Les Frères Corses

Chapitre 20

 

L’entrée de Lucien dans la salle fut une nouvelle preuve decette étrange ressemblance entre lui et son frère.

Le bruit de la mort de Louis s’était répandu, peut-être pas danstous ses détails, c’est vrai, mais enfin il s’était répandu, etl’apparition de Lucien sembla frapper tout le monde de stupeur.

Je demandai un cabinet, en prévoyant que le baron Giordanodevait venir nous rejoindre.

On nous donna alors la chambre du fond.

Lucien se mit à lire les journaux avec un sang-froid quiressemblait à de l’insensibilité.

Au milieu du déjeuner, Giordano entra.

Les deux jeunes gens ne s’étaient pas vus depuis quatre ou cinqans ; cependant, un serrement de main fut la seuledémonstration d’amitié qu’ils se donnèrent.

– Eh bien, tout est arrangé, dit-il.

– M. de Château-Renaud accepte ?

– Oui, à la condition, cependant, qu’après vous on lelaissera tranquille.

– Oh ! qu’il se rassure : je suis le dernier desFranchi. Est-ce lui que vous avez vu ou sont-ce lestémoins ?

– C’est lui-même. Il s’est chargé de prévenirMM. de Boissy et de Châteaugrand. Quant aux armes, àl’heure et au lieu, ils seront les mêmes.

– À merveille… Mettez-vous là, et déjeunez.

Le baron s’assit, et l’on parla d’autres choses.

Après le déjeuner, Lucien nous pria de le faire reconnaître parle commissaire de police qui avait mis les scellés, par lepropriétaire de la maison qu’habitait son frère. Il voulait passerdans la chambre même de Louis cette dernière nuit qui le séparaitde la vengeance.

Toutes ces démarches prirent une partie de la journée, et ce nefut que vers cinq heures du soir que Lucien put entrer dansl’appartement de son frère. Nous le laissâmes seul ; ladouleur a sa pudeur qu’il faut respecter.

Lucien nous donna rendez-vous pour le lendemain à huit heures,en me priant de tâcher d’avoir les mêmes pistolets et de lesacheter même s’ils étaient à vendre.

Je me rendis aussitôt chez Devisme, et le marché fut conclumoyennant six cents francs. Le lendemain, à huit heures moins unquart, j’étais chez Lucien.

Quand j’entrai, il était à la même place et écrivait à la mêmetable où j’avais trouvé son frère écrivant. Il avait le sourire surles lèvres, quoiqu’il fût fort pâle.

– Bonjour, me dit-il ; j’écris à ma mère.

– J’espère que vous lui annoncez une nouvelle moinsdouloureuse que celle qu’il y a aujourd’hui huit jours luiannonçait votre frère.

– Je lui annonce qu’elle peut prier tranquillement pour sonfils et qu’il est vengé.

– Comment pouvez-vous parler avec cettecertitude ?

– Mon frère ne vous avait-il pas d’avance annoncé samort ? Moi, d’avance, je vous annonce celle deM. de Château-Renaud.

Il se leva, et, en me touchant la tempe :

– Tenez, me dit-il, je lui mettrai ma balle là.

– Et vous ?

– Il ne me touchera même pas !

– Mais attendez au moins l’issue du duel pour envoyer cettelettre.

– C’est parfaitement inutile.

Il sonna. Le valet de chambre parut.

– Joseph, dit-il, portez cette lettre à la poste.

– Mais vous avez donc revu votre frère ?

– Oui, me dit-il.

C’était une étrange chose que ces deux duels à la suite l’un del’autre, et dans lesquels, d’avance, un des deux adversaires étaitcondamné. Sur ces entrefaites, le baron Giordano arriva. Il étaithuit heures. Nous partîmes.

Lucien avait si grande hâte d’arriver et poussa tellement lecocher, que nous étions au rendez-vous plus de dix minutes avantl’heure.

Nos adversaires arrivèrent à neuf heures juste. Ils étaient àcheval tous trois et suivis d’un domestique à cheval aussi.

M. de Château-Renaud avait la main dans son habit, etje crus d’abord qu’il portait son bras en écharpe.

À vingt pas de nous, ces messieurs descendirent et jetèrent labride de leurs chevaux aux domestiques.

M. de Château-Renaud resta en arrière, mais jetacependant les yeux sur Lucien ; tout éloigné que nous étionsde lui, je le vis pâlir. Il se retourna, et, de la cravache qu’ilportait à la main gauche, s’amusa à couper les petites fleurs quipoussaient sur le gazon.

– Nous voici, messieurs, direntMM. de Châteaugrand et de Boissy. Mais vous savez nosconditions, c’est que ce duel est le dernier, et que, quelle qu’ensoit l’issue, M. de Château-Renaud n’aura plus à répondreà personne du double résultat.

– C’est convenu, répondîmes-nous, Giordano et moi.

Lucien s’inclina en signe d’assentiment.

– Vous avez des armes, messieurs ? demanda le vicomtede Châteaugrand.

– Les mêmes.

– Et elles sont inconnues à M. de Franchi.

– Beaucoup plus qu’à M. de Château-Renaud.M. de Château-Renaud s’en est servi une fois.M. de Franchi ne les a pas encore vues.

– C’est bien, messieurs. Viens, Château-Renaud.

Aussitôt nous nous enfonçâmes dans le bois sans prononcer uneseule parole : chacun, à peine remis de la scène dont nousallions revoir le théâtre, sentait que quelque chose de non moinsterrible allait se passer.

Nous arrivâmes à la fondrière.

M. de Château-Renaud, grâce à une grande puissance surlui-même, paraissait calme ; mais ceux qui l’avaient vu dansces deux rencontres pouvaient cependant apprécier ladifférence.

De temps en temps, il jetait à la dérobée un regard sur Lucien,et ce regard exprimait une inquiétude qui ressemblait à del’effroi.

Peut-être était-ce cette grande ressemblance des deux frères quile préoccupait, et croyait-il voir dans Lucien l’ombre vengeressede Louis.

Pendant qu’on chargeait les pistolets, je le vis enfin tirer samain de sa redingote ; sa main était enveloppée d’un mouchoirmouillé qui devait en apaiser les mouvements fébriles.

Lucien attendait l’œil calme et fixe, en homme qui est sûr de savengeance.

Sans qu’on lui indiquât sa place, Lucien alla prendre cellequ’occupait son frère ; ce qui força naturellementM. de Château-Renaud à se diriger vers celle qu’il avaitdéjà occupée.

Lucien reçut son arme avec un sourire de joie.

M. de Château-Renaud, en prenant la sienne, de pâlequ’il était, devint livide. Puis il passa sa main entre sa cravateet son cou comme si sa cravate l’étouffait.

On ne peut se faire une idée du sentiment de terreurinvolontaire avec lequel je regardais ce jeune homme, beau, riche,élégant, qui, la veille au matin, croyait avoir encore de longuesannées à vivre, et qui, aujourd’hui, la sueur au front, l’angoisseau cœur, se sentait condamné.

– Y êtes-vous, messieurs ? demandaM. de Châteaugrand.

– Oui, répondit Lucien.

M. de Château-Renaud fit un geste affirmatif.

Quant à moi, n’osant envisager cette scène en face, je meretournai.

J’entendis les deux coups frappés successivement dans la main,et, au troisième, la détonation des deux pistolets.

Je me retournai.

M. de Château-Renaud était étendu sur le sol, tuéroide, sans avoir poussé un soupir, sans avoir fait unmouvement.

Je m’approchai du cadavre, mû par cette invincible curiosité quivous pousse à suivre jusqu’au bout une catastrophe ; la ballelui était entrée à la tempe, à l’endroit même qu’avait indiquéLucien.

Je courus à lui ; il était resté calme et immobile ;mais, en me voyant à sa portée, il laissa tomber son pistolet et sejeta dans mes bras.

– Oh ! mon frère, mon pauvre frère !s’écria-t-il.

Et il éclata en sanglots. C’étaient les premières larmes que lejeune homme eût versées.

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