Le Feu- Journal d’une Escouade

Chapitre 9La grande colère

Lorsqu’il rentra de son congé deconvalescence, après deux mois d’absence, on l’entoura. Mais il semontrait renfrogné, taciturne et fuyait vers les coins.

– Eh bien quoi ! Volpatte, tu disrien ? C’est tout ça qu’tu dis ?

– Parle-nous de c’que t’as vu pendant tonhôpital et ta convalo, vieille cloche, depuis le jour que t’esparti avec tes bandages, et ta gueule entre parenthèses. Paraît qu’t’as été dans les bureaux. Parle, quoi, nom de Dieu !

– J’veux pus rien dire de ma putain devie, dit enfin Volpatte.

– Quoi qu’ tu dis ? Quoi qu’i’dit ?

– J’suis dégouté, v’là c’quej’suis ! Les gens, j’les débecte, t j’les r’débecte, tu peuxleur dire.

– Quoi qu’i t’ont fait ?

– C’sont des vaches, dit Volpatte.

Il était là, avec sa tête d’autrefois, auxoreilles recollées, aux pommettes de Tartare, buté, au milieu ducercle intrigué qui l’assiégeait. On le sentait, au fond delui-même, aigri et tumultueux, sous pression, la bouche fermée deforce sur du mauvais silence.

Des paroles finirent par déborder de lui. Ilse retourna – du côté de l’arrière – et montra le poing à l’espaceinfini.

– Y en a trop, dit-il, entre ses dentsgrises, y en a trop !

Et il semblait, dans son imagination, menacer,repousser une marée montante de fantômes.

Un peu plus tard, on l’interrogea à nouveau.On savait bien que son irritation ne se maintiendrait pas ainsi àl’intérieur, et qu’à la première occasion ce farouche silenceexploserait.

C’était dans un profond boyau d’arrière où,après une matinée de terrassement, ont était réunis pour prendre lerepas. Il tombait une pluie torrentielle ; on était brouilléset noyés et bousculés par l’inondation, et on mangeait debout, à lafile, sans abri, en plein ciel liquéfié. Il fallait faire des toursde force pour préserver le singe et le pain des jets qui coulaientde tous les points de l’espace, et on mangeait, en se cachantautant que possible, les mains et la figure sous les capuchons.L’eau grêlait, sautait et ruisselait sur les molles carapaces desournoisement, détremper nos personnes et notre nourriture. Lespieds s’enfonçaient de plus en plus, prenaient largement racinedans le ruisseau qui courait au fond du fossé argileux.

Quelques têtes riaient, la moustachedégoulinante, d’autres grimaçaient d’avaler du pain spongieux et dela viande lessivée et d’être cinglés par les gouttes qui leurassaillaient de tous côtés la peau au moindre défaut de leurépaisse cuirasse bourbeuse.

Barque, qui serrait sa gamelle sur son cœur,brailla à Volpatte :

– Alors, des vaches, tu dis, qu’tas vues,là-bas d’où c’que tu d’viens ?

– Exemple ? cria Blaire dans unredoublement de rafale qui secouait les paroles et les éparpillait.Quoi qu’t’as vu en fait d’vaches ?

– Y a… commença Volpatte, et pis… Y en atrop, nom de Dieu ! Y a…

Il essayait de dire ce qu’il y avait. Il nepouvait que répéter : « Y en a trop » ; ilétait oppressé et soufflait, et il avala une bouchée déliquescentede pain, et il ravala aussi la masse désordonnée et étouffante deses souvenirs.

– C’est-i’ des embusqués qu’tu veuxcauser ?

– Tu parles !

Il avait lancé par-dessus le talus le restantde son bœuf, et ce cri, ce soupir, sortit violemment de sa bouchecomme d’une soupape.

– T’en fais pas pour les embusqués,vieille colique, conseilla Barque, goguenard, mais non sans quelqueamertume. À quoi ça sert ?

Ramassé et dissimulé sous le toit fragile etinconsistant de son capuchon ciré où l’eau précipitait un glacisbrillant, et tendant sa gamelle vide à la pluie pour la nettoyer,Volpatte gronda :

– J’suis pas maboul tout à fait, etj’sais bien qu’des mecs de l’arrière, l’en faut. Qu’on aye besoind’traîne-pattes, j’veux bien… Mais y en a trop, et ces trop-là,c’est toujours les mêmes, et pas les bons, voilà !

Soulagé par cette déclaration qui mettait unpeu de lumière à travers le sombre méli-mélo des colères qu’ilrapportait parmi nous, Volpatte parla par bribes, à travers lesnappes acharnées de pluie :

– Dès le premier patelin où on m’aexpédié à petite vitesse, j’en ai vu des chiées, des chiées, et i’sont commencé à m’faire une mauvaise impression sur moi. Toutessortes de services, de sous-services, de directions, de centres, debureaux, de groupes. Pendant les premiers temps, quand t’eslà-dedans, autant de bonhommes tu rencontres, autant d’servicesdifférents qui se ressemblent pas comme noms. C’est à en devenirr’tourné. Mon vieux, celui qui a inventé les noms de tous cesservices, il avait une rude tête !

» Alors, tu veux pas qu’j’en soyeindigestionné ? J’en ai plein mes mirettes et malgré moi,quand j’fais à moitié aut’chose, j’en rêve à moitié !

