Les Frères Corses

Chapitre 14

 

Le lendemain, ou plutôt le jour même, j’étais à dix heures dumatin à la porte de M. Louis de Franchi.

Comme je montais l’escalier, je rencontrai deux jeunes gens quidescendaient : l’un était évidemment un homme du monde ;l’autre, décoré de la Légion d’honneur, paraissait, quoique habilléen bourgeois, être un militaire. Je me doutai que ces deuxmessieurs sortaient de chez M. Louis de Franchi, et je lessuivis des yeux jusqu’au bas de l’escalier, puis je continuai monchemin et je sonnai.

Le domestique vint m’ouvrir ; son maître était dans soncabinet.

Lorsqu’il entra pour m’annoncer, Louis, qui était assis etoccupé à écrire, retourna la tête.

– Eh ! justement, dit-il en tordant le billet commencéet en le jetant au feu, ce billet était à votre intention, etj’allais l’envoyer chez vous. C’est bien, Joseph, je n’y suis pourpersonne.

Le domestique sortit.

– N’avez-vous pas rencontré deux messieurs surl’escalier ? continua Louis en avançant un fauteuil.

– Oui, dont l’un est décoré.

– C’est cela même.

– Je me suis douté qu’ils sortaient de chez vous.

– Et vous avez deviné juste.

– Venaient-ils de la part deM. de Château-Renaud ?

– Ce sont ses témoins.

– Ah ! diable ! il a pris la chose au sérieux, àce qu’il paraît.

– Il ne pouvait guère faire autrement, vous en conviendrez,répondit Louis de Franchi.

– Et ils venaient ?

– Me prier de leur envoyer deux de mes amis pour causerd’affaires avec eux ; c’est alors que j’ai pensé à vous.

– Je suis très honoré de votre souvenir ; mais je nepuis me présenter seul chez eux.

– J’ai fait prier un de mes amis, le baron GiordanoMartelli, de venir déjeuner avec moi. À onze heures, il sera ici.Nous déjeunerons ensemble, et, à midi, vous aurez la bonté depasser chez ces messieurs, qui ont promis de se tenir chez euxjusqu’à trois heures. Voici leurs noms et leurs adresses.

Louis me présenta deux cartes.

L’un s’appelait le baron René de Châteaugrand, l’autreM. Adrien de Boissy.

Le premier demeurait rue de la Paix, n° 12.

Le second, qui, ainsi que je m’en étais douté, appartenait àl’armée, était lieutenant aux chasseurs d’Afrique, et demeurait ruede Lille, n° 29.

Je tournai et retournai les cartes dans ma main.

– Eh bien, qu’y a-t-il qui vous embarrasse ? demandaLouis.

– Je voudrais savoir bien franchement de vous si vousregardez cette affaire comme sérieuse. Vous comprenez que toutenotre conduite se réglera là-dessus.

– Comment donc ! comme très sérieuse !D’ailleurs, vous avez dû l’entendre, je me suis mis à ladisposition de M. de Château-Renaud, et c’est lui quim’envoie ses témoins. Je n’ai donc qu’à me laisser faire.

– Oui, certainement… mais enfin…

– Achevez donc, reprit Louis en souriant.

– Mais enfin… faudrait-il savoir pourquoi vous vous battez.On ne peut pas voir deux hommes se couper la gorge sans savoir aumoins le motif du combat. Vous le savez bien, la position du témoinest plus grave que celle du combattant.

– Aussi je vous dirai en deux mots la cause de cettequerelle. La voici :

» À mon arrivée à Paris, un de mes amis, capitaine defrégate, me présenta à sa femme. Elle était belle, elle étaitjeune ; sa vue me fit une impression si profonde, que,craignant d’en devenir amoureux, je profitai le plus rarement queje pus de la permission qui m’était accordée de venir à toute heuredans la maison.

» Mon ami se plaignait de mon indifférence, et alors je luidis franchement la vérité ; c’est-à-dire que sa femme étaittrop charmante en tout pour que je m’exposasse à la voir souvent.Il sourit, me tendit la main, et exigea que je vinsse dîner aveclui le jour même.

» – Mon cher Louis, me dit-il au dessert, je pars danstrois semaines pour le Mexique ; peut-être resterai-je absenttrois mois, peut-être six mois, peut-être plus longtemps. Nousautres marins, nous connaissons quelquefois l’heure du départ, maisjamais celle du retour. Je vous recommande Émilie en mon absence.Émilie, je vous prie de traiter Louis de Franchi comme votrefrère.

» La jeune femme répondit en me tendant la main.

» J’étais stupéfait : je ne sus que répondre, et jedus paraître fort niais à ma future sœur.

» Trois semaines après, effectivement, mon ami partit.

» Pendant ces trois semaines, il avait exigé que je vinssedîner en famille avec lui au moins une fois par semaine.

» Émilie resta avec sa mère : je n’ai pas besoin dedire que la confiance de son mari me l’avait rendue sacrée, et que,tout en l’aimant plus que ne devait le faire un frère, je ne laregardai jamais que comme une sœur.

» Six mois s’écoulèrent.

» Émilie demeurait avec sa mère ; et, en partant, sonmari avait exigé qu’elle continuât de recevoir. Mon pauvre ami necraignait rien tant que la réputation d’homme jaloux : le faitest qu’il adorait Émilie, et qu’il avait entière confiance enelle.

» Émilie continua donc de recevoir. D’ailleurs, lesréceptions étaient intimes, et la présence de sa mère ôtait auxplus mauvais esprits tout prétexte de blâme ; aussi, personnene s’avisa-t-il de dire un mot qui pût porter atteinte à saréputation.

» Il y a trois mois, à peu près,M. de Château-Renaud se fit présenter.

» Vous croyez aux pressentiments, n’est-ce pas ? À sonaspect, je tressaillis ; il ne m’adressa point laparole ; il fut ce que doit être dans un salon un homme dumonde, et cependant, lorsqu’il sortit, je le haïssais déjà.

» Pourquoi ? Je n’en savais rien moi-même.

» Ou plutôt je m’étais aperçu que cette impression quej’avais éprouvée en voyant pour la première fois Émilie, il l’avaitéprouvée lui-même.

» De son côté, il me semblait qu’Émilie l’avait reçu avecune coquetterie inaccoutumée. Sans doute je me trompais ;mais, je vous l’ai dit, au fond du cœur, je n’avais pas cesséd’aimer Émilie, et j’étais jaloux.

» Aussi, à la prochaine soirée, ne perdis-je pas de vueM. de Château-Renaud : peut-être s’aperçut-il de monaffectation à le suivre des yeux, et il me sembla qu’en causant àdemi-voix avec Émilie, il essayait de me tourner en ridicule.

» Si je n’avais écouté que la voix de mon cœur, dès cesoir-là, je lui eusse cherché une querelle sous un prétextequelconque et me fusse battu avec lui ; mais je me contins enme répétant à moi-même qu’une telle conduite serait absurde.

» Que voulez-vous ! Chaque vendredi fut pour moidésormais un supplice.

» M. de Château-Renaud est tout à fait un hommedu monde, un élégant, un lion ; je reconnaissais sous beaucoupde rapports sa supériorité sur moi ; mais il me semblaitqu’Émilie le mettait encore plus haut qu’il ne méritait d’être.

» Bientôt je crus remarquer que je n’étais point le seulqui s’aperçût de cette préférence d’Émilie pourM. de Château-Renaud, et cette préférence s’augmenta detelle façon et devint enfin si visible, qu’un jour Giordano, quiétait comme moi un habitué de la maison, m’en parla.

» Dès lors, mon parti fut pris ; je résolus d’enparler à mon tour à Émilie, convaincu que j’étais encore qu’il n’yavait de sa part que de l’inconséquence, et que je n’avais qu’à luiouvrir les yeux sur sa propre conduite pour qu’elle en réformâttout ce qui, jusque-là, avait pu la faire accuser de légèreté.Mais, à mon grand étonnement, Émilie prit mes observations enplaisanterie, prétendant que j’étais fou, et que ceux quipartageaient mes idées étaient aussi fous que moi.

» J’insistai.

» Émilie me répondit qu’elle ne s’en rapporterait pas à moidans une pareille affaire, et qu’un homme amoureux étaitnécessairement un juge prévenu.

» Je demeurai stupéfait ; son mari lui avait toutdit.

» Dès lors, vous le comprenez, mon rôle, envisagé sous lepoint de vue d’amant malheureux et jaloux, devenait ridicule etpresque odieux ; je cessai d’aller chez Émilie.

» Quoique ayant cessé d’assister aux soirées d’Émilie, jen’en avais pas moins de ses nouvelles ; je n’en savais pasmoins ce qu’elle faisait, et je n’en étais pas moinsmalheureux ; car on commençait à remarquer les assiduités deM. de Château-Renaud près d’Émilie et à en parler touthaut.

» Je me résolus à lui écrire ; je le fis avec toute lamesure dont j’étais capable, la suppliant, au nom de son honneurcompromis, au nom de son mari absent et plein de confiance en elle,de veiller sévèrement sur ce qu’elle faisait ; elle ne merépondit pas.

» Que voulez-vous ! l’amour est indépendant de lavolonté ; la pauvre créature aimait, et, comme elle aimait,elle était aveugle ou plutôt voulait absolument l’être.

» Quelque temps après, j’entendis dire tout haut qu’Émilieétait la maîtresse de M. de Château-Renaud.

» Ce que je souffris ne peut pas s’exprimer.

» Ce fut alors que mon pauvre frère éprouva le contre-coupde ma douleur.

» Cependant une douzaine de jours s’écoulèrent, et sur cesentrefaites vous arrivâtes.

» Le jour même où vous vous présentâtes chez moi, j’avaisreçu une lettre anonyme. Cette lettre était de la part d’une dameinconnue qui me donnait rendez-vous au bal de l’Opéra.

» Cette dame me disait qu’elle avait certainsrenseignements à me communiquer sur une dame de mes amies, dontelle se contentait pour le moment de me dire le prénom.

» Ce prénom était Émilie.

» Je devais la reconnaître à un bouquet de violettes.

» Je vous dis alors que j’aurais dû ne point aller à cebal ; mais, je vous le répète, j’étais poussé par lafatalité.

» J’y vins ; je trouvai mon domino à l’heure et à laplace indiquées. Il me confirma ce qu’on m’avait déjà dit, queM. de Château-Renaud était l’amant d’Émilie, et, commej’en doutais, ou plutôt comme je faisais semblant d’en douter, ilme donna cette preuve que M. de Château-Renaud avaitparié qu’il conduirait sa nouvelle maîtresse souper chezM. D…

» Le hasard a fait que vous connaissiez M. D… ;que vous étiez invité à ce souper ; que vous aviez la facultéd’y mener un ami ; que vous avez proposé de m’y conduire, etque j’ai accepté.

» Vous savez le reste.

» Maintenant, que puis-je faire autrement sinon qued’attendre et d’accepter les propositions qui me serontfaites ?

Il n’y avait rien à répondre à cela : j’inclinai donc latête.

– Mais, repris-je au bout d’un instant avec un sentiment decrainte, je crois me rappeler, je me trompe j’espère, que votrefrère m’a dit que vous n’aviez jamais touché ni à un pistolet ni àune épée.

– C’est vrai.

– Mais alors vous êtes à la merci de votre adversaire.

– Que voulez-vous, Dieu y pourvoira !

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