Les Frères Corses

Chapitre 6

 

Quoique nous fussions arrivés au commencement de mars à peine,le temps était magnifique, et l’on aurait pu dire qu’il étaitchaud, sans une charmante brise qui, tout en nous rafraîchissant,nous apportait cet âcre et vivace parfum de la mer.

La lune se levait, claire et brillante, derrière le mont deCagna, et l’on eût dit qu’elle versait des cascades de lumière surtout le versant occidental qui sépare la Corse en deux parties, etfait en quelque sorte, d’une seule île, deux pays différentstoujours en guerre, ou du moins en haine l’un contre l’autre.

À mesure que nous montions, et que les gorges où coule le Tavaros’enfonçaient dans une nuit dont l’œil cherchait en vain à pénétrerl’obscurité, nous voyions la Méditerranée calme, et pareille à unvaste miroir d’acier bruni, se dérouler à l’horizon.

Certains bruits particuliers à la nuit, soit qu’ilsdisparaissent le jour sous d’autres bruits, soit qu’ils s’éveillentvéritablement avec les ténèbres, se faisaient entendre, etproduisaient, non pas sur Lucien, qui, familier avec eux, pouvaitles reconnaître, mais sur moi, à qui ils étaient étrangers, dessensations de surprise singulières et qui entretenaient dans monesprit cette émotion continuelle qui donne un intérêt puissant àtout ce qu’on voit.

Arrivés à une espèce de petit embranchement où la route sedivisait en deux, c’est-à-dire en un chemin qui paraissait faire letour de la montagne et un sentier à peine visible qui piquait droitsur elle, Lucien s’arrêta.

– Voyons, me dit-il, avez-vous le piedmontagnard ?

– Le pied, oui, mais pas l’œil.

– C’est-à-dire que vous avez des vertiges ?

– Oui ; le vide m’attire irrésistiblement.

– Alors nous pouvons prendre par ce sentier, qui ne nousoffrira pas de précipices, mais seulement des difficultés deterrain.

– Oh ! pour les difficultés de terrain, cela m’estégal.

– Prenons donc ce sentier, il nous épargne trois quartsd’heure de marche.

– Prenons ce sentier.

Lucien s’engagea le premier à travers un petit bois de chênesverts dans lequel je le suivis.

Diamante marchait à cinquante ou soixante pas de nous, battantle bois à droite et à gauche, et, de temps en temps, revenant parle sentier, remuant gaiement la queue pour nous annoncer que nouspouvions, sans danger et confiants dans son instinct, continuertranquillement notre route.

On voyait que, comme les chevaux à deux fins de cesdemi-fashionables, agents de change le matin, lions le soir, et quiveulent à la fois une bête de selle et de cabriolet, Diamante étaitdressé à chasser le bipède et le quadrupède, le bandit et lesanglier.

Pour n’avoir pas l’air d’être tout à fait étranger aux mœurscorses, je fis part de mon observation à Lucien.

– Vous vous trompez, dit-il ; Diamante chasseeffectivement à la fois l’homme et l’animal ; mais l’hommequ’il chasse n’est point le bandit, c’est la triple race dugendarme, du voltigeur et du volontaire.

– Comment, demandai-je, Diamante est donc un chien debandit ?

– Comme vous le dites. Diamante appartenait à un Orlandi, àqui j’envoyais quelquefois, dans la campagne, du pain, de lapoudre, des balles, les différentes choses enfin dont un bandit abesoin. Il a été tué par un Colona, et j’ai reçu le lendemain sonchien, qui, ayant l’habitude de venir à la maison, m’a facilementpris en amitié.

– Mais il me semble, dis-je, que, de ma chambre, ou plutôtde celle de votre frère, j’ai aperçu un autre chien queDiamante ?

– Oui, celui-là, c’est Brusco ; il a les mêmesqualités que celui-ci ; seulement, il me vient d’un Colona quia été tué par un Orlandi : il en résulte que, lorsque je vaisfaire visite à un Colona, je prends Brusco, et que, quand, aucontraire, j’ai affaire à un Orlandi, je détache Diamante. Si on ale malheur de les lâcher tous les deux en même temps, ils sedévorent. Aussi, continua Lucien en riant de son sourire amer, leshommes peuvent se raccommoder, eux, faire la paix, communier de lamême hostie, les chiens ne mangeront jamais dans la mêmeécuelle.

– À la bonne heure, repris-je à mon tour en riant, voilàdeux vrais chiens corses ; mais il me semble que Diamante,comme tous les cœurs modestes, se dérobe à nos louanges ;depuis que la conversation roule sur lui, nous ne l’avons pasaperçu.

– Oh ! que cela ne vous inquiète pas, dit Lucien. Jesais où il est.

– Et où est-il sans indiscrétion ?

– Il est au Mucchio.

J’allais encore hasarder une question au risque de fatiguer moninterlocuteur, lorsqu’un hurlement se fit entendre, si triste, siprolongé et si lamentable, que je tressaillis et que je m’arrêtaien portant la main sur le bras du jeune homme.

– Qu’est-ce que cela ? lui demandai-je.

– Rien ; c’est Diamante qui pleure.

– Et qui pleure-t-il ?

– Son maître… Croyez-vous donc que les chiens soient deshommes, pour oublier ceux qui les ont aimés ?

– Ah ! Je comprends, dis-je.

Diamante fit entendre un second hurlement plus prolongé, plustriste et plus lamentable encore que le premier.

– Oui, continuai-je, son maître a été tué, m’avez-vous dit,et nous approchons de l’endroit où il a été tué.

– Justement, et Diamante nous a quittés pour aller auMucchio.

– Le Mucchio alors, c’est la tombe ?

– Oui, c’est-à-dire le monument que chaque passant, en yjetant une pierre et une branche d’arbre, dresse sur la fosse detout homme assassiné. Il en résulte qu’au lieu de s’affaisser commeles autres fosses sous les pas de ce grand niveleur qu’on appellele temps, le tombeau de la victime grandit toujours, symbole de lavengeance qui doit lui survivre et grandir incessamment au cœur deses plus proches parents.

Un troisième hurlement retentit, mais, cette fois, si près denous, que je ne pus m’empêcher de frissonner, quoique la cause mefût parfaitement connue.

En effet, au détour d’un sentier, je vis blanchir, à unevingtaine de pas de nous, un tas de pierres formant une pyramide dequatre ou cinq pieds de hauteur. C’était le Mucchio.

Au pied de cet étrange monument, Diamante était assis, le coutendu, la gueule ouverte. Lucien ramassa une pierre, et, ôtant sonbonnet, s’approcha du Mucchio.

J’en fis autant, me modelant de tous points sur lui.

Arrivé près de la pyramide, il cassa une branche de chêne vert,jeta d’abord la pierre, puis la branche ; puis enfin fit avecle pouce ce signe de croix rapide, habitude corse s’il en fût etqui échappait à Napoléon lui-même en certaines circonstancesterribles.

Je l’imitai jusqu’au bout.

Puis nous nous remîmes, en route, silencieux et pensifs.

Diamante resta en arrière.

Au bout de dix minutes, à peu près, nous entendîmes un dernierhurlement, et presque aussitôt Diamante, la tête et la queuebasses, passa près de nous, piqua une pointe d’une centaine de pas,et se remit à faire son métier d’éclaireur.

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