» Ah ! mon vieux, ruminait notrecamarade, tous ces mecs qui baguenaudent et qui papelardentlà-dedans, astiqués, avec des kébrocs et les paletots d’officiers,des bottines – qui marquent mal, quoi – et qui mangent du fin,s’mettent, quand ça veut, un cintième de casse-pattes dansl’cornet, s’lavent plutôt deux fois qu’une, vont à la messe,n’défument pas et l’soir s’empaillent dans la plume en lisant surle journal. Et ça dira, après :

« J’suis t’été à la guerre. »

Un point avait surtout frappé Volpatte etressortait de sa vision confuse et passionnée :

– Tous ces poilus-là, ça n’emporte passon couvert et son quart, pour manger sur le pouce. I’ leur fautses aises. I’s préfèr’t mieux aller s’installer chez une mouquèrede l’endroit, à une table exprès pour eux, pour chiquer la légume,et la rombière leur carre dans son buffet leur vaisselle, leursboîtes de conserves et tout leur bordel pour le bec, enfin, lesavantages de la richesse et de la paix dans ce sacré nom de Dieud’arrière !

Le voisin de Volpatte secoua la tête sous lescataractes qui tombaient du ciel et dit :

– Tant mieux pour eux.

– J’suis pas maboul… recommença à direVolpatte.

– P’t’êt ; mais t’es pasconséquent.

Volpatte se sentit injurié par ce terme ;il sursauta, leva furieusement la tête, et la pluie qui le guettaits’appliqua en paquet sur sa figure.

– Non, mais des fois ! Pasconséquent ! C’purin-là !

– Parfaitement, monsieur, reprit levoisin. J’dis qu’tu rousses et qu’pourtant tu voudrais bien être àleur place, à ces Jean Foutre.

– Pour sûr, mais qu’est-ce que ça prouve,face de fesse ? D’abord, nous, on a été au danger et ce s’raitbien not’ tour. C’est toujours les mêmes, que j’te dis, et pis,pa’ce qu’y a là-d’dans des jeunes qu’est fort comme un bœuf, etbalancé comme un lutteur, et pis pa’c’ qu’y en a trop. Tu vois,c’est toujours « trop » que j’dis, parce que c’estça.

– Trop ! qu’en sais-tu,vilain ? Ces services, connais-tu qui i’ sont ?

– J’sais pas c’qu’i’ sont, repartitVolpatte, mais j’dis…

– Tu crois qu’c’est pas un fourbi d’fairemarcher toutes les affaires des armées ?

– J’m’en fous, mais…

– Mais tu voudrais que ce s’rait toi,pas ? goguenarda le voisin invisible qui, au fond de soncapuchon sur lequel se déversaient les réservoirs de l’espace,cachait soit une grande indifférence, soit l’impitoyable désir defaire monter Volpatte.

– J’sais pas y faire, dit simplementcelui-ci.

– Y en a qui sav’t pour toi, intervint lavoix aiguë de Barque ; j’en ai connu un…

– Moi aussi, j’en ai vu ! hurladésespérément Volpatte dans la tempête. Tiens, pas loin du front, àj’sais pas quoi, où il y a l’hôpital d’évacuation et unesous-intendance, c’est là qu’j’ai rencontré c’t’anguille.

Le vent, qui passait sur nous, demanda encahotant :

– Qu’est-ce que c’est qu’ça ?

À ce moment, il se produisit une accalmie, etle mauvais temps laissa tant bien que mal parler Volpatte, quidit :

– I’ m’a servi d’guide dans tout lefouillis du dépôt comme dans une foire, vu qu’il était lui-même unedes curiosités de l’endroit. I’ m’menait dans des couloirs, dessalles de maisons ou d’baraquements supplémentaires ; i’m’entrouvrait une porte à étiquette ou m’la montrait et i’m’disait : « Vise ça, et ça donc, vise-le ! »J’ai visité avec lui ; mais lui n’est pas revenu, comme moi,aux tranchées : n’t’en fais pas. I’ n’en r’venait du reste pasnon plus, fais t’en pas. C’t’anguille, la première fois que j’l’aivue, elle marchait tout doucement dans la cour : « C’estl’service courant », qu’i’ m’dit. On a causé. L’lendemain, i’s’était fait coller ordonnance, pour couper à un départ, vuqu’c’était son tour de partir depuis l’commencement d’laguerre.

