Les Frères Corses

Chapitre 18

 

Contre l’habitude de ces sortes d’affaires, ce duel fit peu debruit.

Les journaux eux-mêmes, ces éclatantes et fausses trompettes dela publicité, se turent.

Quelques amis intimes seulement accompagnèrent le corps dumalheureux jeune homme au Père-Lachaise. Seulement, quelquesinstances qu’on pût faire à M. de Château-Renaud, ilrefusa de quitter Paris.

J’avais eu un moment l’idée de faire suivre la lettre de Louis àsa famille d’une lettre de moi ; mais, quoique le but fûtexcellent, ce mensonge à l’endroit de la mort d’un fils et d’unfrère m’avait répugné : j’étais convaincu que Louis lui-mêmeavait combattu longtemps, et qu’il avait fallu, pour l’y décider,l’importance des raisons qu’il m’avait données.

J’avais donc, au risque d’être accusé d’indifférence ou mêmed’ingratitude, gardé le silence, et le baron Giordano avait dû enfaire autant.

Cinq jours après l’événement, vers les onze heures du soir, jetravaillais devant ma table, au coin de mon feu, seul, et dans unedisposition d’esprit assez maussade, lorsque mon domestique entra,referma la porte vivement, et, d’une voix assez agitée, me dit queM. de Franchi demandait à me parler.

Je me retournai et le regardai fixement : il était fortpâle.

– Que me dites-vous là, Victor ? lui demandai-je.

– Oh ! monsieur, reprit-il, en vérité, je n’en saisrien moi-même.

– De quel M. de Franchi voulez-vous meparler ? Voyons !

– Mais de l’ami de monsieur… de celui que j’ai vu venir uneou deux fois chez lui…

– Vous êtes fou, mon cher ! Ne savez-vous pas que nousavons eu le malheur de le perdre il y a cinq jours ?

– Oui, monsieur ; et voilà pourquoi monsieur me voitsi troublé. Il a sonné ; j’étais dans l’antichambre, j’ai étéouvrir la porte. Aussitôt j’ai reculé en le voyant. Alors il estentré, a demandé si monsieur était chez lui ; j’étaistellement troublé, que j’ai répondu que oui. Alors il m’adit : « Allez lui annoncer que M. de Franchidemande à lui parler. » Sur quoi, je suis venu.

– Vous êtes fou, mon cher ! l’antichambre était maléclairée, sans doute, et vous avez mal vu ; vous étiez toutendormi encore et vous avez mal entendu. Retournez, et demandez uneseconde fois le nom.

– Oh ! c’est bien inutile, et je jure à monsieur queje ne me trompe pas ; j’ai bien vu et bien entendu.

– Alors faites entrer.

Victor retourna tout tremblant vers la porte, l’ouvrit ;puis, restant dans l’intérieur de ma chambre :

– Que monsieur prenne la peine d’entrer, dit-il.

Aussitôt j’entendis, malgré le tapis qui les assourdissait, despas qui traversaient le salon et qui s’approchaient de machambre ; puis, presque aussitôt, je vis effectivementapparaître sur ma porte M. de Franchi.

J’avoue que mon premier sentiment fut un sentiment deterreur ; je me levai et fit un pas en arrière.

– Pardon de vous déranger à une pareille heure, me ditM. de Franchi, mais je suis arrivé depuis dix minutes, etvous comprenez que je n’ai pas voulu attendre à demain pour venircauser avec vous.

– Oh ! mon cher Lucien, m’écriai-je en courant à luiet en le serrant dans mes bras ; c’est vous, c’est doncvous !

Et, malgré moi, quelques larmes s’échappèrent de mes yeux.

– Oui, me dit-il, c’est moi.

Je calculai le temps écoulé : à peine si la lettre devaitêtre arrivée, je ne dirai pas à Sullacaro, mais à Ajaccio.

– Oh ! mon Dieu ! m’écriai-je ; mais alorsvous ne savez rien !

– Je sais tout, dit-il.

– Comment, tout ?

– Oui.

– Victor, dis-je en me retournant vers mon valet dechambre, assez mal rassuré encore, laissez-nous, ou plutôt revenezdans un quart d’heure, avec un plateau tout servi ; voussouperez avec moi, Lucien, et vous coucherez ici, n’est-cepas ?

– J’accepte tout cela, dit-il ; je n’ai pas mangédepuis Auxerre. Puis, comme personne ne me connaissait, ou plutôt,ajouta-t-il avec un sourire profondément triste, comme tout lemonde semblait me reconnaître chez mon pauvre frère, on n’a pasvoulu m’ouvrir, et je m’en suis allé laissant toute la maison enrévolution.

– En effet, mon cher Lucien, votre ressemblance avec Louisest si grande, que, moi-même, tout à l’heure j’en ai étéfrappé.

– Comment ! s’écria Victor, qui n’avait pas encore puprendre sur lui de s’éloigner, monsieur est donc lefrère… ?

– Oui ; mais allez, et servez-nous.

Victor sortit ; nous nous trouvâmes seuls.

Je pris Lucien par la main, je le conduisis à un fauteuil, et jem’assis près de lui.

– Mais, lui dis-je de plus en plus étonné de le voir, vousétiez donc en route lorsque vous avez appris la fatalenouvelle ?

– Non, j’étais à Sullacaro.

– Impossible, la lettre de votre frère est à peine arrivéemaintenant.

– Vous avez oublié la ballade de Burger, mon cherAlexandre ; les morts vont vite !

Je frissonnai.

– Que voulez-vous dire ? Expliquez-vous ; je necomprends pas.

– Oubliez-vous ce que je vous ai raconté des apparitionsfamilières à notre famille ?

– Vous avez revu votre frère ? m’écriai-je.

– Oui.

– Et quand cela ?

– Pendant la nuit du 16 au 17.

– Et il vous a tout dit ?

– Tout.

– Il vous a dit qu’il était mort ?

– Il m’a dit qu’il avait été tué : les morts nementent plus.

– Il vous a dit comment ?

– En duel.

– Par qui ?

– Par M. de Château-Renaud ?

– Non, n’est-ce pas ? non, lui dis-je ; vous avezappris cela d’une autre façon ?

– Croyez-vous que je sois en disposition deplaisanter ?

– Pardon ! mais, en vérité, ce que vous me dites estsi étrange, et tout ce qui vous arrive, à vous et à votre frère,est tellement en dehors de la loi de la nature…

– Que vous ne voulez pas y croire, n’est-ce pas ? Jecomprends ! Mais, tenez, me dit-il en ouvrant sa chemise, eten me montrant une marque bleue empreinte sur sa peau, au-dessus dela sixième côte droite, croirez-vous à cela ?

– En vérité, m’écriai-je, c’est juste en cet endroit quevotre frère a été touché.

– Et la balle est sortie ici, n’est ce pas ? continuaLucien en posant le doigt au-dessus de la hanche gauche.

– C’est miraculeux ! m’écriai-je.

– Et maintenant, continua-t-il, voulez-vous que je vousdise à quelle heure il est mort ?

– Dites !

– À neuf heures dix minutes.

– Tenez, Lucien, racontez-moi tout d’un seul trait :mon esprit se perd à vous interroger et à écouter vos réponsesfantastiques ; j’aime mieux un récit.

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