qu’ilcommence pourtant à voix presque basse :

– Si la guerre actuelle a fait avancer leprogrès d’un pas, ses malheurs et ses tueries compteront pourpeu.

Et tandis que nous nous apprêtons à rejoindreles autres, pour recommencer la guerre, le ciel noir, bouchéd’orage, s’ouvre doucement au-dessus de nos têtes. Entre deuxmasses de nuées ténébreuses, un éclair tranquille en sort, et cetteligne de lumière, si resserrée, si endeuillée, si pauvre, qu’elle al’air pensante, apporte tout de même la preuve que le soleilexiste.

Décembre 1915

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