» Sur le pas de la porte où il s’était pagnotétoute la nuit dans un plumard, i’ cirait les godasses de sonouistiti : des palaces pompes jaunes. I’ leur z’y collaitd’l’encaustique, î’ les dorait, mon vieux. J’m’ai arrêté pour voirça. Le gars m’a raconté son histoire. Mon vieux, j’me rappelle plusbesef de c’bourrage de crâne arabe, pas plus que j’me rappelle del’Histoire de France et des dates qu’on chantait à l’école. Jamais,mon vieux, i’ n’avait été envoyé sur le front, quoique de la classe3 et un costaud bougre, tu sais. L’danger, la fatigue, la mocheriede la guerre, c’était pas pour lui, pour les autres, oui. I’ savaitque si i’ mettait l’pied sur la ligne de feu, la ligne prendraittoute la bête, aussi i’ coulait de toutes les pattes pour restersur place. On avait essayé de tous les moyens pour le posséder,mais c’était pas vrai, il avait glissé des pinces de tous lescapitaines, de tous les colonels, de tous les majors, qui s’étaientpourtant bougrement foutus en colère contre lui. I’ m’racontait ça.Comment qu’i’ f’sait ? I’ s’laissait tomber assis. I’ prenaitun air con. I’ faisait l’saucîsson. I’ d’venait comme un paquet delinge sale. « J’ai comme une espèce de fatiguegénérale », qu’i’ chialait. On savait pas comment l’prendreet, au bout d’un temps, on le laissait tomber, i’ s’faisaît vomirpar tout un chacun. V’là. I’ changeait sa manière aussi suivant lescirconstances, tu saisis ? Qué’qu’fois, l’pied y faisait mal,dont i’ savait salement bien s’servir. Et pis, i’ s’arrangeait,l’était au courant des binaises, savait toutes les occases. Tuparles d’un mecton qui connaissait les heures des trains ! Tul’voyais s’rentrer en s’glissant en douce dans un groupe du dépôtoù c’était l’filon, et y rester, toujours en douce poil-poil, etmême, i’ s’donnait beaucoup d’mal pour que les copains ayent besoinde lui. I’ s’levait à des trois heures du matin pour faite le jus,allait chercher de l’eau pendant que les autres bouffaient ;enfin quoi, partout où i’ s’était faufilé, il arrivait à être d’lafamille, c’pauv’ type, c’te charogne ! Il en mettait pour nepas en mettre. I’ m’faîsait l’effet d’un mec qu’attrait gagnéhonnêtement cent balles avec le travail et l’emmerdement qu’ilapporte à fabriquer un faux billet de cinquante. Mais voilà :I’ raboulera sa peau, çui-là. Au front, i’ s’rait emporté dansl’mouvement, mais pas si bête. I’ s’fout d’ceux qui prennent labourre sur la terre, et i’ s’foutra d’eux plus encore quand i’sseront d’ssous. Quand i’s auront fini tous de s’battre, i’ r’viendra chez lui. I’ dira à ses amis et connaissances :« Me v’là sain t’et sauf », et ses copains s’rontcontents, parce que c’est un bon type, avec des magnes gentilles,tout saligaud qu’il est, et – c’est bête comme tout – maisc’t’enfant d’vermine-là, tu l’gobes.

» Eh bien, des clients de c’calibre-là, fautpas croire qu’y en ait qu’un : y en a des tinées dans chaquedépôt, qui s’cramponnent et serpentent on ne sait pas comment àleur point d’départ, et disent : « J’marche pas »,et marchent pas, et on n’arrive jamais à les pousser jusqu’aufront. »

– C’est pas nouveau, tout ça, dit Barque.Nous l’savons, nous l’savons !

Y a les bureaux ! ajouta Volpatte, lancédans son récit de voyage. Y en a des maisons entières, des rues,des quartiers. J’ai vu que mon tout petit coin de l’arrière, unpoint, et j’en ai plein la vue. Non, j’n’aurais pas cru qu’pendantla guerre y avait tant d’hommes sur des chaises…

Une main, dans la file, sortit, tâtal’espace.

– V’là la sauce qui n’tombe plus…

– Alors, on va s’en aller, t’vasvouère…

En effet, on cria :« Marche ! »

L’averse s’était tue. On défila dans la longuemare mince qui stagnait dans le fond de la tranchée et surlaquelle, l’instant d’avant, se trémoussaient des plaques depluie.

Le murmure de Volpatte reprit dans le fatrasdu déambulement et les remous des pas pataugeurs.

Je l’entendais, en regardant se balancerdevant moi les épaules d’une pauvre capote pénétrée jusqu’auxos.

C’était après les gendarmes qu’en avait alorsVolpatte.

– À m’sure que tu tournes le dos àl’avant, t’en vois de plus en plus.

– I’ n’ont pas l’même champ d’batailleque nous.

Tulacque avait une vieille rancune contreeux.

– Faut voir, dit-il, comment dans lescantonnements les frères se développent, pour chercher d’abord oùbien loger et bien manger. Et puis, après qu’la chose du bidon estréglée, pour choper les débits clandestins. Tu les vois guetteravec la queue de l’œil les portes des casbas pour voir si des foisdes poilus n’en sortent pas en douce, avec un air d’avoir deuxairs, en r’luquant d’droite et d’gauche et en se léchant lesmoustaches.

– Y en a d’bons : j’en connais un,dans mon pays, la Côte-d’Or, d’où j’suis…

– Tais-toi, interrompit péremptoirementTulacque. I’ s’valent tous ; y en a pas un pour raccommoderl’autre.

– Oui, i’ sont heureux, dit Volpatte.Mais tu crois p’t’êtr’ qu’i’ sont contents ? Pas du tout… I’sroussent.

Il rectifia :

– Y en a un qu’j’ai rencontré et quiroussait. Il était bougrement embêté par la théorie :« C’est pas la peine d’apprendre la théorie, qu’i’ disait,elle change tout l’temps. T’nez, le service prévôtal ; ehbien, vous apprenez c’qui fait le principal chapitre de la chose,après c’n’est plus ça. Ah ! quand cette guerre s’ra-t-ellefinie ? » qu’i disait.

– I’s font ce qu’on leur dit de faire,ces gens, hasarda Eudore.

– Bien sûr. C’est pas d’leur faute, ensomme. N’empêche que ces soldats de profession, pensionnés,médaillés – alors que nous, on est qu’des civils auront eu unedrôle de façon de faire la guerre.

