Les Frères Corses

Chapitre 19

 

Lucien s’accouda sur son fauteuil, me regarda fixement etcontinua :

– Oh ! mon dieu, c’est bien simple. Le jour où monfrère a été tué, j’étais sorti de bon matin à cheval, et j’allaisvisiter nos bergers du côté de Carboni, lorsqu’au moment où, aprèsavoir regardé l’heure, je mettais ma montre dans mon gousset, jereçus un coup si violent au côté, que je m’évanouis. Quand jerouvris les yeux, j’étais couché à terre entre les brasd’Orlandini, qui me jetait de l’eau au visage. Mon cheval était àquatre pas, le nez étendu vers moi, soufflant et renâclant.

» – Eh bien, me dit Orlandini, que vous est-il doncarrivé ?

» – Mon Dieu, lui dis-je, je n’en sais rienmoi-même ; mais n’avez-vous pas entendu un coup defeu ?

» – Non.

» C’est qu’il me semble que je viens de recevoir une balleici.

» Et je lui montrai l’endroit où j’éprouvais ladouleur.

» – D’abord, reprit-il, il n’y a eu aucun coup defusil ni de pistolet tiré ; ensuite, vous n’avez pas de trou àvotre redingote.

» – Alors, répondis-je, c’est mon frère qui vientd’être tué.

» – Ah ! ceci, répondit-il, c’est autrechose.

» J’ouvris ma redingote, et je trouvai la marque que jevous ai montrée tout à l’heure ; seulement, au premier abord,elle était vive et comme saignante.

» Un instant je fus tenté, tant je me sentais brisé par ladouble douleur morale et physique que j’éprouvais, de rentrer àSullacaro ; mais je pensai à ma mère : elle nem’attendait que pour souper, il fallait donner une raison à ceretour, et je n’avais pas de raison à lui donner.

» D’un autre côté, je ne voulais pas, sans une plus grandecertitude, lui annoncer la mort de mon frère.

» Je continuai donc mon chemin, et rentrai seulement à sixheures du soir.

» Ma pauvre mère me reçut comme d’habitude ; il étaitévident qu’elle ne se doutait de rien.

» Aussitôt le souper, je remontai dans ma chambre.

» En passant dans le corridor que vous connaissez, le ventsouffla ma bougie.

» J’allais descendre pour la rallumer, quand, par lesfentes de la porte, je vis de la lumière dans la chambre de monfrère.

» Je crus que Griffo avait eu affaire dans cette chambre etavait oublié d’emporter la lampe.

» Je poussai la porte : un cierge brûlait près du litde mon frère, et, sur ce lit, mon frère était couché, nu etsanglant.

» Je restai, je l’avoue, un instant immobile deterreur ; puis je m’approchai.

» Je le touchai… Il était déjà froid.

» Il avait reçu une balle au travers du corps, au mêmeendroit où j’avais ressenti le coup, et quelques gouttes de sangtombaient des lèvres violettes de la plaie.

» Il était évident pour moi que mon frère avait ététué.

» Je tombai à genoux, et, appuyant ma tête contre le lit,je fis ma prière en fermant les yeux.

» Lorsque je les rouvris, j’étais dans l’obscurité la plusprofonde ; le cierge s’était éteint, la vision avaitdisparu.

» Je tâtai le lit, il était vide.

» Écoutez, je l’avoue, je me crois aussi brave qu’unautre ; mais, lorsque je sortis de la chambre, en tâtonnant,j’avais les cheveux hérissés et la sueur sur le front.

» Je descendis pour prendre une autre bougie ; ma mèreme vit et jeta un cri.

» – Qu’as-tu donc, me dit-elle, et pourquoi es-tu sipâle ?

» – Je n’ai rien, répondis-je.

» Et, prenant un autre chandelier, je remontai.

» Cette fois, la bougie ne s’éteignit point, et je rentraidans la chambre de mon frère… Elle était vide.

» Le cierge avait complètement disparu : aucun poidsn’avait affaissé les matelas du lit.

» À terre était ma première bougie, que je rallumai.

» Malgré cette absence de nouvelles preuves, j’en avais vuassez pour être convaincu.

» À neuf heures dix minutes du matin, mon frère avait ététué. Je rentrai et je me couchai fort agité.

» Comme vous pouvez le penser, je fus longtemps àm’endormir ; enfin la fatigue l’emporta sur l’agitation, et lesommeil s’empara de moi.

» Alors tout se continua dans la forme d’un rêve ; jevis la scène comme elle s’était passée ; je vis l’homme quil’a tué ; j’entendis prononcer son nom : il s’appelleM. de Château-Renaud.

– Hélas ! tout cela n’est que trop vrai,répondis-je ; mais que venez-vous faire à Paris ?

– Je viens tuer celui qui a tué mon frère.

– Le tuer ?…

– Oh ! soyez tranquille, pas à la manière corse,derrière une haie ou par-dessus un mur : non, non, à lamanière française, avec des gants blancs, un jabot et desmanchettes.

– Et madame de Franchi sait que vous êtes venu à Paris danscette intention ?

– Oui.

– Et elle vous a laissé partir ?

– Elle m’a embrassé au front et m’a dit :« Va ! » Ma mère est une vraie Corse.

– Et vous êtes venu !

– Me voici.

– Mais, de son vivant, votre frère ne voulait pas êtrevengé.

– Eh bien, dit Lucien en souriant avec amertume, il aurachangé d’avis depuis qu’il est mort.

En ce moment, le valet de chambre entra portant le souper :nous nous mîmes à table.

Lucien mangea comme un homme libre de toute préoccupation.

Après le souper, je le conduisis à sa chambre. Il me remercia,me serra la main, et me souhaita une bonne nuit.

C’était le calme qui suit, dans les âmes fortes, une résolutioninébranlablement prise.

Le lendemain, il entra chez moi aussitôt que mon domestique luidit que j’étais visible.

– Voulez-vous, me dit-il, m’accompagner jusqu’àVincennes ? C’est un pieux pèlerinage que je compteaccomplir ; si vous n’avez pas le temps, j’irai seul.

– Comment, seul ! et qui vous indiquera laplace ?

– Oh ! Je la reconnaîtrai bien ; ne vous ai-jepas dit que je l’avais vue en rêve ?

Je fus curieux de savoir jusqu’où irait cette singulièreintuition.

– C’est bien, je vous accompagnerai, lui dis-je.

– Eh bien, apprêtez-vous tandis que j’écrirai à Giordano,vous me permettez de disposer de votre valet de chambre pour faireporter une lettre, n’est-ce pas ?

– Il est à vous.

– Merci.

Il sortit et rentra dix minutes après avec sa lettre, qu’ilrecommanda à mon domestique.

J’avais envoyé chercher un cabriolet ; nous y montâmes, etnous partîmes pour Vincennes.

En arrivant au carrefour :

– Nous approchons, n’est-ce pas ? dit Lucien.

– Oui, à vingt pas d’ici, nous serons à l’endroit où nousentrâmes dans la forêt.

– Nous y voilà, dit le jeune homme en arrêtant lecabriolet.

C’était à l’endroit même.

Lucien entra dans le bois sans hésitation, et comme si déjàvingt fois il y était venu. Il marcha droit à la fondrière, et,quand il fut arrivé, s’orienta un instant ; puis, s’avançantjusqu’à la place où son frère était tombé, il s’inclina vers lesol, et, voyant sur la terre une place rougeâtre :

– C’est ici, dit-il.

Alors il baissa lentement la tête et baisa des lèvres legazon.

Puis, se relevant l’œil en flamme, et traversant toute laprofondeur de la fondrière pour atteindre la place d’où avait tiréM. de Château-Renaud :

– C’est ici qu’il était, dit-il en frappant du pied ;c’est ici que vous le verrez couché demain.

– Comment, lui dis-je, demain ?

– Oui ; ou il est un lâche, ou, demain, il me donneraici ma revanche.

– Mais, mon cher Lucien, lui dis-je, l’habitude en France,vous le savez, est qu’un duel n’entraîne pas d’autres suites queles suites naturelles de ce duel. M. de Château-Renauds’est battu avec votre frère, qu’il avait provoqué, mais il n’arien à faire avec vous.

– Ah ! vraiment, M. de Château-Renaud a eule droit de provoquer mon frère, parce que mon frère offrait sonappui à une femme qu’il avait, lui, lâchement trompée, et selonvous, il avait le droit de provoquer mon frère.M. de Château-Renaud a tué mon frère, qui n’avait jamaistouché un pistolet ; il l’a tué avec autant de sécurité ques’il avait tiré sur ce chevreuil qui nous regarde, et moi, moi, jen’aurais pas le droit de provoquerM. de Château-Renaud ? Allons donc !

Je baissai la tête sans répondre.

– D’ailleurs, continua-t-il, vous n’avez rien à faire danstout cela. Soyez tranquille, j’ai écrit ce matin à Giordano, et,quand nous reviendrons à Paris, tout sera arrangé. Croyez-vous doncque M. de Château-Renaud refusera ma proposition.

– M. de Château-Renaud a malheureusement uneréputation de courage qui ne me permet point, je l’avoue, d’éleverle moindre doute à cet égard.

– Alors, tout est pour le mieux, dit Lucien. Allonsdéjeuner.

Nous revînmes à l’allée, et nous remontâmes en cabriolet.

– Cocher, dis-je, rue de Rivoli.

– Non pas, dit Lucien, c’est moi qui vous emmène déjeuner…Cocher, au café de Paris. N’est-ce point là que dînaitordinairement mon frère ?

– Je le crois.

– C’est là, d’ailleurs, que j’ai donné rendez-vous àGiordano.

– Alors, au café de Paris.

Une demi-heure après, nous étions à la porte du restaurant.

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