Les Frères Corses

Chapitre 7

 

Cependant nous avancions toujours, et, comme m’en avait prévenuLucien, le sentier devenait de plus en plus escarpé.

Je mis mon fusil en bandoulière, car je vis que j’allais bientôtavoir besoin de mes deux mains. Quant à mon guide, il continuait demarcher avec la même aisance, et ne paraissait même pass’apercevoir de la difficulté du terrain.

Après quelques minutes d’escalade à travers les roches, et àl’aide de lianes et de racines, nous arrivâmes sur une espèce deplate-forme dominée par quelques murailles en ruines. Ces ruinesétaient celles du château de Vicentello d’Istria, qui formaient lebut de notre voyage.

Au bout de cinq minutes d’une nouvelle escalade, plus difficileencore et plus escarpée que la première, Lucien, arrivé sur ladernière terrasse, me tendit la main et me tira à lui.

– Allons, allons, me dit-il, vous ne vous en tirez pas malpour un Parisien.

– Cela tient à ce que le Parisien que vous venez d’aider àfaire sa dernière enjambée a déjà fait quelques excursions de cegenre.

– C’est vrai, dit Lucien en riant ; n’avez-vous pasprès de Paris une montagne qu’on appelle Montmartre ?

– Oui ; mais, outre Montmartre, que je ne renie pas,j’ai encore gravi quelques autres montagnes qu’on appelle le Righi,le Faulhorn, la Gemmi, le Vésuve, Stromboli, l’Etna.

– Oh ! mais, maintenant, voilà que, tout au contraire,c’est vous qui allez me mépriser de ce que je n’ai jamais gravi quele monte Rotondo. En tout cas, nous voici arrivés. Il y a quatresiècles, mes aïeux vous auraient ouvert leur porte, et vousauraient dit : « Soyez le bienvenu dans notrechâteau. » Aujourd’hui, leur descendant vous montre cettebrèche et vous dit : « Soyez le bienvenu dans nosruines. »

– Ce château a-t-il donc appartenu à votre famille depuisla mort de Vicentello d’Istria ? demandai-je alors, reprenantla conversation où nous l’avions laissée.

– Non ; mais, avant sa naissance, c’était la demeurede notre aïeule à tous, la fameuse Savilia, veuve de Lucien deFranchi.

– N’y a-t-il pas dans Filippini une terrible histoire surcette femme ?

– Oui… S’il faisait jour, vous pourriez encore voir d’iciles ruines du château de Valle ; c’est là qu’habitait leseigneur de Giudice, aussi haï qu’elle était aimée, aussi laidqu’elle était belle. Il en devint amoureux, et, comme elle ne sehâtait pas de répondre à cet amour selon ses désirs, il la fitprévenir que, si elle ne se décidait pas à l’accepter pour épouxdans un temps donné, il saurait bien l’enlever de force. Saviliafit semblant de céder et invita Giudice à venir dîner avec elle.Giudice, au comble de la joie et oubliant qu’il n’était parvenu àce résultat flatteur qu’à l’aide de la menace, se rendit àl’invitation, accompagné de quelques serviteurs seulement. Derrièreeux, on referma la porte, et, cinq minutes après, Giudice,prisonnier, était enfermé dans un cachot.

Je passai par le chemin indiqué, et je me trouvai dans uneespèce de cour carrée.

À travers les ouvertures creusées par le temps, la lune jetaitsur le sol, jonché de décombres, de grandes flaques de lumière.Toutes les autres portions de terrain demeuraient dans l’ombreprojetée par les murailles restées debout.

Lucien tira sa montre.

– Ah ! dit-il, nous sommes de vingt minutes en avance.Asseyons-nous ; vous devez être fatigué.

Nous nous assîmes, ou plutôt nous nous couchâmes sur une pentegazonneuse faisant face à une grande brèche.

– Mais il me semble, dis-je à mon compagnon, que vous nem’avez pas raconté l’histoire entière.

– Non, continua Lucien ; car, tous les matins et tousles soirs, Savilia descendait dans le cachot attenant à celui oùétait enfermé Giudice, et, là, séparée de lui par une grilleseulement, elle se déshabillait, et se montrait nue au captif.

» – Giudice, lui disait-elle, comment un homme aussilaid que toi a-t-il jamais pu croire qu’il posséderait toutcela ?

Ce supplice dura trois mois, se renouvelant deux fois par jour.Mais, au bout de trois mois, grâce à une femme de chambre qu’ilséduisit, Giudice parvint à s’enfuir. Il revint alors avec tous sesvassaux, beaucoup plus nombreux que ceux de Savilia, prit lechâteau d’assaut, et, s’étant à son tour emparé de Savilia,l’exposa nue dans une grande cage de fer, à un carrefour de laforêt appelé Bocca di Cilaccia, offrant lui-même la clef de cettecage à tous ceux que sa beauté tentait en passant : au bout detrois jours de cette prostitution publique, Savilia étaitmorte.

– Eh bien, mais, remarquai-je, il me semble que vos aïeuxn’entendaient pas mal la vengeance, et qu’en se tuant toutbonnement d’un coup de fusil ou d’un coup de poignard, leursdescendants sont un peu dégénérés.

– Sans compter qu’ils en arriveront à ne plus se tuer dutout. Mais, au moins, reprit le jeune homme, cela ne s’est pointpassé ainsi dans notre famille. Les deux fils de Savilia, quiétaient à Ajaccio sous la garde de leur oncle, furent élevés commede vrais Corses, et continuèrent de faire la guerre aux fils deGiudice. Cette guerre dura quatre siècles, et a fini seulement,comme vous avez pu le voir sur les carabines de mon père et de mamère, le 21 septembre 1819, à onze heures du matin.

– En effet, je me rappelle cette inscription, dont je n’aipas eu le temps de vous demander l’explication ; car, aumoment même où je venais de la lire, nous descendîmes pourdîner.

– La voici : De la famille des Giudice, il ne restaitplus, en 1819, que deux frères ; de la famille des Franchi, ilne restait plus que mon père, qui avait épousé sa cousine. Troismois après ce mariage, les Giudice résolurent d’en finir d’un seulcoup avec nous. L’un des frères s’embusqua sur la route d’Olmedopour attendre mon père, qui revenait de Sartène, tandis quel’autre, profitant de cette absence, devait donner l’assaut à notremaison. La chose fut exécutée selon ce plan, mais tourna toutautrement que ne s’y attendaient les agresseurs. Mon père, prévenu,se tint sur ses gardes ; ma mère, avertie, rassembla nosbergers, de sorte qu’au moment de cette double attaque chacun étaiten défense : mon père sur la montagne, ma mère dans ma chambremême. Or, au bout de cinq minutes de combat, les deux frèresGiudice tombaient, l’un frappé par mon père, l’autre frappé par mamère. En voyant choir son ennemi, mon père tira sa montre : Ilétait onze heures ! En voyant tomber son adversaire, ma mèrese retourna vers la pendule : Il était onze heures ! Toutavait été fini dans la même minute, il n’existait plus de Giudice,la race était détruite. La famille Franchi, victorieuse, futdésormais tranquille, et, comme elle avait dignement accompli sonœuvre pendant cette guerre de quatre siècles, elle ne se mêla plusde rien ; seulement, mon père fit graver la date et l’heure decet étrange événement sur la crosse de chacune des carabines quiavaient fait le coup, et les accrocha de chaque côté de la pendule,à la même place où vous les avez vues. Sept mois après, ma mèreaccoucha de deux jumeaux, l’un desquels est votre serviteur, leCorse Lucien, et l’autre le philanthrope Louis, son frère.

En ce moment, sur une des portions de terrain éclairée par lalune, je vis se projeter l’ombre d’un homme et celle d’unchien.

C’était l’ombre du bandit Orlandi et celle de notre amiDiamante.

En même temps, nous entendîmes le timbre de l’horloge deSullacaro qui sonnait lentement neuf heures.

Maître Orlandi était, à ce qu’il paraît, de l’opinion de LouisXV ; qui avait, comme on le sait, pour maxime que l’exactitudeest la politesse des rois.

Il était impossible d’être plus exact que ne l’était ce roi dela montagne, auquel Lucien avait donné rendez-vous à neuf heuressonnantes.

En l’apercevant, nous nous levâmes tous deux.

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