Les Frères Corses

Chapitre 3

 

C’était, comme me l’avait dit mon guide, un jeune homme de vingtà vingt et un ans, aux cheveux et aux yeux noirs, au teint brunipar le soleil, plutôt petit que grand, mais admirablement bienfait.

Dans sa hâte à me présenter ses compliments, il était montécomme il se trouvait, c’est-à-dire avec son costume de cheval, quise composait d’une redingote de drap vert, à laquelle unecartouchière qui serrait sa ceinture donnait une certaine tournuremilitaire, d’un pantalon de drap gris, garni intérieurement de cuirde Russie, et de bottes à éperons ; une casquette dans legenre de celle de nos chasseurs d’Afrique complétait soncostume.

De chaque côté de sa cartouchière pendaient, d’un côté unegourde, et de l’autre un pistolet.

En outre, il tenait à la main une carabine anglaise.

Malgré la jeunesse de mon hôte, dont la lèvre supérieure était àpeine ombragée par une légère moustache, il y avait dans toute sapersonne un air d’indépendance et de résolution qui me frappa.

On voyait l’homme élevé pour la lutte matérielle, habitué àvivre au milieu du danger sans le craindre, mais aussi sans lemépriser : grave parce qu’il est solitaire, calme parce qu’ilest fort.

D’un seul regard, il avait tout vu, mon nécessaire, mes armes,l’habit que je venais de quitter, celui que je portais. Son coupd’œil était rapide et sûr comme celui de tout homme dont la viedépend parfois d’un coup d’œil.

– Vous m’excuserez si je vous dérange, monsieur, me dit-il,mais je l’ai fait dans une bonne intention, celle de m’informer sivous ne manquez de rien. Ce n’est jamais sans une certaineinquiétude que je vois arriver chez nous un homme ducontinent ; car nous sommes encore si sauvages, nous autresCorses, que ce n’est vraiment qu’en tremblant que nous exerçons,vis-à-vis des Français surtout, cette vieille hospitalité qui serabientôt, au reste, la seule tradition qui nous restera du nospères.

– Et vous avez tort de craindre, monsieur,répondis-je ; il est difficile de mieux aller au-devant detous les besoins d’un voyageur que ne l’a fait madame deFranchi ; d’ailleurs, continuai-je en jetant à mon tour uncoup d’œil autour de l’appartement, ce n’est point ici que je meplaindrai de cette prétendue sauvagerie que vous me signalez avecun peu de bonne volonté, et, si je ne voyais pas de mes fenêtrescet admirable paysage, je pourrais me croire dans une chambre de laChaussée-d’Antin.

– Oui, reprit le jeune homme, c’était une manie de monpauvre frère Louis : il aimait à vivre à la française ;mais je doute qu’en sortant de Paris, cette pauvre parodie de lacivilisation qu’il quittera lui suffise comme elle lui suffisaitavant son départ.

– Et monsieur votre frère a quitté la Corse depuislongtemps ? demandai-je à mon jeune interlocuteur.

– Depuis dix mois, monsieur.

– Vous l’attendez bientôt ?

– Oh ! pas avant trois ou quatre ans.

– C’est une absence bien longue pour deux frères qui, sansdoute, ne s’étaient jamais quittés ?

– Oui, et surtout qui s’aimaient comme nous nousaimions.

– Sans doute, il viendra vous voir avant la fin de sesétudes ?

– Probablement : il nous l’a promis du moins.

– En tout cas, rien n’empêcherait que, de votre côté, vousn’allassiez lui faire une visite ?

– Non… moi, je ne quitte pas la Corse.

Il y avait, dans l’accent dont était faite cette réponse, cetamour de la patrie qui confond le reste de l’univers dans un mêmedédain. Je souris.

– Cela vous semble étrange, reprit-il en souriant à sontour, qu’on ne veuille pas quitter un misérable pays comme lenôtre. Que voulez-vous ! Je suis une espèce de production del’île, comme le chêne vert et le laurier rose ; il me faut monatmosphère imprégnée des parfums de la mer et des émanations de lamontagne ; il me faut mes torrents à traverser, mes rocs àgravir, mes forêts à explorer ; il me faut l’espace, il mefaut la liberté ; si l’on me transportait dans une ville, ilme semble que j’y mourrais.

– Mais comment y a-t-il donc une si grande différencemorale entre vous et votre frère ?

– Avec une si grande ressemblance physique, ajouteriez-voussi vous le connaissiez.

– Vous vous ressemblez beaucoup ?

– C’est au point que, lorsque nous étions enfants, mon pèreet ma mère étaient forcés de mettre à nos habits un signe pour nousdistinguer l’un de l’autre.

– Et en grandissant ? demandai-je.

– En grandissant, nos habitudes ont amené une légèredifférence de teint, voilà tout. Toujours enfermé, toujours penchésur ses livres et sur ses dessins, mon frère est devenu plus pâle,tandis qu’au contraire toujours à l’air, toujours courant lamontagne ou la plaine, moi, j’ai bruni.

– J’espère, lui dis-je, que vous me ferez juge de cettedifférence en me chargeant de vos commissions pour M. Louis deFranchi.

– Oui, certainement, et avec un grand plaisir, si vousvoulez bien avoir cette complaisance. Mais pardon je m’aperçois quevous êtes plus avancé que moi de toute votre toilette, et que, dansun quart d’heure, on va se mettre à table.

– Est-ce pour moi que vous allez prendre la peine dechanger de costume ?

– Quand il en serait ainsi, vous n’auriez de reproche àfaire qu’à vous-même ; car vous m’auriez donnél’exemple ; mais, en tout cas, je suis en costume de cavalier,et il faut que je me mette en costume de montagnard. J’ai, après lesouper, une course à faire, dans laquelle mes bottes et mes éperonsme gêneraient fort.

– Vous sortez après le souper ? lui demandai-je.

– Oui, reprit-il, un rendez-vous…

Je souris.

– Oh ! pas dans le sens où vous le prenez ; c’estun rendez-vous d’affaires.

– Me croyez-vous assez présomptueux pour croire que j’aiedroit à vos confidences ?

– Pourquoi pas ? Il faut vivre de manière à pouvoirdire tout haut tout ce qu’on fait. Je n’ai jamais eu de maîtresse,je n’en aurai jamais. Si mon frère se marie et a des enfants, ilest probable que je ne me marierai même pas. Si, au contraire, ilne prend point de femme, il faudra bien que j’en prenne une ;mais alors ce sera pour que la race ne s’éteigne pas. Je vous l’aidit, ajouta-t-il en riant, je suis un véritable sauvage, et je suisvenu au monde cent ans trop tard. Mais je continue à bavarder commeune corneille, et, à l’heure du souper, je ne serai pas prêt.

– Mais nous pouvons continuer la conversation,repris-je ; votre chambre n’est-elle pas en face decelle-ci ? Laissez la porte ouverte et nous causerons.

– Faites mieux, venez chez moi ; je m’habillerai dansmon cabinet de toilette pendant ce temps… Vous êtes amateurd’armes, ce me semble ; eh bien, vous regarderez lesmiennes ; il y en a quelques-unes qui ont une certaine valeur,historique s’entend.

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