Les Frères Corses

Chapitre 11

 

Du haut de cet escalier de huit marches, par lequel on arrivaità la porte du château fort habité par madame de Franchi et sonfils, on dominait la place.

Cette place, tout au contraire de la veille, était couverte demonde ; cependant toute cette foule se composait de femmes etd’enfants au-dessous de douze ans : pas un homme neparaissait.

Sur la première marche de l’église se tenait un hommesolennellement ceint d’une écharpe tricolore : c’était lemaire.

Sous le portique, un autre homme vêtu de noir était assis devantune table, un papier griffonné à portée de sa main. Cet homme,c’était le notaire ; ce papier griffonné, c’était l’acte deréconciliation.

Je pris place à l’un des côtés de la table avec les parrainsd’Orlandi. De l’autre côté étaient les parrains de Colona ;derrière le notaire se plaça Lucien, qui était également pour l’unet pour l’autre.

Au fond, dans le chœur de l’église, on voyait les prêtres prêtsà dire la messe.

La pendule sonna dix heures.

Au même instant, un frémissement courut par la foule, et lesyeux se portèrent aux deux extrémités de la rue, si l’on peutappeler rue l’intervalle inégal laissé par le caprice d’unecinquantaine de maisons bâties à la fantaisie de leurspropriétaires.

Aussitôt on vit apparaître, du côté de la montagne, Orlandi, et,du côté du fleuve, Colona : chacun était suivi de sespartisans ; mais, selon le programme arrêté, pas un seul neportait ses armes ; on eût dit, moins les figures quelque peurébarbatives, d’honnêtes marguilliers suivant une procession.

Les deux chefs des deux partis présentaient un contrastephysique bien tranché.

Orlandi, comme je l’ai dit, était grand, mince, brun, agile.

Colona était court, trapu, vigoureux ; il avait la barbe etles cheveux roux ; barbe et cheveux étaient courts etfrisés.

Tous deux portaient à la main une branche d’olivier, symboliqueemblème de la paix qu’ils allaient sceller, et qui était unepoétique invention du maire.

Colona tenait, de plus, par les pattes une poule blanche,destinée à remplacer, à titre de dommages-intérêts, la poule qui,dix ans auparavant, avait donné naissance à la querelle.

La poule était vivante.

Ce point avait été longtemps discuté et avait failli fairemanquer l’affaire, Colona regardant comme une double humiliation derendre vivante cette poule que sa tante avait jetée morte au visagede la cousine d’Orlandi.

Cependant, à force de logique, Lucien avait déterminé Colona àdonner la poule, comme, à force de dialectique, il avait déterminéOrlandi à la recevoir.

Au moment où parurent les deux ennemis, les cloches, qui uninstant avaient fait silence, sonnèrent à toute volée.

En s’apercevant, Orlandi et Colona firent un même mouvement,indiquant bien clairement une répulsion réciproque ; cependantils continuèrent leur chemin.

Juste en face de la porte de l’église, ils s’arrêtèrent à quatrepas l’un de l’autre, à peu près.

Si, trois jours auparavant, ces deux hommes se fussentrencontrés à cent pas de distance, l’un des deux serait biencertainement resté sur la place.

Il se fit pendant cinq minutes, non seulement dans les deuxgroupes, mais encore dans toute la foule, un silence qui, malgré lebut conciliateur de la cérémonie, n’avait rien de pacifique.

Alors M. le maire prit la parole.

– Eh bien, dit-il, Colona, ne savez-vous pas que c’est àvous de parler le premier ?

Colona fit un effort sur lui-même, et prononça quelques mots enpatois corse.

Je crus comprendre qu’il exprimait son regret d’avoir été dixans en vendette avec son bon voisin Orlandi, et qu’il lui offraiten réparation la poule blanche qu’il tenait à la main.

Orlandi attendit que la phrase de son adversaire fût biennettement terminée, et répondit par quelques autres mots corses quiétaient de sa part la promesse de ne se souvenir de rien que de laréconciliation solennelle qui avait lieu sous les auspices deM. le maire, sous l’arbitrage de M. Lucien, et sous larédaction de M. le notaire.

Puis tous deux gardèrent de nouveau le silence.

– Eh bien, messieurs, dit le maire, il était convenu, ce mesemble, qu’on se donnerait la main.

Par un mouvement instinctif, les deux ennemis portèrent leursmains derrière leur dos.

Le maire descendit la marche sur laquelle il était monté, allachercher derrière son dos la main de Colona, revint prendrederrière le sien la main d’Orlandi ; puis, après quelquesefforts qu’il essayait de dissimuler à ses administrés sous unsourire, il parvint à joindre les deux mains.

Le notaire saisit le moment, il se leva et lut, tandis que lemaire tenait toujours ferme les deux mains, qui firent d’abord cequ’elles purent pour se dégager, mais qui enfin se résignèrent àrester l’une dans l’autre :

« Par-devant nous, Giuseppe-Antonio Sarrola, notaire royalà Sullacaro, province de Sartène ;

» Sur la grande place du village, en face de l’église, enprésence de M. le maire, des parrains et de toute lapopulation ;

» Entre Gaetano-Orso Orlandi, dit Orlandini,

» Et Marco-Vincenzio Colona, dit Schioppone,

» A été arrêté solennellement ce qui suit :

» À partir de ce jourd’hui, 4 mars 1841, la vendettedéclarée depuis dix ans entre eux cessera.

» À partir du même jour, ils vivront ensemble en bonsvoisins et compères, comme vivaient leurs parents avant lamalheureuse affaire qui a mis la désunion entre leurs familles etleurs amis.

» En foi de quoi, ils ont signé les présentes, sous leportique de l’église du village, avec M. Polo Arbori, maire dela commune, M. Lucien de Franchi, arbitre, les parrains dechacun des deux contractants, et nous notaire.

» Sullacaro, ce 4 mars 1841. »

Je vis avec admiration que, par excès de prudence, le notairen’avait pas touché le moindre mot de la poule qui mettait Colona ensi mauvaise position devant Orlandi.

Aussi la figure de Colona s’éclaircit-elle en raison inverse dece que la figure d’Orlandi se rembrunissait. Ce dernier regarda lapoule qu’il tenait à la main en homme qui éprouvait visiblement uneviolente tentation de l’envoyer à la figure de Colona. Mais un coupd’œil de Lucien de Franchi arrêta cette mauvaise intention dans songerme.

Le maire vit qu’il n’y avait pas de temps à perdre ; ilmonta à reculons en tenant toujours les deux mains l’une dansl’autre, et sans perdre un instant de vue les nouveauxréconciliés.

Puis, pour prévenir un nouveau débat qui ne pouvait manquerd’arriver au moment de signer, vu que chacun des deux adversairesregarderait évidemment comme une concession de signer le premier,il prit la plume et signa lui-même, et, convertissant la honte enhonneur, passa la plume à Orlandi, qui la prit de ses mains, signaet la passa à Lucien, lequel, usant du même subterfuge pacifique,la passa à son tour à Colona, qui fit sa croix.

Au moment même, les chants ecclésiastiques retentirent, comme onchante le Te Deum après une victoire.

Nous signâmes tous ensuite, sans distinction de rang ni detitre, comme la noblesse de France avait signé, cent vingt-troisans auparavant, la protestation contre M. le duc du Maine.

Puis les deux héros de la journée entrèrent dans l’église etallèrent s’agenouiller de chaque côté du chœur, chacun à la placequi lui était destinée.

Je vis qu’à partir de ce moment, Lucien était parfaitementtranquille : tout était fini, la réconciliation était jurée,non seulement devant les hommes, mais encore devant Dieu.

Le reste de l’office divin s’écoula donc sans aucun événementqui mérite d’être rapporté.

La messe terminée, Orlandi et Colona sortirent avec le mêmecérémonial.

À la porte, sur l’invitation du maire, ils se touchèrent encorela main ; puis chacun reprit, avec son cortège d’amis et deparents, le chemin de sa maison, où, depuis trois ans, ni l’un nil’autre n’était rentré.

Quant à Lucien et à moi, nous rentrâmes chez madame de Franchi,où le dîner nous attendait.

Il me fut facile de voir, au surcroît d’attentions dont j’étaisl’objet, que Lucien avait lu mon nom par-dessus mon épaule aumoment où je l’apposais au bas de l’acte, et que ce nom ne luiétait pas tout à fait inconnu.

Le matin, j’avais annoncé à Lucien ma résolution de partir aprèsle dîner ; j’étais impérieusement rappelé à Paris par mesrépétitions d’Un mariage sous Louis XV, et, malgré lesinstances de la mère et du fils, je persistai dans ma premièredécision.

Lucien me demanda alors la permission d’user de mon offre enécrivant à son frère, et madame de Franchi, qui, sous sa forceantique, n’en cachait pas moins le cœur d’une mère, me fitpromettre que je remettrais moi-même cette lettre à son fils.

Le dérangement, au reste, n’était pas grand : Louis deFranchi, en véritable Parisien qu’il était, demeurait rue duHelder, n° 7.

Je demandai à voir une dernière fois la chambre de Lucien,lequel m’y conduisit lui-même, et, me montrant de la main tout cequi en faisait partie :

– Vous savez, me dit-il, que, si quelque objet vous agrée,il faut le prendre, car cet objet est à vous.

J’allai décrocher un poignard placé dans un coin assez obscurpour m’indiquer qu’il n’avait aucune valeur, et, comme j’avais vuLucien jeter un regard de curiosité sur ma ceinture de chasse et enlouer l’arrangement, je le priai de l’accepter : il eut le bongoût de la prendre sans me faire répéter ma prière une secondefois.

En ce moment, Griffo parut sur la porte.

Il venait m’annoncer que le cheval était sellé et que le guidem’attendait.

J’avais mis de côté l’offrande que je destinais à Griffo ;c’était une espèce de couteau de chasse, avec deux pistolets collésle long de la lame et dont les batteries étaient cachées dans lapoignée.

Je n’ai jamais vu ravissement pareil au sien.

Je descendis et je trouvai madame de Franchi au bas del’escalier ; elle m’attendait, pour me souhaiter le bonvoyage, à la même place où elle m’avait souhaité la bienvenue. Jelui baisai la main ; je me sentais un grand respect pour cettefemme si simple et en même temps si digne.

Lucien me conduisit jusqu’à la porte.

– Dans un tout autre jour, dit-il, je sellerais mon chevalet je vous reconduirais jusqu’au delà de la montagne ; mais,aujourd’hui, je n’ose pas quitter Sullacaro, de peur que l’un oul’autre de nos deux nouveaux amis ne fasse quelque sottise.

– Et vous faites bien, lui dis-je ; quant à moi,croyez que je me félicite d’avoir vu une cérémonie aussi nouvelleen Corse que celle à laquelle je viens d’assister.

– Oui, oui, dit-il, félicitez-vous-en ; car vous avezvu une chose qui a dû faire tressaillir nos aïeux dans leurstombeaux.

– Je comprends ; chez eux, la parole était assezsacrée pour qu’ils n’eussent pas eu besoin qu’un notaire intervîntdans la réconciliation !

– Ceux-là ne se fussent pas réconciliés du tout.

Il me tendit la main.

– Ne me chargez-vous pas d’embrasser votre frère ? luidis-je.

– Oui, sans doute, si cela ne vous dérange pas trop.

– Eh bien, alors, embrassons-nous ; je ne puis rendreque ce que j’aurai reçu.

Nous nous embrassâmes.

– Ne vous reverrai-je pas un jour ? luidemandai-je.

– Oui, si vous revenez en Corse.

– Non, mais si vous venez à Paris, vous.

– Je n’irai jamais, me répondit Lucien.

– En tout cas, vous trouverez des cartes à mon nom sur lacheminée de votre frère. N’oubliez pas l’adresse.

– Je vous promets que, si un événement quelconque meconduisait sur le continent, vous auriez ma première visite.

– Ainsi, c’est convenu.

Il me tendit une dernière fois la main, et nous nousquittâmes ; mais, tant qu’il put me voir descendre la rue quiconduisait à la rivière, il me suivit des yeux.

Tout était assez tranquille dans le village, quoiqu’on y pûtremarquer encore cette espèce d’agitation qui suit les grandsévénements, et je m’éloignais en fixant, à mesure que je passaisdevant elles, les yeux sur chaque porte, comptant toujours en voirsortir mon filleul Orlandi, qui, en vérité, me devait bien unremerciement et ne me l’avait pas fait.

Mais je dépassai la dernière maison du village, et je m’avançaidans la campagne sans avoir rien vu qui lui ressemblât.

Je croyais avoir été tout à fait oublié, et je dois dire qu’aumilieu des graves préoccupations que devait éprouver Orlandi dansune pareille journée, je lui pardonnais sincèrement cet oubli,quand, tout à coup, en arrivant au maquis de Bicchisano, je vissortir du fourré un homme qui se plaça au milieu du chemin, et queje reconnus à l’instant même pour celui que, dans mon impatiencefrançaise et dans mon habitude des convenances parisiennes, jetaxais d’ingratitude.

Je remarquai qu’il avait déjà eu le temps d’endosser le mêmecostume que celui sous lequel il m’était apparu dans les ruines deVicentello, c’est-à-dire qu’il portait sa cartouchière, à laquelleétait accroché le pistolet de rigueur, et qu’il était armé de sonfusil.

Lorsque je fus à vingt pas de lui, il mit le chapeau à la main,tandis que, de mon côté, je donnais de l’éperon à mon cheval pourne pas le faire attendre.

– Monsieur, me dit-il, je n’ai pas voulu vous laisserpartir ainsi de Sullacaro sans vous remercier de l’honneur que vousavez bien voulu faire à un pauvre paysan comme moi en lui servantde témoin ; et, comme, là-bas, je n’avais ni le cœur à l’aiseni la langue libre, je suis venu vous attendre ici.

– Je vous remercie, lui dis-je ; mais il ne fallaitpas vous déranger de vos affaires pour cela, et tout l’honneur aété pour moi.

– Et puis, continua le bandit, que voulez-vous,monsieur ! On ne perd pas en un instant l’habitude de quatreans. L’air de la montagne est terrible ; quand on l’a respiréune fois, on étouffe partout. Tout à l’heure, dans ces misérablesmaisons, je croyais à chaque instant que le toit allait me tombersur la tête.

– Mais, répondis-je, vous allez cependant reprendre votrevie habituelle. Vous avez une maison, m’a-t-on dit, un champ, unevigne ?

– Oui, sans doute ; mais ma sœur gardait la maison, etles Lucquois étaient là pour labourer mon champ et vendanger monraisin. Nous autres Corses, nous ne travaillons pas.

– Que faites-vous, alors ?

– Nous inspectons les travailleurs, nous nous promenons lefusil sur l’épaule, nous chassons.

– Eh bien, cher monsieur Orlandi, lui dis-je en lui tendantla main, bonne chasse ! Mais rappelez-vous que mon honneur,comme le vôtre, est engagé à ce que vous ne tiriez désormais quesur les mouflons, les daims, les sangliers, les faisans et lesperdrix, et jamais sur Marco-Vicenzio Colona, ni sur personne de safamille.

– Ah ! Excellence, me répondit mon filleul avec uneexpression de physionomie que je n’avais encore remarquée que surle visage des plaideurs normands, la poule qu’il m’a rendue étaitbien maigre !

Et, sans ajouter un mot de plus, il se jeta dans le maquis, oùil disparut.

Je continuai mon chemin en méditant sur cette cause de ruptureprobable entre les Orlandi et les Colona.

Le soir, je couchai à Albiteccia. Le lendemain, j’arrivai àAjaccio.

Huit jours après, j’étais à Paris.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer