Le Feu- Journal d’une Escouade

Chapitre 18Les allumettes

Il est cinq heures du soir. On les voit tousles trois remuer au fond de la tranchée sombre.

Ils sont épouvantables, noirs et sinistres,dans l’excavation terreuse, autour du foyer éteint. La pluie et lanégligence ont fait mourir le feu, et les quatre cuisiniersregardent les cadavres des tisons ensevelis dans la cendre et cesrestes du bûcher d’où la flamme s’est envolée, s’est enfuie, et quirefroidissent là.

Volpatte chancelle jusqu’au groupe, et jetteun bloc noir qu’il avait sur l’épaule.

– J’l’ai arraché à une guitoune sans queça se voie trop.

– On a du bois, dit Blaire, mais fautl’allumer. Autrement, comment faire cuire c’te dure ?

– C’est un beau morceau, gémît un hommenoir. D’la hampe. Pour moi, v’là le meilleur morceau de bœuf :la hampe.

– Du feu ! réclame Volpatte. Y a pusd’allumettes, y a pus rien.

– I’ faut du feu, grognonne Poupardin,dont l’incertitude roule et balance, dans le fond de cette espècede cage obscure, la stature d’ours.

– Y a pas à tourner, l’en faut, soulignePépin qui émerge de sa guitoune, tel un ramoneur d’une cheminée. Ilsort, apparaît, masse grise, comme de la nuit dans le soir.

– T’en fais pas, j’en aurai, déclareBlaire d’un accent où se concentrent la fureur et larésolution.

Il n’y a pas longtemps qu’il est cuisinier, etil tient à se montrer à la hauteur des circonstances difficilesdans l’exercice de ses fonctions.

Il a parlé comme parlait Martin César, dutemps qu’il existait. Il vit à l’imitation de la grande figurelégendaire du cuisinier qui trouvait toujours du feu, commed’autres, parmi les gradés, essayent d’imiter Napoléon.

– J’irai, s’il le faut, déboiser jusqu’àl’os la camigeotte du poste de commandement. J’irai réquisitionnerles allumettes du colon. J’irai…

– Allons chercher du feu.

Poupardin marche en tête. Sa figure estténébreuse, pareille à un fond de casserole où, peu â peu, le feus’est imprimé en sale. Comme il fait cruellement froid, il estenveloppé de toutes parts. Il porte une pelisse moitié peau debique et moitié peau de mouton : mi-brune, mi-blanchâtre, etcette double dépouille aux teintes géométriquement tranchées lefait ressembler à quelque étrange animal cabalistique.

Pépin a un bonnet de coton si noirci et siluisant de crasse que c’est le fameux bonnet de coton en soienoire. Volpatte, à l’intérieur de ses passe-montagnes et lainages,ressemble à un tronc d’arbre ambulant : une découpure en carréprésente une face jaune, en haut de l’épaisse et massive écorce dubloc qu’il forme, fourchu de deux jambes.

– Allons du côté de la 10° Ils onttoujours ce qu’il faut. C’est sur la route des Pylônes, plus loinque le Boyau-Neuf.

Les quatre magots effrayants se mettent enmarche, tel un nuage, dans la tranchée qui se déploie sinueusementdevant eux comme une ruelle borgne, peu sûre, pas éclairée et paspavée. Elle est d’ailleurs inhabitée en cet endroit, constituant unpassage entre les secondes et les premières lignes.

Les cuisiniers partis à la recherche du feurencontrent deux Marocains dans la poussière crépusculaire. L’un aun teint de botte noire, l’autre un teint de soulier jaune. Unelueur d’espoir brille au fond du cœur des cuisiniers.

– Allumettes, les gars ?

– Macache ! répond le noir, et sonrire exhibe ses longues dents de faïence dans la maroquineriehavane de sa bouche.

Le jaune s’avance et demande à sontour :

– Tabac ? Un chouia detabac ?

Et il tend sa manche réséda et son battoir dechêne frotté d’un brou de noix qui s’est déposé dans les plis de lapaume – et terminé par des ongles violâtres.

Pépin grommelle, se fouille, et tire de sapoche une pincée de tabac mêlée de poussière qu’il donne autirailleur.

Un peu plus loin, on rencontre une sentinellequi dort à moitié au milieu du soir, dans des éboulis de terre. Cesoldat à moitié éveillé dit :

– C’est à droite, puis encore à droite,et alors tout droit. Ne vous gourez pas.

Ils marchent. Ils marchent longtemps.

– On doit être loin, dit Volpatte au boutd’une demi-heure de pas inutiles, et de solitude encaissée.

– Dis donc, ça descend bougrement, vousne trouvez pas ? fait Blaire.

– T’en fais pas, vieux panneau, raillePépin. Mais si t’as les grelots, tu peux nous laisser tomber.

On marche encore dans la nuit qui tombe… Latranchée toujours déserte – un terrible désert en longueur – a prisun aspect délabré et bizarre. Les parapets sont en ruines ;des éboulements font onduler le sol comme des montagnes russes.

Une appréhension vague s’empare des quatreénormes chasseurs de feu, à mesure qu’ils s’enfoncent avec la nuitdans cette sorte de chemin monstrueux.

Pépin, qui est à présent en tête, s’arrête, ettend la main pour qu’on s’arrête.

– Un bruit de pas… disent-ils à voixcontenue, dans l’ombre.

Alors, au fond d’eux, ils ont peur. Ils ont eutort de quitter tous leur abri depuis si longtemps. Ils sont enfaute. Et on ne sait jamais.

– Entrons là, vite, dît Pépin,vite !

Il désigne une fente rectangulaire, à niveaudu sol.

Tâtée avec la main, cette ombre rectangulaires’avère pour être l’entrée d’un abri. Ils s’y introduisent l’unaprès l’autre : le dernier, impatient, pousse les autres, etils se tapissent, à force, dans l’ombre massive du trou.

Un bruir de pas et de voix se précise et serapproche.

Du bloc des quatre hommes qui boucheétroitement le terrier, sortent et se hasardent des mainstâtonnantes. Tout à coup, voici Pépin qui murmure d’une voixétouffée :

– Qu’est-ce que c’est que ça ?

– Quoi ? demandent les autres,serrés et calés contre lui.

– Des chargeurs ! dit à voix bassePépin… Des chargeurs boches sur la planchette ! Nous sommesdans le boyau boche !

– Mettons-les.

Il y a un élan des trois hommes poursortir.

– Attention, bon Dieu ! Bougezpas !… Les pas…

On entend marcher. C’est le pas assez rapided’un homme seul.

Ils ne bougent pas, retiennent leur souffle.Leurs yeux braqués à ras de terre voient la nuit remuer, à droite,puis une ombre avec des jambes, se détache, approche, passe… Cetteombre se silhouette. Elle est surmontée d’un casque recouvert d’unehousse sous laquelle on devine la pointe. Aucun autre bruit quecelui de la marche de ce passant.

À peine l’Allemand est-il passé que les quatrecuisiniers, d’un seul mouvement, sans s’être concertés, s’élancent,se bousculent, courent comme des fous, et se jettent sur lui.

– Kamerad, messieurs ! dit-il.

Mais on voit briller et disparaître la lamed’un couteau. L’homme s’affaisse comme s’il s’enfonçait par terre.Pépin saisit le casque tandis qu’il tombe et le garde dans samain.

– Foutons le camp, gronde la voix dePoupardin.

– Faut l’fouiller, quoi !

On le soulève, on le tourne, on relève cecorps mou, humide et tiède. Tout à coup, il tousse.

– Il n’est pas mort.

– Si, il est mort. C’est l’air.

On le secoue par les poches. On entend lessouffles précipités des quatre hommes noirs penchés sur leurbesogne.

– À moi l’casque, dit Pépin. C’est moiqui l’ai saigné. J’veux l’casque.

On arrache au corps son portefeuille avec despapiers encore chauds, ses jumelles, son porte-monnaie et sesguêtres.

– Des allumettes ! s’écrie Blaire ensecouant une boîte. Il en a !

– Ah ! la rosse ! crieVolpatte, tout bas.

– Maintenant, donnons-nous de l’air envitesse.

Ils tassent le cadavre dans un coin, ets’élancent au galop, en proie à une espèce de panique, sans sepréoccuper du vacarme que fait leur course désordonnée.

– C’est par ici !… Par ici !…Eh ! les gars, faites vinaigre !

On se précipite, sans parler, à travers ledédale du boyau extraordinairement vide, et qui n’en finitplus.

– J’ai pus d’vent, dit Blaire, j’suisfoutu…

Il titube et s’arrête.

– Allons ! mets-en un coup, vieuxmachin, grince Pépin d’une voix rauque et essoufflée.

Il le prend par la manche et le tire en avant,comme un limonier rétif.

– Nous y v’là ! dit tout d’un coupPoupardin.

– Oui, je r’connais c’t’arbre.

– C’est la route des Pylônes !

– Ah ! gémit Blaire que sarespiration secoue comme un moteur. Et il se jette en avant d’undernier élan, et vient s’asseoir par terre.

– Halte-là ! crie unesentinelle.

– Ben quoi ! balbutie ensuite cethomme en voyant les quatre poilus. D’où c’est-i’ que vous venez,par là ?

Ils rient, sautent comme des pantins,ruisselants de sueur et pleins de sang, ce qui dans le soir lesfait paraître encore plus noirs ; le casque de l’officierallemand brille dans les mains de Pépin.

– Ah ! merde alors ! marmonnela sentinelle, béante. Mais quoi ?…

Une réaction d’exubérance les agite et lesaffole.

Tous parlent à la fois. On reconstitueconfusément, à la hâte, le drame dont ils s’éveillent sans biensavoir encore. En quittant la sentinelle à moitié endormie, ils sesont trompés et ont pris le Boyau International, dont une partieest à nous et une partie aux Allemands. Entre le tronçon françaiset le tronçon allemand, pas de barricade, de séparation. Il y aseulement une sorte de zone neutre aux deux extrémités de laquelleveillent perpétuellement deux guetteurs. Sans doute le guetteurallemand n’était pas à son poste, ou bien il s’est caché en voyantquatre ombres, ou bien s’est replié et n’a pas eu le temps deramener du renfort. Ou bien encore l’officier allemand s’estfourvoyé trop en avant dans la zone neutre… Enfin, bref, oncomprend ce qui s’est passé sans bien comprendre.

– Le plus rigolo, dit Pépin, c’est qu’onsavait tout ça et qu’on n’a pas songé à s’en méfier quand on estparti.

– On cherchait du feu ! ditVolpatte.

– Et on en a ! crie Pépin. T’as pasperdu les flambantes, vieux manche ?

– Y a pas d’pet ! dit Blaire. Lesallumettes boches c’est d’meilleure qualité qu’les nôtres. Et pisc’est tout c’qu’on a pour allumer ! Perd’ ma boîte !Faudrait un qui vienne m’en amputer !

– On est en r’tard. L’eau d’la croûte esten train d’g’ler. Mettons-en un coup jusque-là. Après, on iraraconter c’te bonne blague qu’on a faite aux Boches dans l’égout oùsont les copains.

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