Les Frères Corses

Chapitre 12

 

Le jour même de mon arrivée, je me présentai chez M. Louisde Franchi ; il était sorti.

Je laissai ma carte, avec un petit mot qui lui annonçait quej’arrivais en droite ligne de Sullacaro, et que j’étais chargé pourlui d’une lettre de M. Lucien, son frère. Je lui demandais sonheure, ajoutant que j’avais pris l’engagement de lui remettre cettelettre à lui-même. Pour me conduire au cabinet de son maître, où jedevais écrire ce billet, le domestique me fit successivementtraverser la salle à manger et le salon.

Je jetai les yeux autour de moi, avec une curiosité que l’ondoit comprendre, et je reconnus les mêmes goûts dont j’avais déjàeu un aperçu à Sullacaro ; seulement, ces goûts étaientrelevés de toute l’élégance parisienne. M. Louis de Franchi meparut avoir un charmant logement de garçon.

Le lendemain, comme je m’habillais, c’est-à-dire vers les onzeheures du matin, mon domestique m’annonça à son tourM. de Franchi. J’ordonnai de le faire entrer au salon, delui offrir les journaux, et de lui annoncer que dans un instantj’étais à ses ordres.

En effet, cinq minutes après, j’entrais au salon.

Au bruit que je fis, M. de Franchi, qui, parcourtoisie sans doute, s’était mis à lire un feuilleton de moi,qui, à cette époque, paraissait dans la Presse, leva latête.

Je demeurai pétrifié de sa ressemblance avec son frère.

Il se leva.

– Monsieur, me dit-il, j’avais peine à croire à ma bonnefortune en lisant hier le petit billet que m’a remis mon domestiquelorsque je suis rentré. Je lui ai fait répéter vingt fois votresignalement, afin de m’assurer qu’il était d’accord avec vosportraits ; enfin, ce matin, dans ma double impatience de vousremercier et d’avoir des nouvelles de ma famille, je me suisprésenté chez vous sans trop consulter l’heure ; ce qui mefait craindre d’avoir été peut-être bien matinal.

– Pardon, lui répondis-je, si je ne réponds pas d’abord àvotre gracieux compliment ; mais, je vous l’avoue, monsieur,je vous regarde et je me demande si c’est à M. Louis ou àM. Lucien de Franchi que j’ai l’honneur de parler.

– Oui, n’est-ce pas ? La ressemblance est grande,ajouta-t-il en souriant, et, lorsque j’étais encore à Sullacaro, iln’y avait guère que mon frère et moi qui pussions ne pas nous ytromper ; cependant, s’il n’a pas, depuis mon départ, faitabjuration de ses habitudes corses, vous avez dû le voirconstamment dans un costume qui met entre nous quelquedifférence.

– Et justement, repris-je, le hasard a fait que, lorsque jel’ai quitté, il était, moins le pantalon blanc, qui n’est pasencore de mise à Paris, vêtu exactement comme vous l’êtes : ilen résulte que je n’ai pas même, pour séparer votre présence de sonsouvenir, cette différence de costume dont vous me parlez. Mais,continuai-je en tirant la lettre de mon portefeuille, je comprendsque vous avez hâte d’avoir des nouvelles de votre famille ;prenez donc cette lettre, que j’eusse laissée chez vous hier si jen’eusse promis à madame de Franchi de vous la remettre àvous-même.

– Et vous avez quitté tout le monde bien portant ?

– Oui, mais dans l’inquiétude.

– Sur moi ?

– Sur vous. Mais lisez cette lettre, je vous prie.

– Vous permettez ?

– Comment donc !

M. de Franchi décacheta la lettre, tandis que jepréparais des cigarettes.

Cependant je le suivais des yeux pendant que son regardparcourait rapidement l’épître fraternelle ; de temps entemps, il souriait en murmurant :

– Ce cher Lucien ! Cette bonne mère ! Oui… oui…Je comprends…

Je n’étais pas encore revenu de cette étrangeressemblance ; cependant, comme me l’avait dit Lucien, jeremarquais plus de blancheur dans le teint et une prononciationplus nette de la langue française.

– Eh bien, repris-je lorsqu’il eut fini, en lui présentantune cigarette qu’il alluma à la mienne ; vous l’avez vu, commeje vous l’ai dit, votre famille était inquiète, et je vois avecbonheur que c’était à tort.

– Non, me dit-il avec tristesse, pas tout à fait. Je n’aipoint été malade, il est vrai ; mais j’ai eu un chagrin, assezviolent même, lequel, je vous l’avoue, s’augmentait encore del’idée qu’en souffrant ici, je faisais là-bas souffrir monfrère.

– M. Lucien m’avait déjà dit ce que vous me dites là,monsieur ; mais véritablement, pour que je crusse qu’une choseaussi extraordinaire était la vérité et non point une préoccupationde son esprit, il ne me fallait pas moins que la preuve que j’en aien ce moment ; ainsi, vous-même êtes convaincu, monsieur, quele malaise qu’éprouvait là-bas votre frère dépendait de lasouffrance que vous ressentiez ici ?

– Oui, monsieur, parfaitement.

– Alors, repris-je, comme votre réponse affirmative a pourrésultat de m’intéresser doublement à ce qui vous arrive,permettez-moi de vous demander, par intérêt et non par curiosité,si le chagrin dont vous me parliez tout à l’heure est passé et sivous êtes en voie de consolation.

– Oh ! mon Dieu ! vous le savez, monsieur, medit-il, les douleurs les plus vives s’engourdissent avec le temps,et, si aucun accident ne vient envenimer la plaie de mon cœur, ehbien, elle saignera encore quelque temps, puis enfin elle secicatrisera. En attendant, recevez de nouveau tous mesremerciements, et accordez-moi de temps en temps la permission devenir vous parler de Sullacaro.

– Avec le plus grand plaisir, lui dis-je ; maispourquoi, dans ce moment même, ne continuons-nous pas uneconversation qui m’est aussi agréable qu’à vous ? Tenez, voicimon domestique qui vient m’annoncer que le déjeuner est servi.Faites-moi le plaisir de manger une côtelette avec moi, et alorsnous causerons tout à notre aise.

– Impossible, et à mon grand regret. J’ai reçu hier unelettre de M. le garde des sceaux, qui me prie de passeraujourd’hui, à midi, au ministère de la justice, et vous comprenezbien que, moi, pauvre petit avocat en herbe, je ne puis faireattendre un si grand personnage.

– Ah ! mais c’est probablement pour l’affaire desOrlandi et des Colona qu’il vous fait appeler.

– Je le présume, et, comme mon frère me dit que la querelleest terminée…

– Par-devant notaire, je puis vous en donner des nouvellescertaines ; j’ai signé au contrat comme parrain d’Orlandi.

– En effet, mon frère me dit quelques mots de cela.

– Écoutez, me dit-il en tirant sa montre, il est midi moinsquelques minutes ; je vais d’abord annoncer à M. le gardedes sceaux que mon frère a acquitté ma parole.

– Oh ! religieusement, je vous en réponds.

– Ce cher Lucien ! Je savais bien que, quoique ce nefût pas dans ses sentiments, il le ferait.

– Oui, et il faut lui en savoir gré ; car, je vous enréponds, la chose lui a coûté.

– Nous reparlerons de tout cela plus tard ; car, vousle comprenez bien, il y a un grand bonheur pour moi à revoir, avecles yeux de la pensée, évoqués par vous, ma mère, mon frère, monpays ! Ainsi, si vous voulez bien me dire votre heure…

– C’est assez difficile maintenant. Pendant les premiersjours qui vont suivre mon retour, je vais être quelque peuvagabond. Mais dites-moi vous-même où je puis vous trouver.

– Écoutez, me dit-il, c’est demain la mi-carême, n’est-cepas ?

– Demain ?

– Oui.

– Eh bien ?

– Allez-vous au bal de l’Opéra ?

– Oui et non. Oui, si vous me demandez cela pour m’y donnerrendez-vous ; non, si je n’ai aucun intérêt à y aller.

– Il faut que j’y aille, moi ; je suis obligé d’yaller.

– Ah ! ah ! fis-je en souriant, je vois bien,comme vous le disiez tout à l’heure, que le temps engourdit lesplus vives douleurs, et que la plaie de votre cœur secicatrisera.

– Vous vous trompez ; car j’y vais probablementchercher de nouvelles angoisses.

– Alors, n’y allez pas.

– Eh ! mon Dieu ! fait-on ce qu’on veut dans cemonde ? Je suis entraîné malgré moi ; je vais où lafatalité me pousse. Il vaudrait mieux que je n’y allasse pas, je lesais bien, et cependant j’irai.

– Ainsi donc, demain à l’Opéra ?

– Oui.

– À quelle heure ?

– À minuit et demi, si vous le voulez.

– Où cela ?

– Au foyer. À une heure, j’ai rendez-vous devant lapendule.

– C’est convenu.

Nous nous serrâmes la main, et il sortit vivement.