– Ça m’fait penser à un forestier qu’j’aivu aussi, dit Volpatte, qui f’sait d’la rouscaillure rapport auxcorvées qu’on l’obligeait. « C’est dégoûtant, m’disaitc’t’homme, c’qu’on fait d’nous. On est des anciens sous-offs, dessoldats ayant au moins quatre années de service. On nous donne lahaute paie, c’est vrai ; et après ? Nous sommes desfonctionnaires ! Mais on nous humilie. Dans les Q.G., on nousfait nettoyer, et enlever les ordures. Les civils voientc’traitement qu’on nous inflige et nous dédaignent. Et si tu asl’air de rouspéter, c’est tout juste si on n’parle pas de t’envoyeraux tranchées, comme les fantassins ! Qu’est-ce que devientnotre prestige ! Quand nous serons de retour dans lescommunes, comme gardes, après la guerre – si on en revient de laguerre – les gens, dans les communes et les forêts, diront :« Ah ! c’est vous que vous décrottiez les rues àX… ? » Pour reprendre notre prestige compromis parl’injustice et l’ingratitude humaines, j’sais bien – qu’i’ disait –qu’il va falloir verbaliser, et verbaliser encore, et verbaliser àtour de bras, même contre les riches, même contre lespuissants ! » qu’i’ disait.

– Moi, dit Lamuse, j’ai vu un gendarmequi était juste : « Le gendarme est sobre en général,qu’î’ disait. Mais il y a toujours de sales bougres partout,pas ? Le gendarme fait positivement peur à l’habitant, c’estun fait, qu’i’ disait ; eh bien, je l’avoue, y en a quiabusent à ça, et ceux-là – qu’est la racaille de la gendarmerie –s’font servir des p’tits verres. Si j’étais chef ou brigadier,j’les visserais, ceuss-là, et pas un peu, qu’i’disait, parce quel’opinion publique, qu’i’ disait encore, s’en prend au corps demétier du fait de l’abus d’un seul agent verbalisateur. »

– Moi, dit Paradis, un des plus mauvaisjours de ma vie c’est qu’une fois j’ai salué un gendarme, leprenant pour un sous-lieutenant, avec ses brisques blanches.Heureusement (j’dis pas ça pour me consoler, mais parce que toutd’même c’est p’t’êt’ vrai), heureusement que j’crois qu’i’ m’a pasvu.

Un silence.

– Oui, videmment, murmurent les hommes.Mais quoi faire ? Faut pas s’en faire.

Un peu plus tard, alors que nous étions assisle long d’un mur, le dos aux pierres, les pieds enfoncés et plantéspar terre, Volpatte continua son déballage d’impressions.

– J’entre dans une salle qu’était unbureau du Dépôt, celui d’la comptabilité, j’crois bien. Ellegrouillait d’tables. Y avait du monde là-d’dans comme au marché. Unnuage de paroles. Tout au long des murs de chaque côté, et aumilieu, des types assis devant leur étalage comme des marchandsd’vieux papiers. J’avais fait une demande pour être reversé dansmon régiment et on m’avait dit : « Démerde-toi etoccupe-toi z’en. » J’tombe sur un sergent, un p’tit poseur,frais comme l’œil, à lorgnon d’or – des lunettes à galon. Il étaitjeune, mais étant rengagé, il avait l’droit de n’pas partir àl’avant. J’y dis : « Sergent ! » Mais i’n’m’écoute pas, en train qu’il était d’engueuler un scribe :« C’est malheureux, mon garçon, qu’i’ disait : j’vous aidit vingt fois qu’il fallait en notifier un pour exécution au Chefd’escadron, Prévôt du C.A., et un à titre de renseignement, sanssignature, mais avec mention de la signature, au Prévôt de la Forcepublique d’Amiens et des centres de la région dont vous avez laliste – sous couvert, bien entendu, du général commandant larégion. C’est pourtant bien simple », qu’i’ disait.

» J’m’ai éloigné de trois pas pour attendrequ’il ait fini d’engueuler. Cinq minutes après, je m’suis approchédu sergent. I’ m’a dit : « Mon brave, j’ai pas l’tempsd’m’occuper d’vous, j’ai bien d’autres choses en tête. » Eneffet, il était dans tous ses états devant sa machine à écrire,c’t’espèce de moule, pa’c’qu’il avait oublié, qu’i’ disait,d’appuyer sur le levier d’la touche des majuscules, et alors, aulieu de souligner le titre de sa page, il avait foutu en pleindessus une ligne de 8. Alors, i’ n’entendait rien et i’ gueulaitcontre les Américains, vu qu’le système de sa machine venaitd’là.

» Après, i’ rouspétait contre une autre jambede laine, parce que sur le bordereau de réparation des cartes,qu’i’ disait, on n’avait pas mis le Service des Subsistances, leTroupeau de Bétail et le Convoi administratif de la 328eD.I.

» À côté, un outil s’entêtait à tirer sur lapâte plus de circulaires qu’elle ne pouvait et i’ suait sang et eaupour arriver à pondre des fantômes à peine lisibles. D’autrescausaient : « Où sont les attachesparisiennes ? » que demandait un élégant. Et pis i’n’appellent pas les choses par leur nom : « Dites-moidonc, s’il vous plaît, quels sont les éléments cantonnés àX… » Les éléments, qu’est-ce que c’est que ce parlage ?dit Volpatte.

» Au bout de la grande table où étaient lestypes que j’vous dis et dont j’m’avais approché et en haut delaquelle le sergent, derrière un monticule de papelards, sedémenait et donnait des ordres (l’aurait mieux fait de donnerd’l’ordre), un bonhomme ne faisait rien et tapotait sur son buvardavec sa patte : il était chargé, l’frère, du Service despermissions, et comme la grande attaque était commencée et que lespermissions étaient suspendues, ‘n n’avait pus rien à faire :« Chic ! alors ! » qu’i’ disait.

» Et ça, c’est une table dans une salle, dansun service, dans un dépôt. J’en ai vu d’autres, pis d’autres, deplus en plus. J’sais pus, c’est à d’venir louftingue, que j’tedis. »

– I’s avaient des brisques ?

– Pas beaucoup là, mais dans les servicesqui sont en deuxièmes lignes, tous en ont : t’as là-d’dans descollections, des jardins d’acclimatation de brisquards.

– C’que j’ai vu de plus joli en faitd’brisquards, dit Tulacque, c’est un automobiliste habillé dans undrap qu’t’aurais dit du satin, avec des brisques fraîches et descuirs d’officier anglais, tout soldat de 2e classe qu’ilétait. Et l’doigt à la joue, il était appuyé du coude sur c’te bathvoiture ornée de glaces, dont il était l’valet d’chambre. Tut’serais marré. I’ faisait un rond d’jambe, c’te chicfripouille !

– C’est tout à fait l’poilu qu’on voitdessiné dans les journaux à femmes, les chics petits journauxcochons.

Chacun a son souvenir, son couplet sur cesujet tant ruminé des « filoneurs », et tout le monde semet à déborder et à parler à la fois. Un brouhaha nous enveloppe aupied du mur triste où nous sommes tassés comme des ballots, dans ledécor piétiné, gris et boueux qui gît devant nous, stérilisé par lapluie.

– … Ses frusques commandées aupique-pouces, pas demandées au garde-mites.

– … Planton au Service routier, pis à laManute, pis cycliste au ravitaillement du XIeGroupe.

– … I’ a chaque matin un pli à porter auService de l’Intendance, au Canevas du Tir, à l’Equipage des Ponts,et le soir à l’A.D. et à l’A.T. C’est tout.

– … Quand j’suis rentré d’perme, disaitc’t’ ordonnance, les bonnes femmes nous acclamaient à toutes lesbarrières de passage à niveau du train. « Elles vous prenaientpour des soldats », qu’j’y dis…

– … « Ah ! qu’j’y dis, vousêtes donc mobilisé, vous, qu’j’y dis. – Parfaitement, qu’i’ m’dit,attendu qu’j’ai fait une tournée d’conférences en Amérique avecmission du ministre. C’est p’t’êt’ pas êt’ mobilisé, ça ? Dureste, mon ami, qu’i’ m’dit, j’paye pas mon loyer, donc je suismobilisé. »

– Et moi…

– Pour finir, cria Volpatte, qui fittaire tous les bourdonnements, avec son autorité de voyageurrevenant de là-bas, pour finir, j’en ai vu, d’un seul coup, touteune secouée à un gueuleton. Pendant deux jours, j’ai été comme aideà la cuisine d’un des groupes de C.O.A., parce qu’on ne pouvait pasme laisser à rien faire en attendant ma réponse, qui s’dépêchaitpas, vu qu’on y avait ajouté une redemande et une archi-demande etqu’elle avait, aller et retour, trop d’arrêts à faire à chaquebureau.

» Total, j’ai été cuistot dans c’bazar. Unefois j’ai servi, vu que l’cuisinier en chef était rentré depermission pour la quatrième fois, et était fatigué. J’voyais etj’entendais c’monde, toutes les fois qu’j’entrais dans la salle àmanger, qu’était dans la Préfecture, et qu’tout c’bruit chaud etlumineux m’arrivait sur la gueule.

» I’ n’y avait là-dedans rien que desauxiliaires, mais y en avait ben aussi dans l’nombre, du servicearmé : y avait rien qu’exclusivement des vieux, avec en plusquéqu’jeunes assis par-ci par-là.

» J’ai commencé a m’ marrer quand un d’cesmanches a dit : « Faut fermer les volets, c’est plusprudent. » Mon vieux on était à une pièce de deux centskilomètres de la ligne de feu, mais c’vérolé-là, i’ voulait fairecroire qu’y aurait danger d’bombardement d’aéro…

– J’ai bien mon cousin, dit Tirloir, ense fouillant, qui m’écrit… Tiens, v’là c’qu’i’ m’écrit :« Mon cher Adolphe, me voilà définitivement maintenu à Paris,comme attaché à la Boite 6o. Pendant qu’t’es là-bas, je reste doncdans la capitale à la merci d’un taube ou d’unzeppelin ! »

– Ah ! Hi ! Ho !

Cette phrase répand une douce joie et on ladigère comme une friandise.

– Après, reprit Volpatte, je m’suis marréplus encore pendant cette croûte d’embusqués. Comme dîner, çaf’sait bon : d’la morue, vu qu’c’était vendredi ; maispréparée comme les soles Marguerite, est-ce que je sais ? Maiscomme parlement…

– I’s appellent la baïonnette Rosalie,pas ?

