Les Frères Corses

Chapitre 17

 

Nous étions à Vincennes à neuf heures moins cinq minutes.

Une voiture arrivait en même temps que la nôtre : c’étaitcelle de M. de Château-Renaud.

Nous nous enfonçâmes dans le bois par deux routes différentes.Nos cochers devaient se rejoindre dans la grande allée.

Quelques instants après, nous étions au rendez-vous.

– Messieurs, dit Louis en descendant le premier, vous lesavez, pas d’arrangement possible.

– Cependant…, dis-je en m’approchant.

– Oh ! mon cher, rappelez-vous qu’après la confidenceque je vous ai faite, vous avez moins que personne le droit d’enproposer ou d’en recevoir.

Je baissai la tête devant cette volonté absolue, qui, pour moi,était une volonté suprême.

Nous laissâmes Louis près de la voiture et nous nous avançâmesvers M. de Boissy et M. de Châteaugrand.

Le baron de Giordano tenait à la main la boîte de pistolets.Nous échangeâmes un salut.

– Messieurs, dit le baron Giordano, dans les circonstancespareilles à celles où nous nous trouvons, les plus courtscompliments sont les meilleurs ; car, d’un moment à l’autre,nous pouvons être dérangés. Nous nous étions chargés d’apporter lesarmes, les voici ; veuillez les examiner, nous venons de lesprendre à l’instant même chez l’arquebusier, et nous vous donnonsnotre parole que M. Louis de Franchi ne les a pas mêmevues.

– Cette parole était inutile, monsieur, répondit le vicomtede Châteaugrand ; nous savons à qui nous avons affaire.

Et, prenant un pistolet, tandis que M. de Boissyprenait l’autre, les deux témoins en firent jouer les ressorts touten examinant le calibre.

– Ce sont des pistolets de tir ordinaire, et qui n’ontjamais servi, dit le baron ; maintenant, sera-t-on libre de seservir ou non de la double détente.

– Mais, dit M. de Boissy, mon avis est que chacundoit faire comme il lui conviendra et selon son habitude.

– Soit, dit le baron Giordano. Toutes chances égales sontagréables.

– Alors vous préviendrez M. de Franchi, et nouspréviendrons M. de Château-Renaud.

– C’est convenu ; maintenant, monsieur, c’est nous quiavons apporté les armes, continua le baron de Giordano, c’est àvous de les charger.

Les deux jeunes gens prirent chacun un pistolet, mesurèrentrigoureusement la même charge de poudre, prirent au hasard deuxballes, et les enfoncèrent dans le canon avec le maillet.

Pendant cette opération, à laquelle je n’avais voulu prendreaucune part, je m’approchai de Louis, qui me reçut le sourire surles lèvres.

– Vous n’oublierez rien de ce que je vous ai demandé, medit-il, et vous obtiendrez de Giordano, auquel je le demande, aureste, par la lettre que je lui ai remise, qu’il ne raconte rien,ni à ma mère, ni à mon frère. Veillez aussi à ce que les journauxne parlent point de cette affaire, ou, s’ils en parlent, à cequ’ils ne mettent point les noms.

– Vous êtes donc toujours dans cette terrible convictionque le duel vous sera fatal ? lui demandai-je.

– J’en suis plus convaincu que jamais ; mais vous merendrez cette justice au moins, n’est-ce pas ? que j’airegardé venir la mort en vrai Corse.

– Votre calme, mon cher de Franchi, est si grand, qu’il medonne cet espoir que vous n’êtes pas bien convaincu vous-même.

Louis tira sa montre.

– J’ai encore sept minutes à vivre, dit-il ; tenez,voilà ma montre ; gardez-la, je vous prie, en souvenir demoi : c’est une excellente Bréguet.

Je pris la montre en serrant la main de Franchi.

– Dans huit minutes, lui dis-je, j’espère vous larendre.

– Ne parlons plus de cela, me dit-il ; voici cesmessieurs qui s’approchent.

– Messieurs, dit le vicomte de Châteaugrand, il doit yavoir ici, à droite, une clairière que j’ai pratiquée pour monpropre compte, l’an dernier ; voulez-vous que nous lacherchions ? Nous serons mieux que dans une allée, où nouspouvons être vus et dérangés.

– Guidez-nous, monsieur, dit le baron GiordanoMartelli ; nous vous suivons.

Le vicomte marcha le premier, et nous le suivîmes en formantdeux groupes séparés. Bientôt, en effet, nous nous trouvâmes, aprèsune trentaine de pas d’une descente presque insensible, au milieud’une clairière qui avait autrefois, sans doute, été une mare dansle genre de celle d’Auteuil, et qui, tout à fait desséchée, formaitune fondrière entourée de tous côtés d’une espèce de talus ;le terrain paraissait donc fait exprès pour servir de théâtre à unescène dans le genre de celle qui allait s’y passer.

– Monsieur Martelli, dit le vicomte, voulez-vous mesurerles pas avec moi ?

Le baron répondit par un salut d’assentiment ; puis, allantse mettre côte à côte avec M. de Châteaugrand, ilsmesurèrent vingt pas ordinaires.

Je restai donc encore quelques secondes seul avec deFranchi.

– À propos, me dit-il, vous trouverez mon testament sur latable où j’écrivais lorsque vous êtes entré.

– C’est bien, répondis-je, soyez tranquille.

– Messieurs, quand vous voudrez, dit le vicomte deChâteaugrand.