Midi était près de sonner.

Quant à moi, j’occupai l’après-midi et toute la journée dulendemain à ces courses indispensables à un homme qui vient defaire un voyage de dix-huit mois.

Et le soir, à minuit et demi, j’étais au rendez-vous.

Louis se fit attendre quelque temps ; il avait suivi dansles corridors un masque qu’il avait cru reconnaître ; mais lemasque s’était perdu dans la foule, et il n’avait pu lerejoindre.

Je voulus parler de la Corse ; mais Louis était tropdistrait pour suivre un si grave sujet de conversation ; sesyeux étaient constamment fixés sur la pendule, et tout à coup il mequitta en s’écriant :

– Ah ! voilà mon bouquet de violettes, dit-il.

Et il fendit la foule pour arriver jusqu’à une femme qui,effectivement, tenait un énorme bouquet de violettes à la main.

Comme, heureusement pour les promeneurs, il y avait au foyer desbouquets de toute espèce, je fus bientôt accosté moi-même par unbouquet de camélias qui voulut bien m’adresser ses félicitationssur mon heureux retour à Paris.

Au bouquet de camélias succéda un bouquet de roses pompons. Aubouquet de roses pompons un bouquet d’héliotropes.

Enfin, j’en étais à mon cinquième bouquet lorsque je rencontraiD…

– Ah ! c’est vous, mon cher, me dit-il, soyez lebienvenu, car vous arrivez à merveille ; nous soupons ce soirchez moi avec un tel et un tel – il me nomma trois ou quatre de nosamis communs – et nous comptons sur vous.

– Mille fois merci, très cher, répondis-je ; mais,malgré mon grand désir d’accepter votre invitation, je ne le puis,attendu que je suis avec quelqu’un.

– Mais il me semble qu’il va sans dire que tout le mondeaura le droit d’amener son quelqu’un ; il est parfaitementconvenu qu’il y aura sur la table six carafes d’eau qui n’aurontd’autre destination que de tenir les bouquets frais.

– Eh ! cher ami, voilà ce qui vous trompe, je n’ai pasde bouquets à mettre dans vos carafes : je suis avec unami.

– Eh bien, mais vous savez le proverbe « Les amis denos amis… »

– C’est un jeune homme que vous ne connaissez pas.

– Eh bien, nous ferons connaissance.

– Je lui proposerai cette bonne fortune.

– Oui, et, s’il refuse, amenez-le de force.

– Je ferai ce que je pourrai, je vous le promets… à quelleheure se met-on à table ?

– À trois heures ; mais, comme on y restera jusqu’àsix, vous avez de la marge.

– C’est bien.

Un bouquet de myosotis, qui peut-être avait entendu la dernièrepartie de notre conversation, prit alors le bras de D…, ets’éloigna avec lui.

Quelques instants après, je rencontrai Louis, qui, selon touteprobabilité, en avait fini avec son bouquet de violettes. Comme mondomino était doué d’un esprit assez médiocre, je l’envoyaiintriguer un de mes amis, et je repris le bras de Louis.

– Eh bien, lui dis-je, avez-vous appris ce que vous vouliezsavoir ?

– Oh ! mon Dieu, oui : vous savez bien qu’engénéral on ne nous dit au bal masqué que les choses qu’on devraitnous laisser ignorer.

– Mon pauvre ami, lui dis-je. Pardon de vous appelerainsi ; mais il me semble que je vous connais depuis que jeconnais votre frère… Voyons… Vous êtes malheureux, n’est-cepas ?… Qu’y a-t-il donc ?

– Oh ! mon Dieu, rien qui vaille la peine d’êtreredit.

Je vis qu’il voulait garder son secret, et je me tus.

Nous fîmes deux ou trois tours en silence ; moi, assezindifférent, car je n’attendais personne ; lui, l’œil toujoursau guet et examinant chaque domino qui passait à la portée de notrevue.

– Tenez, lui dis-je, savez-vous ce que vous devriezfaire ?

Il tressaillit comme un homme qu’on arrache à ses pensées.

– Moi ?… Non !… Que dites-vous ? Pardon…

– Je vous propose une distraction dont vous me paraissezavoir besoin.

– Laquelle ?

– Venez souper avec moi chez un ami.

– Oh ! non, par exemple… Je serais un trop maussadeconvive.

– Bah ! on dira des folies, et cela vous égayera.

– D’ailleurs, je ne suis pas invité.

– C’est ce qui vous trompe : vous l’êtes.

– C’est fort gracieux à votre amphitryon, mais, paroled’honneur, je ne me sens pas digne…

En ce moment, nous croisâmes D… Il paraissait fort occupé de sonbouquet de myosotis.

Cependant il me vit.

– Eh bien, me dit-il, c’est convenu, n’est-ce pas ? Àtrois heures.

– Moins convenu que jamais, cher ami ; je ne puis pasêtre des vôtres.

– Allez au diable, alors !

Et il continua son chemin.

– Quel est ce monsieur ? me demanda Louis pour me direvisiblement quelque chose.

– Mais c’est D…, un de nos amis, garçon de beaucoupd’esprit, quoiqu’il soit gérant d’un de nos premiers journaux.

– Monsieur D… ! s’écria Louis, monsieur D… ! vousle connaissez ?

– Sans doute ; je suis depuis deux ou trois ans enrelation d’intérêts et surtout d’amitié avec lui.

– Serait-ce chez lui que vous deviez souper cesoir ?

– Justement.

– Alors c’était chez lui que vous m’offriez de meconduire ?

– Oui.

– En ce cas, c’est autre chose, j’accepte, oh !j’accepte avec grand plaisir.

– À la bonne heure ! ce n’est pas sans peine.

– Peut-être ne devrais-je pas y aller, reprit Louis ensouriant avec tristesse ; mais vous savez ce que je vousdisais avant-hier : on ne va pas où l’on devrait aller, on vaoù le destin nous pousse ; et la preuve, c’est que j’auraismieux fait de ne pas venir ce soir ici.

En ce moment, nous croisâmes de nouveau D…

– Mon cher ami, lui dis-je, j’ai changé d’avis.

– Et vous êtes des nôtres ?

– Oui.

– Ah ! bravo ! Cependant, je dois vous prévenird’une chose.

– De laquelle ?

– C’est que quiconque soupe avec nous ce soir doit y souperencore après-demain.

– Et en vertu de quelle loi ?

– En vertu d’un pari fait avec Château-Renaud.

Je sentis tressaillir vivement Louis, dont le bras était passésous le mien.

Je me retournai ; mais, quoiqu’il fût plus pâle qu’uninstant auparavant, son visage était resté impassible.

– Et quel est ce pari ? demandai-je à D…

– Oh ! ce serait trop longtemps à vous dire ici. Puisil y a une personne intéressée dans ce pari qui pourrait le luifaire perdre si elle en entendait parler.

– À merveille ! À trois heures.

– À trois heures.

Nous nous séparâmes de nouveau : en passant devant lapendule, je jetai les yeux sur le cadran : il était deuxheures trente-cinq minutes.

– Connaissez-vous ce M. de Château-Renaud ?me demanda Louis avec une voix dont il essayait vainement dedissimuler l’émotion.

– De vue seulement ; je l’ai rencontré parfois dans lemonde.

– Alors ce n’est pas un de vos amis ?

– Ce n’est pas même une simple connaissance.

– Ah ! tant mieux ! me dit Louis.

– Pourquoi cela ?

– Pour rien.

– Mais, vous-même, le connaissez-vous ?

– Indirectement.

Malgré l’évasif de la réponse, il me fut facile de voir qu’il yavait entre M. de Franchi etM. de Château-Renaud quelqu’une de ces relationsmystérieuses dont une femme est le conducteur. Un sentimentinstinctif me fit comprendre alors qu’il vaudrait mieux pour moncompagnon que nous rentrassions chacun chez nous.

– Tenez, lui dis-je, monsieur de Franchi, voulez-vous encroire mon conseil ?

– En quoi, dites ?

– N’allons pas souper chez D…

– À quel propos ? Ne nous attend-il pas, ou plutôt nelui avez-vous pas dit que vous lui ameniez un convive ?

– Si fait ; ce n’est point pour cela.

– Et pourquoi alors ?

– Parce que je crois tout simplement qu’il vaut mieux quenous n’y allions pas.

– Mais enfin, vous avez une raison pour avoir changéd’avis ; tout à l’heure vous insistiez pour m’y conduirepresque malgré moi.

– Nous n’aurions qu’à rencontrerM. de Château-Renaud.

– Tant mieux ! on le dit fort aimable, et je seraisenchanté de faire avec lui plus ample connaissance.

– Eh bien, soit, repris-je. Allons-y donc, puisque vous levoulez.

– Nous descendîmes prendre nos paletots.

D… demeurait à deux pas de l’Opéra ; il faisait beau :je pensai que le grand air calmerait toujours quelque peu l’espritde mon compagnon. Je lui proposai d’aller à pied : ilaccepta.

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