Les Frères Corses

Chapitre 10

 

Griffo attendait.

Avant que son maître lui adressât une parole, il avait fouillédans la poche de sa veste et en avait tiré le faisan. Il avaitentendu et reconnu le coup de fusil.

Madame de Franchi n’était pas encore couchée ; seulement,elle s’était retirée dans sa chambre en chargeant Griffo de prierson fils d’entrer chez elle avant de se coucher.

Le jeune homme s’informa si je n’avais besoin de rien, et, surma réponse négative, me demanda la permission de se rendre auxordres de sa mère.

Je lui donnai toute liberté et je montai dans ma chambre.

Je la revis avec un certain orgueil. Mes études sur lesanalogies ne m’avaient pas trompé, et j’étais fier d’avoir devinéle caractère de Louis comme j’eusse deviné celui de Lucien.

Je me déshabillai donc lentement, et, après avoir pris lesOrientales de Victor Hugo dans la bibliothèque du futuravocat, je me mis au lit, plein de la satisfaction de moi-même.

Je venais de relire pour la centième fois le Feu duciel lorsque j’entendis des pas qui montaient l’escalier etqui s’arrêtaient tout doucement à ma porte ; je me doutai quec’était mon hôte qui venait avec l’intention de me souhaiter lebonsoir, mais qui, craignant sans doute que je ne fusse déjàendormi, hésitait à ouvrir la porte.

– Entrez, dis-je en posant mon livre sur la table denuit.

Effectivement, la porte s’ouvrit et Lucien parut.

– Excusez, me dit-il, mais il me semble, en yréfléchissant, que j’ai été si maussade ce soir, que je n’ai pasvoulu me coucher sans vous faire mes excuses ; je viens doncfaire amende honorable. Et, comme vous paraissez encore avoir bonnombre de questions à me faire, me mettre à votre entièredisposition.

– Merci cent fois, lui dis-je ; grâce à votreobligeance, au contraire, je suis à peu près édifié sur tout ce queje voulais savoir, et il ne me reste à apprendre qu’une chose queje me suis promis de ne pas vous demander.

– Pourquoi ?

– Parce qu’elle serait véritablement par trop indiscrète.Cependant, je vous en préviens, ne me pressez pas ; je neréponds pas de moi.

– Eh bien, alors, laissez-vous aller : c’est unemauvaise chose qu’une curiosité qui n’est point satisfaite ;cela éveille naturellement des suppositions, et, sur troissuppositions, il y en a toujours deux au moins qui sont pluspréjudiciables à celui qui en est l’objet que ne serait lavérité.

– Rassurez-vous sur ce point : mes suppositions lesplus injurieuses à votre égard me mènent tout simplement à croireque vous êtes sorcier.

Le jeune homme se mit à rire.

– Diable ! dit-il. Vous allez me rendre aussi curieuxque vous ; parlez donc, c’est moi qui vous en prie.

– Eh bien, vous avez eu la bonté d’éclaircir tout ce quiétait obscur pour moi, moins un seul point. Vous m’avez montré cesbelles armes historiques que je vous demanderai la permission derevoir avant mon départ.

– Et d’une.

– Vous m’avez expliqué ce que signifiait cette double etsemblable inscription sur la crosse des deux carabines.

– Et de deux.

– Vous m’avez fait comprendre comment, grâce au phénomènede votre naissance, vous éprouvez, quoique à trois cents lieues delui, les sensations que ressent votre frère, comme de son côté,sans doute, il éprouve les vôtres.

– Et de trois.

– Mais, lorsque madame de Franchi, à propos de ce sentimentde tristesse que vous avez éprouvé, et qui vous fait croire àquelque événement fâcheux arrivé à votre frère, vous a demandé sivous étiez sûr qu’il ne fût pas mort, vous avez répondu :« Non, s’il était mort, je l’aurais revu. »

– Oui, c’est vrai, j’ai répondu cela.

– Eh bien, si l’explication de ces paroles peut entrer dansune oreille profane, expliquez-les moi, je vous prie.

La figure du jeune homme avait pris, à mesure que je parlais,une teinte si grave, que je prononçai les derniers mots enhésitant.

Il se fit même, après que j’eus cessé de parler, un moment desilence entre nous deux.

– Tenez, lui dis-je, je vois bien que j’ai étéindiscret ; prenons que je n’ai rien dit.

– Non, me dit-il ; seulement, vous êtes un homme dumonde, et, par conséquent, vous avez l’esprit quelque peuincrédule. Eh bien, je crains de vous voir traiter de superstitionune ancienne tradition de famille qui subsiste chez nous depuisquatre cents ans.

– Écoutez, lui dis-je, je vous jure une chose, c’est quepersonne, sous le rapport des légendes et des traditions, n’estplus crédule que moi, et il y a même des choses auxquelles je croistout particulièrement : c’est aux choses impossibles.

– Ainsi, vous croiriez aux apparitions ?

– Voulez-vous que je vous dise ce qui m’est arrivé àmoi-même ?

– Oui, cela m’encouragera.

– Mon père est mort en 1807 ; par conséquent, jen’avais pas encore trois ans et demi ; comme le médecin avaitannoncé la fin prochaine du malade, on m’avait transporté chez unevieille cousine qui habitait une maison entre cour et jardin.

» Elle m’avait dressé un lit en face du sien, m’y avaitcouché à mon heure ordinaire, et, malgré le malheur qui me menaçaitet duquel je n’avais d’ailleurs pas la conscience, je m’étaisendormi ; tout à coup, on frappe trois coups violents à laporte de notre chambre ; je me réveille, je descends de monlit et je m’achemine vers la porte.

» – Où vas-tu ? me demanda ma cousine.

» Réveillée comme moi par ces trois coups, elle ne pouvaitmaîtriser une certaine terreur, sachant bien que, puisque lapremière porte de la rue était fermée, personne ne pouvait frapperà la porte de la chambre où nous étions.

» – Je vais ouvrir à papa, qui vient me dire adieu,répondis-je.

» Ce fut elle alors qui sauta à bas du lit et qui merecoucha malgré moi ; car je pleurais fort, crianttoujours :

» – Papa est à la porte, et je veux voir papa avantqu’il s’en aille pour toujours.

– Et depuis, cette apparition s’est-elle renouvelée ?demanda Lucien.

– Non, quoique bien souvent je l’ai appelée ; mais,peut-être aussi, Dieu accorde-t-il à la pureté de l’enfant desprivilèges qu’il refuse à la corruption de l’homme.

– Eh bien, me dit en souriant Lucien, dans notre famille,nous sommes plus heureux que vous.

– Vous revoyez vos parents morts ?

– Toutes les fois qu’un grand événement va s’accomplir ous’est accompli.

– Et à quoi attribuez-vous ce privilège accordé à votrefamille ?

– Voici ce qui s’est conservé chez nous commetradition : je vous ai dit que Savilia mourut laissant deuxfils.

– Oui, je me le rappelle.

– Ces deux fils grandirent, s’aimant de tout l’amour qu’ilseussent reporté sur leurs autres parents, si leurs autres parentseussent vécu. Ils se jurèrent donc que rien ne pourrait lesséparer, pas même la mort ; et, à la suite de je ne saisquelle puissante conjuration, ils écrivirent, avec leur sang, surun morceau de parchemin qu’ils échangèrent, le serment réciproqueque le premier mort apparaîtrait à l’autre, d’abord au moment de sapropre mort, puis ensuite dans tous les moments suprêmes de sa vie.Trois mois après, l’un des deux frères fut tué dans une embuscade,au moment même où l’autre cachetait une lettre qui lui étaitdestinée ; mais, comme il venait d’appuyer sa bague sur lacire encore brûlante, il entendit un soupir derrière lui, et, seretournant, il vit son frère debout et la main appuyée sur sonépaule, quoiqu’il ne sentît pas cette main. Alors, par un mouvementmachinal, il lui tendit la lettre qui lui était destinée ;l’autre prit la lettre et disparut. La veille de sa mort, il lerevit. Sans doute les deux frères ne s’étaient pas seulementengagés pour eux, mais encore pour leurs descendants ; car,depuis cette époque, les apparitions se sont renouvelées, nonseulement au moment de la mort de ceux qui trépassaient, maisencore à la veille de tous les grands événements.

– Et avez-vous jamais eu quelque apparition ?

– Non ; mais, comme mon père, pendant la nuit qui aprécédé sa mort, a été prévenu par son père qu’il allait mourir, jeprésume que nous jouirons, mon frère et moi, du privilège de nosancêtres, n’ayant rien fait pour démériter de cette faveur.

– Et ce privilège est accordé aux mâles de la familleseulement ?

– Oui.

– C’est étrange !

– C’est comme cela.

Je regardais ce jeune homme qui me disait, froid, grave etcalme, une chose regardée comme impossible, et je répétais avecHamlet :

There are more things in heav’n and earth, Horatio,

Than are dreamt of in your philosophy.

À Paris, j’eusse pris ce jeune homme pour unmystificateur ; mais, au fond de la Corse, dans un petitvillage ignoré, il fallait tout bonnement le considérer ou comme unfou qui se trompait de bonne foi, ou comme un être privilégié plusheureux ou plus malheureux que les autres hommes.

– Et, maintenant, me dit-il après un long silence,savez-vous tout ce que vous voulez savoir ?

– Oui, merci, répondis-je ; je suis touché de votreconfiance en moi, et je vous promets de garder le secret.

– Oh ! mon Dieu, me dit-il en souriant, il n’y a pointde secret là-dedans, et le premier paysan du village vous auraitraconté cette histoire comme je vous la raconte ; seulement,j’espère qu’à Paris mon frère ne se sera point vanté de ceprivilège, qui aurait probablement pour résultat de lui faire rireau nez par les hommes, et de donner des attaques de nerfs auxfemmes.

Et, à ces mots, il se leva, et, me souhaitant le bonsoir, seretira dans sa chambre.

Quoique fatigué, j’eus quelque peine à m’endormir ; encoremon sommeil, une fois venu, fut-il agité.

Je revoyais confusément, dans mon rêve, tous les personnagesavec lesquels j’avais été mis en relation pendant cette journée,mais formant entre eux une action confuse et sans suite. Au jourseulement, je m’endormis d’un sommeil réel, et ne me réveillaiqu’au son de la cloche qui semblait battre à mes oreilles.

Je tirai ma sonnette, car mon sensuel prédécesseur avait pousséle luxe jusqu’à avoir à la portée de sa main le cordon d’unesonnette, la seule sans doute qui existât dans tout le village.

Aussitôt Griffo parut, de l’eau chaude à la main.

Je vis que M. Louis de Franchi avait assez bien dressé cetespèce de valet de chambre.

Lucien avait déjà demandé deux fois si j’étais réveillé, etavait déclaré qu’à neuf heures et demie, si je ne remuais pas, ilentrerait dans ma chambre.

Il était neuf heures vingt-cinq minutes, aussi ne tardai-je pasà le voir paraître.

Cette fois, il était vêtu en Français, et même en Françaisélégant. Il portait une redingote noire, un gilet de fantaisie, etun pantalon blanc ; car, au commencement de mars, on portedéjà depuis longtemps des pantalons blancs en Corse.

Il vit que je le regardais avec une certaine surprise.

– Vous admirez ma tenue, me dit-il ; c’est unenouvelle preuve que je me civilise.

– Oui, ma foi, répondis-je, et je vous avoue que je ne suispas médiocrement étonné de trouver un tailleur de cette force àAjaccio. Mais, moi, avec mon costume de velours, je vais avoirl’air de Jean de Paris auprès de vous.

– Aussi, ma toilette est-elle de l’Humann tout pur ;rien que cela, mon cher hôte. Comme nous sommes, mon frère et moi,absolument de la même taille, mon frère m’a fait cette plaisanteriede m’envoyer une garde-robe complète, que je n’endosse, comme vousle pensez bien, que dans les grandes occasions : quandM. le préfet passe ; quand M. le général commandantle quatre-vingt-sixième département fait sa tournée ; ou bienencore quand je reçois un hôte comme vous, et que ce bonheur secombine avec un événement aussi solennel que celui qui vas’accomplir.

Il y avait dans ce jeune homme une ironie éternelle conduite parun esprit supérieur, qui, tout en mettant son interlocuteur mal àl’aise avec lui, ne dépassait cependant jamais les bornes d’uneparfaite convenance.

Je me contentai donc de m’incliner en signe de remerciement,tandis qu’il passait, avec toutes les précautions d’usage, un pairede gants jaunes moulés sur sa main par Boivin ou par Rousseau.

Dans cette tenue, il avait véritablement l’air d’un élégantParisien.

Pendant ce temps, j’achevais moi-même ma toilette.

Dix heures moins un quart sonnèrent.

– Allons, me dit Lucien, si vous voulez voir le spectacle,je crois qu’il est temps que nous prenions nos stalles ; àmoins, toutefois, que vous ne préfériez déjeuner, ce qui seraitbien plus raisonnable, ce me semble.

– Merci ; je mange rarement avant onze heures oumidi ; je puis donc faire face aux deux opérations.

– Alors, venez.

Je pris mon chapeau et je le suivis.

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