– Me voici, répondit Louis. Adieu, cher ami ! Merci detoute la peine que je vous ai donnée, sans compter, ajouta-t-ilavec un sourire mélancolique, celle que je vous donneraiencore.

Je lui pris la main ; elle était froide, mais sans aucuneagitation.

– Voyons, lui dis-je, oubliez l’apparition de cette nuit etvisez de votre mieux.

– Vous rappelez-vous le Freyzchutz ?

– Oui.

– Eh bien, vous le savez, chaque balle a sa destination…Adieu.

Il rencontra sur sa route le baron Giordano, qui tenait à lamain le pistolet qui lui était destiné ; il le prit, l’arma,et, sans même y jeter les yeux, alla se placer à son poste indiquépar un mouchoir.

M. de Château-Renaud était déjà au sien.

Il y eut un instant de morne silence, pendant lequel les deuxjeunes gens saluèrent leurs témoins, puis ceux de leursadversaires, et enfin se saluèrent l’un l’autre.

M. de Château-Renaud paraissait parfaitement avoirl’habitude de ce genre d’affaires, et il était souriant comme unhomme sûr de son adresse. Peut-être savait-il, d’ailleurs, quec’était la première fois que Louis de Franchi touchait unpistolet.

Louis était calme et froid ; sa belle tête avait l’air d’unbuste de marbre.

– Eh bien, messieurs, dit Château-Renaud, vous le voyez,nous attendons.

Louis me jeta un dernier regard ; puis, avec un sourire, illeva les yeux au ciel.

– Allons, messieurs, dit Châteaugrand, préparez-vous.

Puis, frappant ses mains l’une contre l’autre :

– Une fois… dit-il, deux fois… trois fois…

Les deux coups ne formèrent qu’une seule détonation.

Au même instant, je vis Louis de Franchi faire deux tours surlui-même et tomber sur un genou.

M. de Château-Renaud resta debout ; le revers desa redingote seulement avait été traversé.

Je me précipitai vers Louis de Franchi.

– Vous êtes blessé ? lui dis-je.

Il essaya de me répondre, mais inutilement ; une moussesanglante parut sur ses lèvres.

En même temps, il laissa tomber le pistolet et porta la main aucôté droit de sa poitrine.

À peine voyait-on sur la redingote un trou à fourrer le bout dupetit doigt.

– Monsieur le baron, m’écriai-je, courez à la caserne etamenez le chirurgien du régiment.

Mais de Franchi rassembla ses forces, et, arrêtant Giordano, illui fit signe de la tête que la chose était inutile.

En même temps, il tomba sur le second genou.

M. de Château-Renaud s’éloigna aussitôt ; maisses deux témoins s’approchèrent du blessé.

Pendant ce temps, nous avions ouvert la redingote, déchiré legilet et la chemise.

La balle entrait au-dessous de la sixième côte droite, etsortait un peu au-dessus de la hanche gauche.

À chaque expiration du moribond, le sang jaillissait par lesdeux blessures.

Il était évident que la plaie était mortelle.

– Monsieur de Franchi, dit le vicomte de Châteaugrand, noussommes désolés, croyez-le bien, du résultat de cette malheureuseaffaire, et nous espérons que vous êtes sans haine contreM. de Château-Renaud.

– Oui, oui…, murmura le blessé, oui, je luipardonne… ; mais qu’il parte… qu’il parte…

Puis, se retournant avec effort de mon côté :

– Souvenez-vous de votre promesse, me dit-il.

– Oh ! Je vous jure qu’il sera fait comme vousdésirez.

– Et maintenant, dit-il en souriant, regardez lamontre.

Et il retomba en poussant un long soupir.

C’était le dernier.

Je regardai la montre : il était juste neuf heures dixminutes.

Puis je portai les yeux sur Louis de Franchi : il étaitmort.

Nous ramenâmes le cadavre chez lui, et, tandis que le baron deGiordano allait faire la déclaration au commissaire de police duquartier, je le montai avec Joseph dans sa chambre.

Le pauvre garçon pleurait à chaudes larmes.

En entrant, mes yeux se portèrent malgré moi sur la pendule.Elle marquait neuf heures dix minutes.

Sans doute on avait oublié de la remonter, et elle s’étaitarrêtée juste à cette heure.

Un instant après, le baron Giordano rentra avec les gens dejustice, qui, prévenus par lui, venaient mettre les scellés.

Le baron voulait envoyer des lettres de faire part aux amis etconnaissances du défunt ; mais je le priai, auparavant, delire la lettre que lui avait remise Louis de Franchi au moment denotre départ.

Cette lettre contenait la prière de cacher à Lucien la cause desa mort, et l’invitation, pour que personne ne fût dans laconfidence, de faire faire l’enterrement sans aucune pompe et sansaucun bruit.

Le baron Giordano se chargea de tous ces détails, et moi,j’allai faire à l’instant même une double visite àMM. de Boissy et de Châteaugrand, pour les prier degarder le silence sur cette malheureuse affaire, et les engager àinviter M. de Château-Renaud, sans lui dire pour quellecause on sollicitait son départ, à quitter Paris, au moins pourquelque temps.

Ils me promirent de seconder mon intention autant qu’il seraiten leur pouvoir, et, tandis qu’ils se rendaient chezM. de Château-Renaud, j’allai mettre à la poste la lettrequi annonçait à madame de Franchi que son fils venait de mourird’une fièvre cérébrale.

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