Les Frères Corses

Chapitre 5

 

J’avoue que je descendis préoccupé de cette dernière phrase deLucien. « Celle-ci, c’est la carabine de ma mère. » Celame fit regarder, avec plus d’attention encore que je ne l’avaisfait à la première entrevue, madame de Franchi.

Son fils, en entrant dans la salle à manger, lui baisarespectueusement la main, et elle reçut cet hommage avec la dignitéd’une reine.

– Pardon, ma mère, dit Lucien ; mais je crains de vousavoir fait attendre.

– En tout cas, ce serait ma faute, madame, dis-je enm’inclinant ; M. Lucien m’a dit et montré des choses sicurieuses que, par mes questions sans fin, je l’ai mis enretard.

– Rassurez-vous, me dit-elle, je descends à l’instantmême ; mais, continua-t-elle en s’adressant à son fils,j’avais hâte de te voir pour te demander des nouvelles deLouis.

– Votre fils serait-il souffrant ? demandai-je àmadame de Franchi.

– Lucien le craint, dit-elle.

– Vous avec reçu une lettre de votre frère ?demandai-je.

– Non, dit-il, et voilà surtout ce qui m’inquiète.

– Mais comment savez-vous qu’il est souffrant ?

– Parce que, ces jours passés, j’ai souffert moi-même.

– Pardon de ces éternelles questions, mais cela nem’explique pas…

– Ne savez-vous point que nous sommes jumeaux ?

– Si fait, mon guide me l’a dit.

– Ne savez-vous pas que, lorsque nous sommes venus aumonde, nous nous tenions encore par le côté ?

– Non, j’ignorais cette circonstance.

– Eh bien, il a fallu un coup de scalpel pour nousséparer ; ce qui fait que, tout éloignés que nous sommesmaintenant, nous avons toujours un même corps, de sorte quel’impression, soit physique, soit morale, que l’un de nous deuxéprouve a son contre-coup sur l’autre. Eh bien, ces jours-ci, sansmotif aucun, j’ai été triste, morose, sombre. J’ai ressenti desserrements de cœur cruels : il est évident que mon frèreéprouve quelque profond chagrin.

Je regardai avec étonnement ce jeune homme, qui m’affirmait unechose si étrange sans paraître éprouver aucun doute ; sa mère,au reste, semblait éprouver la même conviction.

Madame de Franchi sourit tristement et dit :

– Les absents sont dans la main de Dieu. Le principal estque tu sois sûr qu’il vit.

– S’il était mort, dit tranquillement Lucien, je l’auraisrevu.

– Et tu me l’aurais dit, n’est-ce pas, mon fils ?

– Oh ! à l’instant même, je vous le jure, ma mère.

– Bien… Pardon, monsieur, continua-t-elle en se retournantde mon côté, de ne pas avoir su réprimer devant vous mesinquiétudes maternelles : c’est que non seulement Louis etLucien sont mes fils, mais encore ce sont les derniers de notrenom… Veuillez vous asseoir à ma droite… Lucien, mets-toi là.

Et elle indiqua au jeune homme la place vacante à sa gauche.

Nous nous assîmes à l’extrémité d’une longue table, au boutopposé de laquelle étaient mis six autres couverts, destinés à cequ’on appelle en Corse la famille, c’est-à-dire à ces personnagesqui, dans les grandes maisons, tiennent le milieu entre les maîtreset les domestiques.

La table était copieusement servie.

Mais j’avoue que, quoique doué pour le moment d’une faimdévorante, je me contentai de l’assouvir matériellement, sans quemon esprit préoccupé me permît de savourer aucun des plaisirsdélicats de la gastronomie. En effet, il me semblait, en entrantdans cette maison, être entré dans un monde étranger, où je vivaiscomme dans un rêve.

Qu’était-ce donc que cette femme qui avait sa carabine comme unsoldat ?

Qu’était-ce donc que ce frère qui éprouvait les mêmes douleursqu’éprouvait son autre frère, à trois cents lieues delui ?

Qu’était-ce que cette mère qui faisait jurer à son fils que,s’il revoyait son autre fils mort, il le lui dirait ?

Il y avait dans tout ce qui m’arrivait, on en conviendra, amplematière à rêverie.

Cependant, comme je m’aperçus que le silence que je gardaisétait impoli, je relevai le front en secouant la tête, comme pouren écarter toutes ces idées.

La mère et le fils virent à l’instant même que je voulais enrevenir à la conversation.

– Et, me dit Lucien, comme s’il eût repris une conversationinterrompue, vous vous êtes donc décidé à venir en Corse ?

– Oui, vous le voyez : depuis longtemps, j’avais ceprojet, et je l’ai enfin mis à exécution.

– Ma foi, vous avez bien fait de ne pas trop tarder ;car, dans quelques années, avec l’envahissement successif des goûtset des mœurs français, ceux qui viendront ici pour y chercher laCorse ne la trouveront plus.

– En tout cas, repris-je, si l’ancien esprit nationalrecule devant la civilisation et se réfugie dans quelque coin del’île, ce sera certainement dans la province de Sartène et dans lavallée du Tavaro.

– Vous croyez cela ? me dit en souriant le jeunehomme.

– Mais il me semble que ce que j’ai autour de moi, icimême, et sous les yeux, est un beau et noble tableau des vieillesmœurs corses.

– Oui, et cependant, entre ma mère et moi, en face dequatre cents ans de souvenirs, dans cette même maison à créneaux età mâchicoulis, l’esprit français est venu chercher mon frère, nousl’a enlevé, l’a transporté à Paris, d’où il va nous revenir avocat.Il habitera Ajaccio au lieu d’habiter la maison de ses pères ;il plaidera, s’il a du talent, il sera nommé procureur du roipeut-être ; alors il poursuivra les pauvres diables qui ontfait une peau, comme on dit dans le pays ; ilconfondra l’assassin avec le meurtrier, comme vous le faisieztantôt vous-même ; il demandera, au nom de la loi, la tête deceux qui auront fait ce que leurs pères regardaient comme undéshonneur de ne pas faire ; il substituera le jugement deshommes au jugement de Dieu, et, le soir, quand il aura recruté unetête pour le bourreau, il croira avoir servi le pays, avoir apportésa pierre au temple de la civilisation comme dit notre préfet…Ah ! mon Dieu ! mon Dieu !

Et le jeune homme leva les yeux au ciel comme dut le faireAnnibal après la bataille de Zama.

– Mais, lui répondis-je, vous voyez bien que Dieu a voulucontre-balancer les choses, puisque, tout en faisant votre frèresectateur des nouveaux principes, il vous a fait, vous, partisandes vieilles habitudes.

– Oui ; mais qui me dit que mon frère ne suivra pasl’exemple de son oncle au lieu de suivre le mien ? Etmoi-même, tenez, est-ce que je ne me laisse pas aller à des chosesindignes d’un de Franchi !

– Vous ? m’écriai-je avec étonnement.

– Eh ! mon Dieu, oui, moi. Voulez-vous que je vousdise ce que vous êtes venu chercher dans la province deSartène ?

– Dites.

– Vous êtes venu avec votre curiosité d’homme du monde,d’artiste ou de poète : je ne sais pas ce que vous êtes, je nevous le demande pas ; vous nous le direz en nous quittant, sicela vous fait plaisir ; sinon, notre hôte, vous garderez lesilence : vous êtes parfaitement libre… Eh bien, vous êtesvenu dans l’espoir de voir quelque village en vendette, d’être misen relation avec quelque bandit bien original, comme ceux queM. Mérimée a peints dans Colomba.

– Eh bien, il me semble que je ne suis pas si maltombé, répondis-je ; ou j’ai mal vu, ou votre maison est laseule dans le village qui ne soit pas fortifiée.

– Ce qui prouve que, moi aussi, je dégénère ; monpère, mon grand-père, mon aïeul, un de mes ancêtres quelconque, eûtpris parti pour l’une ou l’autre des deux factions qui divisent levillage depuis dix ans. Eh bien, moi, savez-vous ce que je suisdans tout cela, au milieu des coups de fusil, au milieu des coupsde stylet, au milieu des coups de couteau ? Je suis arbitre.Vous êtes venu dans la province de Sartène pour voir des bandits,n’est-ce pas ? Eh bien, venez avec moi ce soir, je vous enmontrerai un.

– Comment ! vous permettez que je vousaccompagne ?

– Oh ! mon Dieu, oui, si cela peut vous amuser, il netient qu’à vous.

– Par exemple, j’accepte, et avec grand plaisir.

– Monsieur est bien fatigué, dit madame de Franchi enjetant un coup d’œil à son fils, comme si elle eût partagé la hontequ’il éprouvait à voir la Corse dégénérer ainsi.

– Non, ma mère, non, il faut qu’il vienne, aucontraire ; et, lorsque, dans quelque salon parisien, onparlera devant monsieur de ces terribles vendettes et de cesimplacables bandits corses qui font encore peur aux petits enfantsde Bastia et d’Ajaccio, du moins il pourra lever les épaules etdire ce qu’il en est.

– Mais pour quel motif était venue cette grande querellequi, autant que j’en puis juger par ce que vous me dites, est surle point de s’éteindre ?

– Oh ! dit Lucien, dans une querelle ce n’est pas lemotif qui fait quelque chose, c’est le résultat. Si une mouche, envolant de travers, a causé la mort d’un homme, il n’y en a pasmoins un homme mort.

Je vis qu’il hésitait lui-même à me dire la cause de cetteguerre terrible qui, depuis dix ans, désolait le village deSullacaro.

Mais, comme on le comprend bien, plus il se faisait discret,plus je me fis exigeant.

– Cependant, dis-je, cette querelle a eu un motif : Cemotif est-il un secret ?

– Mon Dieu, non. La chose est née entre les Orlandi et lesColona.

– À quelle occasion ?

– Eh bien, une poule s’est échappée de la basse-cour desOrlandi et s’est envolée dans celle des Colona.

» Les Orlandi ont été réclamer leur poule ; les Colonaont soutenu qu’elle était à eux ; les Orlandi ont menacé lesColona de les conduire devant le juge de paix et de leur déférer leserment.

» Alors la vieille mère, qui tenait la poule, lui a tordule cou et l’a jetée à la figure de sa voisine en luidisant :

» – Eh bien, puisqu’elle est à toi,mange-la.

» Alors un Orlandi a ramassé la poule par les pattes, et avoulu en frapper celle qui l’avait jetée à la figure de sa sœur.Mais, au moment où il levait la main, un Colona, qui, par malheur,avait son fusil tout chargé, lui a envoyé une balle à bout portantet l’a tué.

– Et combien d’existences ont payé cette rixe ?

– Il y a eu neuf personnes tuées.

– Et cela pour une misérable poule qui valait douzesous.

– Sans doute ; mais, je vous le disais tout à l’heure,ce n’est pas la cause, c’est le résultat qu’il faut voir.

– Et parce qu’il y a eu neuf personnes de tuées, il fautqu’il y en ait une dixième ?

– Mais vous voyez bien que non, reprit Lucien, puisque jeme suis fait arbitre.

– Sans doute à la prière d’une des deux familles ?

– Oh ! mon Dieu, non ; à celle de mon frère, àqui on a parlé chez le garde des sceaux. Je vous demande un peu dequoi diable ils se mêlent à Paris, de s’occuper de ce qui se passedans un misérable village de la Corse. C’est le préfet qui nousaura joué ce tour, en écrivant à Paris que, si je voulais dire unmot, tout cela finirait comme un vaudeville, par un mariage et uncouplet au public ; alors on se sera adressé à mon frère, quia pris la balle au bond, et qui m’a écrit en disant qu’il avaitdonné sa parole pour moi. Que voulez-vous ! ajouta le jeunehomme en relevant la tête, on ne pouvait pas dire là-bas qu’un deFranchi avait engagé la parole de son frère, et que son frère n’apas fait honneur à l’engagement.

– Alors vous avez tout arrangé ?

– J’en ai peur !

– Et nous allons voir, ce soir, le chef de l’un des deuxpartis, sans doute ?

– Justement ; la nuit passée, j’ai été voirl’autre.

– Et est-ce à un Orlandi ou à un Colona que nous allonsfaire visite ?

– À un Orlandi.

– Le rendez-vous est loin d’ici ?

– Dans les ruines du château de Vicentello d’Istria.

– Ah ! c’est vrai ! on m’a dit que ces ruinesétaient dans les environs.

– À une lieue, à peu près.

– Ainsi, en trois quarts d’heure, nous y serons.

– Tout au plus trois quarts d’heure.

– Lucien, dit madame de Franchi, fais attention que tuparles pour toi. À toi, montagnard, il faut trois quarts d’heure àpeine ; mais monsieur ne passera point par les chemins où tupasses, toi.

– C’est vrai ; il nous faudra une heure et demie aumoins.

– Il n’y a donc pas de temps à perdre, dit madame deFranchi en jetant les yeux sur la pendule.

– Ma mère, dit Lucien, vous permettez que nous vousquittions ?

Elle lui tendit la main, que le jeune homme baisa avec le mêmerespect qu’il avait fait en arrivant.

– Si cependant, reprit Lucien, vous préférez achevertranquillement votre souper, remonter dans votre chambre, et vouschauffer les pieds en fumant votre cigare…

– Non pas ! non pas ! m’écriai-je. Diable !Vous m’avez promis un bandit ; il me le faut.

– Eh bien, allons donc prendre nos fusils, et enroute !

Je saluai respectueusement madame de Franchi, et nous sortîmes,précédés par Griffo, qui nous éclairait.

Nos préparatifs ne furent pas longs.

Je ceignis une ceinture de voyage que j’avais fait faire avantde partir de Paris, à laquelle pendait une espèce de couteau dechasse, et qui renfermait d’un côté ma poudre, et de l’autre monplomb.

Quant à Lucien, il reparut avec sa cartouchière, un fusil à deuxcoups de Manton, et un bonnet pointu, chef-d’œuvre de broderiesorti des mains de quelque Pénélope de Sullacaro.

– Irai-je avec Votre Excellence ? demanda Griffo.

– Non, c’est inutile, reprit Lucien ; seulement, lâcheDiamante ; il serait possible qu’il nous fit lever quelquefaisan, et, par ce clair de lune-là, on pourrait tirer comme enplein jour.

Un instant après, un grand chien épagneul bondissait en hurlantde joie autour de nous.

Nous fîmes dix pas hors de la maison.

– À propos, dit Lucien en se retournant, préviens dans levillage que, si l’on entend quelques coups de fusil dans lamontagne, c’est nous qui les aurons tirés.

– Soyez tranquille, Excellence.

– Sans cette précaution, reprit Lucien, peut-être aurait-onpu croire que les hostilités étaient recommencées, et aurions-nousentendu l’écho de nos fusils retentir dans les rues de Sullacaro.Nous fîmes quelques pas encore, puis nous prîmes à notre droite unepetite ruelle qui conduisait directement à la montagne.

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