– Oui, ces empaillés-là. Mais pendantl’dîner, ces messieurs parlaient surtout d’eux. Chacun, pourexpliquer qu’i’ n’était pas ailleurs, disait, en somme, tout endisant aut’ chose et tout en mangeant comme un ogre :« Moi, j’suis malade, moi, j’suis affaibli, r’gardez-moi c’teruine ; moi, j’suis gaga. » I’s allaient chercher desmaladies dans l’fond d’eux pour s’en affubler :« J’voulais partir pour la guerre, mais j’ai une hernie, deuxhernies, trois hernies. » Ah ! non, c’gueuleton !Les circulaires qui parlent d’expédier tout le monde, expliquait unloustic, c’est comme les vaudevilles, qu’il expliquait : y atoujours un dernier acte qui vient r’arranger tout le mic-mac dureste. C’troisième acte, c’est le paragraphe : « … àmoins que les besoins du service s’y opposent… » Y en a un quiracontait : « J’avais trois amis sur qui j’comptais pourun coup d’épaule. Je voulais m’adresser à eux : l’un aprèsl’autre un peu avant que j’fasse la demande, i’s ont été tués àl’ennemi ; croyez-vous, qu’i’ disait, que j’ai pas dechance ! » Un autre expliquait à un autre que, quant àlui, il aurait bien voulu partir, mais que le médecin-major l’avaitpris à bras-le-corps pour le retenir de force au dépôt dansl’auxiliaire. « Eh bien, qu’i’ disait, j’me suis résigné.Après tout, j’rendrai plus d’services en mettant mon intelligenceau service du pays qu’en portant l’sac. » Et c’lui qu’était àcôté faisait : « Oui », avec sa tirelire qu’étaitplumée en haut. Il avait bien consenti à aller à Bordeaux pendantl’moment où les Boches approchaient de Paris et où alors Bordeauxétait devenu la ville chic, mais après il était carrément revenu enavant, à Paris, et disait quéqu’chose comme ça : « Moij’suis utile à la France avec mon talent qu’i’ faut absolument quej’conserve à la France. »

» I’s parlaient d’autres qu’étaient paslà : du commandant qui s’mettait à avoir un caractèreimpossible et i’s expliquaient que tant plus i’ d’venait ramolli,tant plus i’ d’venait dur ; d’un général qui faisait desinspections inattendues à cette fin de débusquer le monde, maisqui, depuis huit jours, était au pieu, très malade. « Il vamourir sûrement ; son état n’inspire plus aucuneinquiétude », qu’i’s disaient, en fumant des cigarettes quedes poires de la haute envoient aux dépôts pour les soldats dufront. « Tu sais, qu’on disait, le tout p’tit Frazy, qui estsi mignon, c’chérubin, il a enfin trouvé un filon pourrester : on a demandé des tueurs de bœufs à l’abattoir, et ils’est fait embaucher là-dedans par protection, quoique licencié endroit et malgré qu’i’ soit clerc de notaire. Quant au filsFlandrin, il a réussi à s’faire nommer cantonnier. – Cantonnier,lui ? tu crois qu’on va l’laisser ? – Bien sûr, répond und’ces couillons, cantonnier c’est pour longtemps… »

– Tu parles d’imbéciles, grondeMarthereau.

– Et ils étaient tous jaloux, je n’saispas pourquoi, d’un nommé Pourin : « Autrefois i’ m’naitla grande vie parisienne : i’ déjeunait et dînait en ville. I’faisait dix-huit visites par jour. I’ papillonnait dans les salonsdepuis five o’clock jusqu’à l’aube. Il était infatigable pourconduire les cotillons, organiser des fêtes, avaler des pièces dethéâtre, sans compter les parties d’auto, le tout pleind’champagne. Mais v’là la guerre. Alors il n’est plus capable, lepauvre petit, de veiller un peu tard à un créneau et d’couper dufil de fer. Il lui faut rester tranquillement au chaud. Et puis,lui, un Parisien, aller en province, s’enterrer dans la vie destranchées ? Jamais de la vie ! « J’comprends, moi,répondait un mec, qu’ai trente-sept ans, j’suis arrivé à l’âge dem’soigner ! » Et pendant que c’t’individu disait ça,j’pensais à Dumont, l’garde-chasse, qu’avait quarante-deux ans, quia été défoncé auprès d’moi sur la cote 132, si près, qu’après quel’paquet de balles qui lui est entré dans la tête, mon corpsremuait du tremblement du sien.

– Et comment qu’i’s étaient avec toi, cesgibiers ?

– I’s’ foutaient d’moi, mais nel’montraient pas trop : de temps en temps seulement, quand i’spouvaient pus s’ r’tenir. I’s me r’gardaient du coin de l’œil etfaisaient surtout attention de n’pas m’toucher en passant, parceque j’étais encore sale de la guerre.

» Ça m’dégoûtait un peu d’être au milieu dec’t’amoncellement de g’noux creux, mais je m’disais :« Allons, t’es d’passage, Firmin. » Y a qu’une fois j’aifailli m’fout’ en rogne, c’est quand un a dit : « Plustard, quand on r’viendra, si on r’vient ». Ça non ! Iln’avait pas le droit de dire ça. Des phrases comme ça, pour lesavoir au bec, i’ faut les mériter : c’est comme unedécoration. J’veux bien qu’on filoche, mais pas qu’on joue àl’homme exposé quand on a foutu l’camp, avant d’partir. Et tu lesentendais aussi raconter des batailles, car i’s sont au courantmieux qu’toi des grands machins et d’la façon dont s’goupille laguerre, et après, quand tu r’viendras, si tu r’viens, c’est toiqu’auras tort au milieu de toute cette foule de blagueurs, avec tap’tite vérité.

» Ah ! ce soir-là, mon vieux, ces têtesdans la fumée des lumières, la ribouldingue de ces gens quijouissaient de la vie, qui profitaient de la paix ! On auraitdit un ballet d’théâtre, une fantasmagorie. Y en avait, y en avait…Y en a encore des cent mille », conclut enfin Volpatte,ébloui.

Mais les hommes qui payaient de leur force etde leur vie la sécurité des autres s’amusaient de la colère quil’étouffait, l’acculait dans son coin et le submergeait sous desspectres embusqués.

– Heureusement qu’i’ nous parle pas desouvriers d’usine qu’ont fait leur apprentissage à la guerre etd’tous ceux qui sont restés chez eux sous des prétextes de défensenationale mis sur pattes en cinq sec ! murmura Tirette. I’nous jamberait avec ça jusqu’à la Saint-Saucisson.

– Tu dis qu’y en a des cent mille, peaud’mouche, railla Barque. Eh bien, en 1914, t’entends bien ?Millerand, le ministre de la Guerre, a dit aux députés :« Il n’y a pas d’embusqués. »

– Millerand, grogna Volpatte, mon vieux,je l’connais pas, c’t’homme-là, mais, s’il a dit ça, c’est vraimentun salaud !

– Mon vieux, les autres, i’s font c’quiveul’t dans leur pays, mais chez nous, et même dans un régiment enligne, y a des filons, des inégalités.

– On est toujours, dit Bertrand,l’embusqué de quelqu’un.

– Ça c’est vrai : n’importe commenttu t’appelles, tu trouves, toujours, toujours, moins crapule etplus crapule que toi.

– Tous ceux qui chez nous ne montent pasaux tranchées, ou ceux qui ne vont jamais en première ligne ou mêmeceux qui n’y vont que de temps en temps, c’est, si tu veux, desembusqués et tu verrais combien y en a, si on ne donnait desbrisques qu’aux vrais combattants.

– Y en a deux cent cinquante par régimentde deux bataillons, dit Cocon.

– Y a les ordonnances, et à un moment, yavait même les tampons des adjudants.

– Les cuistots et les sous-cuistots.

– Les sergents-majors et le plus souventles fourriers.

– Les caporaux d’ordinaire et les corvéesd’ordinaire.

– Qué’ques piliers de bureau et la gardedu drapeau.

– Les vaguemestres.

– Les conducteurs, les ouvriers et toutela section, avec tous ses gradés, et même les sapeurs.

– Les cyclistes.

– Pas tous.

– Presque tout le service de santé.

– Pas des brancardiers, bien entendu,puisque non seulement i’s font un foutu métier, mais qu’i’ss’logent avec les compagnies et en cas d’assaut, chargent avec leurbrancard ; mais les infirmiers.

– C’est presque tous curés, surtout àl’arrière. Parce que, tu sais, les curés qui portent le sac, j’enai pas vu lourd, et toi ?

– Moi non plus. Dans les journaux, maispas ici.

– Y en a eu, i’ paraît.

– Ah !

– C’est égal ! L’fantassin i’ prendqu’èque chose dans guerre-là.

– Y en a d’autres aussi qui sont exposés.Y en a pas qu’pour nous !

– Si, dit âprement Tulacque, y en apresque que pour nous !

Il ajouta :

– Tu m’diras – j’sais bien c’que tu vasm’dire – que les automobilistes et les artilleurs lourds ont pris àVerdun. C’est vrai, mais i’s ont tout d’même le filon à côtéd’nous. Nous, on est exposés toujours comme eux l’ont été une fois(et même on a en plus les balles et les grenades qu’i’s n’ont pas).Les artilleurs lourds, i’s ont élevé des lapins près d’leursguitounes, et i’s ont fait des omelettes pendant dix-huit mois.Nous, on est vraiment au danger ; ceux qui y sont en partie,ou une fois, n’y sont pas. Alors, comme ça, tout le monde yserait : la bonne d’enfants qui navigue dans les rues d’Parisl’est aussi, pisqu’y a les taubes et les zeppelins, comme disaitc’t’andouille que parlait l’copain tout à l’heure.

– À la première expédition desDardanelles, y a bien un pharmacien blessé par un éclat. Tu m’croispas ? C’est vrai pourtant, un officier à bordure verte,blessé !

– C’est l’hasard, comme j’l’écrivais àMangouste, conducteur d’un cheval haut-le-pied à la section, et quia été blessé, mais lui c’était par un camion.

– Mais oui, c’est tel que ça. Après tout,une bombe peut dégringoler sur une promenade à Paris, ou àBordeaux.

– Oui, oui. Alors c’est trop facile dedire : « Faisons pas d’différence entre lesdangers ! » Minute. Depuis le commencement, y en aquelques-uns d’eux autres qui ont été tués par un malheureuxhasard : de nous, y en a qué’qu’s-uns qui vivent encore, parun hasard heureux. C’est pas pareil, ça, vu qu’quand on est mortc’est pour longtemps.

– Voui, dit Tirette, mais vous d’venezempoisonnants avec vos histoires d’embusqués. Du moment qu’on n’ypeut rien, faudrait voir à tourner la page. Ça me fait penser à unancien garde champêtre de Cherey, où on était l’mois dernier, quimarchait dans les rues de la ville en zyeutant partout pour dégoterun civil en âge de porter les armes, et qui flairait les fricoteurscomme un dogue. V’là-t-i’ pas qu’i’ s’arrête devant une fortecommère qu’avait d’la moustache, et ne r’garde plus que c’temoustache et il l’engueule : « Tu n’pourrais pas être surle front, toi ? »

– Moi, dit Pépin, j’m’en fais pas pourles embusqués ou les demi-embusqués, pisque c’est perdre le tempsqu’on a, mais où j’les ai à la caille, c’est quand i’ crânent.J’suis d’l’avis d’Volpatte : qu’i’s filonnent, bon, c’esthumain, mais qu’après, i’ viennent pas dire : « J’ai étéun guerrier. » Tiens, les engagés, par exemple…

– Ça dépend des engagés. Ceux qui se sontengagés sans conditions, dans l’infanterie, moi, j’ m’inclinedevant ces hommes-là, autant que d’vant ceux qui sont tués ;mais les engagés dans les services ou les armes spéciales, mêmel’artillerie lourde, i’ commencent à m’taper sur l’os. On lesconnaît, ceux-là ! I’s diront, en f’sant l’gracieux dans leurmonde : « J’m’ai engagé pour la guerre. – Ah ! commec’est beau, c’que vous avez fait ; vous avez, de votre proprevolonté, affronté la mitraille ! – Mais oui, madame lamarquise, j’suis comme ça. » Eh, va donc, fumiste !

– J’connais un monsieur qui s’est engagédans les parcs d’aviation. Il avait un bel uniforme : ilaurait mieux fait de s’engager à l’Opéra-Comique.

– Oui, mais c’est toujours la mêmehistoire. I’ n’aurait pas pu dire après dans les salons :« Tenez, me v’la : regardez ma gueule d’engagévolontaire ! »

– Qu’est-ce que j’dis « il auraitaussi bien fait ! » Il aurait beaucoup mieux fait, oui.Au moins il aurait carrément fait rigoler les autres, au lieu d’lesfaire rire jaune.

– Tout ça, c’est d’la bath potiche peinteà neuf et bien décorée, de toutes sortes de décorations, mais quine va pas au feu.

– Si n’y avait qu’des gars comme ça, lesBoches s’raient à Bayonne.

– Quand y a la guerre, on doit risquer sapeau, pas, caporal ?

– Oui, dit Bertrand. Il y a des momentsoù le devoir et le danger c’est exactement la même chose. Quand lepays, quand la justice et la liberté sont en danger, ce n’est pasen se mettant à l’abri qu’on le défend. La guerre signifie aucontraire danger de mort et sacrifice de la vie pour tout le monde,pour tout le monde : personne n’est sacré. Il faut donc yaller tout droit, jusqu’au bout, et non pas faire semblant de lefaire, avec un uniforme de fantaisie. Les services de l’arrière,qui sont nécessaires, doivent être assurés automatiquement par lesvrais faibles et les vrais vieux.

– Vois-tu, y a eu trop d’gens riches et àrelations qui ont crié : « Sauvons la France ! – etcommençons par nous sauver ! » À la déclaration de laguerre, y a eu un grand mouvement pour essayer de se défiler, voilàc’qu’y a eu. Les plus forts ont réussi. J’ai remarqué, moi, dansmon p’tit coin, qu’c’étaient surtout ceux qui gueulaient le plus,avant, au patriotisme… – En tout cas – comme ils disaient tout àl’heure, eux autres – si on s’carre à l’abri, la dernière vacheriequ’on puisse faire c’est d’faire croire qu’on a risqué. Pa’c queceux qui risquent vraiment, j’te l’redis, méritent le même hommageque les morts.

– Et pis après ? C’est toujourscomme ça, mon vieux. Tu changeras pas l’homme.

– Rien à faire. Rouspéter,t’plaindre ? Tiens, en fait d’plainte, t’as connuMargoulin ?

– Margoulin, c’bon type de chez nousqu’on a laissé mourir sur le Crassier parc’ qu’on l’a crumort ?

– Eh ben, lui voulait s’plaindre. Tousles jours i’ parlait d’faire une réclamation sur tout ça là-dessusau capitaine, au commandant, et de d’mander qu’i’ soit établi quechacun montera à son tour aux tranchées. Tu l’entendais dire aprèsla croûte : « J’y dirai, vrai comme v’là un quart de vinlà. » Et l’instant d’après : « Si j’y dis pas, c’estqu’jamais y a un quart de vin là. » Et si tu r’passais tul’r’entendais : « Tiens, c’est-i’ un quart de vinça ? Eh bien, tu verras si j’y dirai ! »Total : i’ n’a rien dit du tout. Tu m’diras : « Il aété tué. » C’est vrai, mais avant, il avait eu largement letemps de le faire deux mille fois s’il avait osé.

– Tout ça, ça m’emmerde, gronda Blaire,sombre, avec un éclair de fureur.

– Nous autres, on n’a rien vu – vu qu’onvoit rien.

– Mais si on voyait !…

– Mon vieux, s’écria Volpatte, lesdépôts, écoute bien c’que j’vais t’dire : faudrait détournerdans eux tous, tout partout, la Seine, la Garonne, le Rhône et laLoire pour les nettoyer. En attendant là-dedans, i’s vivent, etmême i’s vivent bien, et i’s vont roupiller tranquillement, chaquenuit, chaque nuit !

Le soldat se tut. Au loin, il voyait, lui, lanuit qu’on passe, recroquevillé, palpitant d’attention et toutnoir, au fond du trou d’écoute dont se silhouette, tout autour, lamâchoire déchiquetée, chaque fois qu’un coup de canon jette sonaube dans le ciel.

Cocon fit amèrement :

– Ça ne donne pas envie de mourir.

– Mais si, reprend placidement quelqu’un,mais si… N’exagère pas, voyons, peau d’hareng saur.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer