Les Frères Corses

Chapitre 13

 

Nous trouvâmes au salon plusieurs de mes amis, des habitués dufoyer de l’Opéra, des locataires de la loge infernale, de B…, L…,V…, A… De plus, comme je m’en étais douté, deux ou troisdominos démasqués qui tenaient leurs bouquets à la main enattendant le moment de les planter dans les carafes.

Je présentai Louis de Franchi aux uns et aux autres ; ilest inutile de dire qu’il fut gracieusement accueilli des uns etdes autres.

Dix minutes après, D… rentra à son tour, ramenant le bouquet demyosotis, lequel se démasqua avec un abandon et une facilité quiindiquaient la jolie femme d’abord, et ensuite la femme habituée àces sortes de parties.

Je présentai M. de Franchi à D…

– Maintenant, dit de B…, si toutes les présentations sontfaites, je demande qu’on se mette à table.

– Toutes les présentations sont faites ; mais tous lesconvives ne sont pas arrivés, répondit D…

– Et qui nous manque-t-il donc ?

– Il nous manque encore Château-Renaud.

– Ah ! c’est juste. N’y a-t-il pas un pari, demandaV… ?

– Oui, un pari pour un souper de douze personnes, s’il nenous amène pas une certaine dame qu’il s’est engagé à nousamener.

– Et quelle est donc cette dame, demanda le bouquet demyosotis, qui est si farouche qu’on engage à son endroit desemblables paris ?

Je regardai de Franchi ; il était calme en apparence, maispâle comme la mort.

– Ma foi, répondit D…, je ne crois pas qu’il y ait grandeindiscrétion à vous nommer le masque, d’autant plus que, selontoute probabilité, vous ne le connaissez pas. C’est madame…

Louis posa la main sur le bras de D…

– Monsieur, lui dit-il, en faveur de notre nouvelleconnaissance, accordez-moi une grâce.

– Laquelle, monsieur ?

– Ne nommez pas la personne qui doit venir avecM. de Château-Renaud : vous savez que c’est unefemme mariée.

– Oui, mais dont le mari est à Smyrne, aux Indes, auMexique, je ne sais où. Quand on a un mari si loin, vous le savez,c’est comme si on n’en avait pas.

– Son mari revient dans quelques jours ; je leconnais ; c’est un galant homme, et je voudrais, si c’estpossible, lui épargner le chagrin d’apprendre, à son retour, que safemme a fait une pareille inconséquence.

– Alors, monsieur, excusez-moi, dit D… J’ignorais que vousconnussiez cette dame ; je doutais même qu’elle fûtmariée ; mais, puisque vous la connaissez, puisque vousconnaissez son mari…

– Je les connais.

– Nous y mettrons la plus grande discrétion. Messieurs etmesdames, que Château-Renaud vienne ou ne vienne pas, qu’il vienneseul ou accompagné, qu’il perde ou gagne son pari, je vous demandele secret sur toute cette aventure.

Le secret fut promis d’une seule voix, non pas probablement parun sentiment bien profond des convenances sociales, mais parcequ’on avait très faim, et, par conséquent, qu’on était pressé de semettre à table.

– Merci, monsieur, dit de Franchi à D… en lui tendant lamain ; je vous assure que vous venez de faire acte de galanthomme.

On passa dans la salle à manger, et chacun prit sa place. Deuxplaces restèrent vacantes : c’étaient celles de Château-Renaudet de la personne qu’il devait amener.

Le domestique voulut enlever les couverts.

– Non, dit le maître de la maison, laissez ;Château-Renaud a jusqu’à quatre heures. À quatre heures, vousdesservirez ; à quatre heures sonnantes, il aura perdu.

Je ne quittais pas du regard M. de Franchi ; jele vis tourner les yeux vers la pendule ; elle marquait troisheures quarante minutes.

– Allez-vous bien ? demanda Louis froidement.

– Cela ne me regarde pas, dit en riant D… ; celaregarde Château-Renaud, j’ai fait régler ma pendule sur sa montre,afin qu’il ne se plaigne pas d’avoir été surpris.

– Eh ! messieurs, dit le bouquet de myosotis, pourDieu ! Puisqu’on ne peut pas parler de Château-Renaud et deson inconnue, n’en parlons pas ; car nous allons tomber dansles symboles, dans les allégories et dans les énigmes ; ce quiest mortellement ennuyeux.

– Vous avez raison, Est…, répondit V… ; il y a tant defemmes dont on peut parler et qui ne demandent pas mieux qu’onparle d’elles.

– À la santé de celles-là, dit D…

Et l’on commença à remplir les verres de champagne glacé. Chaqueconvive avait sa bouteille près de lui.

Je remarquai que Louis effleurait à peine son verre de seslèvres.

– Buvez donc, lui dis-je ; vous voyez bien qu’il neviendra pas.

– Il n’est encore que quatre heures moins un quart, dit-il.À quatre heures, tout en retard que je serai, je vous promets derattraper celui qui sera le plus en avance.

– À la bonne heure.

Pendant que nous échangions ces paroles à voix basse, laconversation devenait générale et bruyante ; de temps entemps, D… et Louis jetaient les yeux sur la pendule, qui continuaità poursuivre sa marche impassible, malgré l’impatience des deuxpersonnes qui consultaient son aiguille.

À quatre heures moins cinq minutes, je regardai Louis.

– À votre santé ! lui dis-je.

Il prit son verre en souriant et le porta à ses lèvres. Il enavait bu la moitié, à peu près, quand un coup de sonnetteretentit.

J’aurais cru qu’il ne pouvait pas devenir plus pâle, je metrompais.

– C’est lui, dit-il.

– Oui, mais ce n’est peut-être pas elle, répondis-je.

– C’est ce que nous allons voir à l’instant.

Le coup de sonnette avait éveillé l’attention de tout le monde,et le silence le plus profond avait immédiatement succédé à labruyante conversation qui courait tout autour de la table et qui,de temps en temps, sautait par-dessus.

On entendit alors comme un débat dans l’antichambre.

D… se leva aussitôt et alla ouvrir la porte.

– J’ai reconnu sa voix, me dit Louis en me saisissant lepoignet qu’il serra avec force.

– Allons, allons, du courage, soyez homme,répondis-je ; il est évident que, si elle vient souper ainsichez un homme qu’elle ne connaît pas et avec des gens qu’elle neconnaît pas davantage, c’est une catin, et une catin n’est pasdigne de l’amour d’un galant homme.

– Mais, je vous en supplie, madame, disait D… dansl’antichambre, entrez donc ; je vous assure que nous sommestout à fait entre amis.

– Mais entre donc, ma chère Émilie, disaitM. de Château-Renaud ; tu ne te démasqueras pas situ veux.

– Le misérable ! murmura Louis de Franchi.

En ce moment, une femme entra, traînée plutôt que conduite parD…, qui croyait accomplir son office de maître de maison, et parChâteau-Renaud.

– Quatre heures moins trois minutes, dit tout basChâteau-Renaud à D…

– Très bien, mon cher, vous avez gagné.

– Pas encore, monsieur, dit la jeune femme inconnue ens’adressant à Château-Renaud, et en se redressant de toute sahauteur ; car je comprends votre insistance maintenant… vousaviez parié de m’amener souper ici, n’est-ce pas ?

Château-Renaud se tut. Elle s’adressa à D…

– Puisque cet homme ne répond pas, répondez, vous,monsieur, dit-elle : n’est-ce pas queM. de Château-Renaud avait parié qu’il m’amènerait souperchez vous ?

– Je ne puis pas vous cacher, madame, queM. de Château-Renaud m’avait flatté de cet espoir.

– Eh bien, M. de Château-Renaud a perdu ;car j’ignorais où il me conduisait et je croyais aller souper chezune de mes amies ; or, comme je ne suis pas venuevolontairement, M. de Château-Renaud doit, ce me semble,perdre le bénéfice de la gageure.

– Mais, maintenant que vous y êtes, chère Émilie, repritM. de Château-Renaud, vous resterez, n’est-ce pas ?Voyez, nous avons bonne compagnie en hommes et joyeuse compagnie enfemmes.

– Maintenant que j’y suis, dit l’inconnue, je remercieraimonsieur, qui me paraît le maître de la maison, du bon accueilqu’il veut bien me faire ; mais, comme malheureusement je nepuis répondre à sa gracieuse invitation, je prierai M. Louisde Franchi de me donner le bras et de me reconduire chez moi.

Louis de Franchi ne fit qu’un bond, et se trouva, en uneseconde, entre M. de Château-Renaud et l’inconnue.

– Je vous ferai observer, madame, dit-il les dents serréespar la colère, que c’est moi qui vous ai amenée, et que, parconséquent, c’est à moi de vous reconduire.

– Messieurs, dit l’inconnue, vous êtes ici cinq hommes, jeme mets sous la sauvegarde de votre honneur ; vous empêcherezbien, je l’espère, M. de Château-Renaud de me faireviolence.

Château-Renaud fit un mouvement ; nous nous levâmestous.

– C’est bien, madame, dit-il, vous êtes libre ; jesais à qui je dois m’en prendre.

– Si c’est à moi, monsieur, dit Louis de Franchi avec unair de hauteur impossible à exprimer, vous me trouverez demaintoute la journée, rue du Helder n° 7.

– C’est bien, monsieur ; peut-être n’aurai-je pasl’honneur de me présenter chez vous moi-même ; mais j’espèrequ’en mon lieu et place, vous voudrez bien recevoir deux de mesamis.

– Il vous manquait, monsieur, dit Louis de Franchi enhaussant les épaules, de donner un pareil rendez-vous devant unefemme. Venez, madame, continua-t-il en prenant le bras del’inconnue, et croyez que je vous remercie du fond du cœur del’honneur que vous me faites.

Et tous deux sortirent au milieu d’un profond silence.

– Eh bien, quoi, messieurs ? dit Château-Renaud quandla porte se fut refermée : j’ai perdu, voilà tout. Àaprès-demain soir, tous tant que nous sommes ici, auxFrères-Provençaux.

Et il s’assit à l’une des deux places vides, et tendit son verreà D…, qui le remplit bord à bord.

Cependant, comme on le comprend bien, malgré la bruyantehilarité de M. de Château-Renaud, le reste du souper futassez maussade.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer