Les Frères Corses

Chapitre 4

 

L’offre correspondait trop bien au désir que j’avais de comparerles chambres des deux frères pour que je ne l’acceptasse pas. Jem’empressai donc de suivre mon hôte, qui, ouvrant la porte de sonappartement, passa devant moi pour me montrer le chemin.

Cette fois, je crus entrer dans un véritable arsenal.

Tous les meubles étaient du XVe et du XVIesiècle : le lit sculpté à baldaquin, soutenu par de grandescolonnes torses, était drapé en damas vert à fleurs d’or ; lesrideaux des fenêtres étaient de la même étoffe ; les muraillesétaient couvertes de cuir d’Espagne, et, dans tous les intervalles,des meubles soutenaient des trophées d’armes gothiques etmodernes.

Il n’y avait pas à se tromper sur les inclinations de celui quihabitait cette chambre : elles étaient aussi belliqueuses quecelles de son frère étaient paisibles.

– Tenez, me dit-il en passant dans son cabinet de toilette,vous voilà au milieu de trois siècles : regardez. Moi, jem’habille en montagnard, je vous en ai prévenu ; car, aussitôtle souper, il faut que je sorte.

– Et quelles sont, parmi ces épées, ces arquebuses et cespoignards, les armes historiques dont vous parlez ?

– Il y en a trois ; procédons par ordre. Cherchez auchevet de mon lit un poignard isolé à large coquille, au pommeauformant un cachet.

– J’y suis. Eh bien ?

– C’est la dague de Sampietro.

– Du fameux Sampietro, l’assassin de Vanina ?

– L’assassin ! non, le meurtrier.

– C’est la même chose, il me semble.

– Dans le reste du monde peut-être, pas en Corse.

– Et ce poignard est authentique ?

– Voyez ! il porte les armes de Sampietro ;seulement, la fleur de lis de France n’y est point encore ;vous savez que Sampietro n’a été autorisé à mettre la fleur de lisdans son blason qu’après le siège de Perpignan.

– Non, j’ignorais cette circonstance. Et comment cepoignard est-il passé en votre possession ?

– Oh ! il est dans la famille depuis trois cents ans.Il a été donné à un Napoléon de Franchi par Sampietro lui-même.

– Et savez-vous à quelle occasion ?

– Oui. Sampietro et mon aïeul tombèrent dans une embuscadegénoise et se défendirent comme des lions ; le casque deSampietro se détacha, et un Génois à cheval allait le frapper de samasse, lorsque mon ancêtre lui enfonça son poignard au défaut de lacuirasse ; le cavalier, se sentant blessé, piqua son cheval ets’enfuit emportant le poignard de Napoleone, si profondémentenfoncé dans la blessure, que celui-ci ne put l’en arracher ;or, comme mon aïeul tenait, à ce qu’il paraît, à ce poignard, etqu’il regrettait de l’avoir perdu, Sampietro lui donna le sien.Napoleone n’y perdit point, car celui-ci est de fabrique espagnole,comme vous pouvez voir, et perce deux pièces de cinq francssuperposées.

– Puis-je tenter l’essai ?

– Parfaitement.

Je mis deux pièces de cinq francs sur le parquet et je frappaiun coup vigoureux et sec.

Lucien ne m’avait pas trompé.

Lorsque je relevai le poignard, les deux pièces étaient fixées àla pointe, percées de part en part.

– Allons, allons, dis-je, c’est bien le poignard deSampietro. Ce qui m’étonne seulement, c’est qu’ayant une pareillearme, il se soit servi d’une corde pour tuer sa femme.

– Il ne l’avait plus, me dit Lucien, puisqu’il l’avaitdonné à mon aïeul.

– C’est juste.

– Sampietro avait plus de soixante ans lorsqu’il revintexprès de Constantinople à Aix pour donner cette grande leçon aumonde, que ce n’est pas aux femmes à se mêler des affairesd’État.

Je m’inclinai en signe d’adhésion et remis le poignard à saplace.

– Et maintenant, dis-je à Lucien, qui s’habillait toujours,voici le poignard de Sampietro à son clou, passons à un autre.

– Vous voyez deux portraits à côté l’un del’autre ?

– Oui, Paoli et Napoléon.

– Eh bien, près du portrait de Paoli est une épée.

– Parfaitement.

– C’est la sienne.

– L’épée de Paoli ! Et aussi authentique que lepoignard de Sampietro ?

– Au moins, car, comme lui, elle a été donnée, non pas à unde mes aïeux, mais à une de mes aïeules.

– À une de vos aïeules ?

– Oui. Peut-être avez-vous entendu parler de cette femmequi, au moment de la guerre de l’indépendance, vint se présenter àla tour de Sullacaro, accompagnée d’un jeune homme.

– Non, dites-moi cette histoire.

– Oh ! elle est courte.

– Tant pis.

– Nous n’avons pas le temps d’être bavards.

– J’écoute.

– Eh bien, cette femme et ce jeune homme se présentèrentdonc à la tour de Sullacaro, demandant à parler à Paoli. Mais,comme Paoli était occupé à écrire, on leur refusa l’entrée, et,comme la femme insistait, les deux sentinelles l’écartèrent.Cependant Paoli, qui avait entendu du bruit, ouvrit la porte, etdemanda qui l’avait causé.

» – C’est moi, dit cette femme, car je voulais teparler.

» – Et que venais-tu me dire ?

» – Je venais te dire que j’avais deux fils. J’aiappris hier que le premier avait été tué pour la défense de lapatrie, et j’ai fait vingt lieues pour t’amener le second.

– C’est une scène de Sparte que vous me racontez là. Oui,cela y ressemble beaucoup.

– Et quelle était cette femme ?

– C’était mon aïeule. Paoli détacha son épée et la luidonna.

– Tiens, j’aime assez cette façon de faire des excuses àune femme.

– Elle était digne de l’un et de l’autre, n’est-cepas ?

– Et maintenant, ce sabre ?

– Est celui que Bonaparte portait à la bataille desPyramides.

– Sans doute, il est entré dans votre famille de la mêmemanière que le poignard et l’épée ?

– Absolument. Après la bataille, Bonaparte donna l’ordre àmon grand-père, officier dans les guides, de charger, avec unecinquantaine d’hommes, un noyau de mameluks qui tenaient encoreautour d’un chef blessé. Mon grand-père obéit, dispersa lesmameluks et ramena le chef au premier consul. Mais, lorsqu’ilvoulut rengainer, la lame de son sabre était tellement hachée parles damas des mameluks, qu’elle ne put jamais rentrer au fourreau.Mon grand-père alors jeta loin de lui sabre et fourreau, commedevenus inutiles ; ce que voyant Bonaparte, il lui donna lesien.

– Mais, dis-je, à votre place, j’aimerais autant avoir lesabre de mon grand-père, tout haché qu’il était, que celui dugénéral en chef, tout intact qu’il s’est conservé.

– Aussi regardez en face et vous le trouverez. Le premierconsul le ramassa, fit incruster à la poignée le diamant que vous yvoyez, et le renvoya à ma famille avec l’inscription que vouspouvez lire sur la lame.

Effectivement, entre les deux fenêtres, à moitié sorti dufourreau où il ne pouvait plus rentrer, pendait le sabre, haché ettordu, avec cette simple inscription :

Bataille des Pyramides, 21juillet 1798.

En ce moment, le même serviteur qui m’avait introduit, et quiétait venu m’annoncer l’arrivée de son jeune maître, reparut sur leseuil.

– Excellence, dit-il en s’adressant à Lucien, madame deFranchi vous fait prévenir que le souper est servi.

– C’est bien, Griffo, répondit le jeune homme, dites à mamère que nous descendons.

En ce moment, il sortit du cabinet, habillé, comme il le disait,en montagnard, c’est-à-dire avec une veste ronde de velours, uneculotte et des guêtres ; de son autre costume, il n’avaitgardé que la cartouchière qui serrait sa taille.

Il me trouva occupé à regarder deux carabines pendues en facel’une de l’autre, et portant toutes deux cette date incrustée surla crosse :

21 septembre 1819, onze heures dumatin.

– Et ces carabines, demandai-je, sont-ce aussi desarmes historiques ?

– Oui, dit-il, pour nous, du moins. L’une est celle de monpère.

Il s’arrêta.

– Et l’autre ? demandai-je.

– Et l’autre, dit-il en riant, l’autre est celle de mamère. Mais descendons, vous savez qu’on nous attend.

Et, passant le premier pour m’indiquer le chemin, il me fitsigne de le suivre.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer