Les Frères Corses

Chapitre 16

 

Je m’étais présenté à huit heures du soir chezM. de Franchi, pour lui demander s’il n’avait pas quelquerecommandation à me faire ; mais il m’avait prié d’attendre aulendemain, en me répondant d’un air étrange :

– La nuit porte conseil.

Le lendemain donc, au lieu d’aller le prendre à huit heures, cequi nous donnait encore marge suffisante pour être au rendez-vous àneuf, j’étais chez Louis de Franchi à sept heures et demie.

Il était déjà dans son cabinet et écrivait.

Au bruit que je fis en ouvrant la porte, il se retourna.

Il était très pâle.

– Pardon, me dit-il, j’achève d’écrire à ma mère ;asseyez-vous, prenez un journal, si les journaux sontarrivés ; tenez, la Presse, par exemple, il y a uncharmant feuilleton de M. Méry.

Je pris le journal indiqué et je m’assis, regardant avecétonnement l’opposition que faisait cette pâleur presque livide dujeune homme avec sa voix douce, grave et calme.

J’essayai de lire ; mais je suivais des yeux lescaractères, sans qu’ils présentassent aucun sens distinct à monesprit.

Au bout de cinq minutes :

– J’ai fini, dit-il.

Et, sonnant aussitôt son valet de chambre :

– Joseph, je n’y suis pour personne, pas même pourGiordano ; faites-le entrer au salon ; je désire, sansêtre interrompu par qui que ce soit, être dix minutes seul avecmonsieur.

Le valet referma la porte.

– Tenez, me dit-il, mon cher Alexandre, Giordano est Corse,il a des idées corses ; je ne puis donc me fier à lui dans ceque je désire ; je lui demanderai le secret, et voilàtout ; quant à vous, il faut que vous me promettiez d’exécuterde point en point mes instructions.

– Certainement ! n’est-ce pas un devoir pour untémoin ?

– Un devoir d’autant plus réel qu’ainsi vous épargnerezpeut-être à notre famille un second malheur.

– Un second malheur ? demandai-je étonné.

– Tenez, me dit-il, voici ce que j’écris à ma mère ;lisez cette lettre.

Je pris la lettre des mains de Franchi, et je lis avec unétonnement croissant :

« Ma bonne mère,

» Si je ne vous savais pas à la fois forte comme uneSpartiate et soumise comme une chrétienne, j’emploierais tous lesmoyens possibles pour vous préparer à l’événement affreux qui vavous frapper ; quand vous recevrez cette lettre, vous n’aurezplus qu’un fils.

» Lucien, mon excellent frère, aime ma mère pour nousdeux !

» Avant-hier, j’ai été atteint d’une fièvre cérébrale, j’aifait peu d’attention aux premiers symptômes ; le médecin estarrivé trop tard ! Ma bonne mère, il n’y a plus d’espoir pourmoi, à moins d’un miracle, et quel droit ai-je d’espérer que Dieufera ce miracle pour moi ?

» Je vous écris dans un moment lucide ; si je meurs,cette lettre sera mise à la poste un quart d’heure après mamort ; car, dans l’égoïsme de mon amour pour vous, je veux quevous sachiez que je suis mort en ne regrettant du monde entier quevotre tendresse et celle de mon frère.

» Adieu, ma mère.

» Ne pleurez pas ; c’était l’âme qui vous aimait etnon pas le corps, et, partout où elle ira, l’âme continuera de vousaimer.

» Adieu, Lucien.

» Ne quitte jamais notre mère, et songe qu’elle n’a plusque toi.

» Votre fils,

» Ton frère,

» Louis de Franchi. »

Après ces derniers mots, je me retournai vers celui qui lesavait écrits.

– Eh bien, lui dis-je, qu’est-ce que celasignifie ?

– Ne comprenez-vous pas ? me demanda-t-il.

– Non.

– Je vais être tué à neuf heures dix minutes.

– Vous allez être tué ?

– Oui.

– Mais vous êtes fou ! Pourquoi vous frapper d’unepareille idée ?

– Je ne suis ni fou ni frappé, mon cher ami… Je suisprévenu, voilà tout.

– Prévenu ? Et par qui ?

– Mon frère ne vous a-t-il pas raconté, demanda en souriantLouis, que les mâles de notre famille jouissent d’un singulierprivilège ?

– C’est vrai, répondis-je en frissonnant malgré moi ;il m’a parlé d’apparitions.

– C’est cela. Eh bien, mon père m’est apparu cettenuit ; c’est pour cela que vous m’avez trouvé si pâle ;la vue des morts pâlit les vivants.

Je le regardai avec un étonnement qui n’était point exempt deterreur.

– Vous avez vu votre père cette nuit, dites-vous ?

– Oui.

– Et il vous a parlé ?

– Il m’a annoncé ma mort.

– C’était quelque rêve terrible, dis-je.

– C’était une terrible réalité.

– Vous dormiez ?

– Je veillais… Ne croyez-vous donc pas qu’un père puissevisiter son fils ?

Je baissai la tête ; car, au fond du cœur, moi-même jecroyais à cette possibilité.

– Comment cela s’est-il passé ? demandai-je.

– Oh ! mon Dieu, de la façon la plus simple et la plusnaturelle. Je lisais, en attendant mon père ; car je savaisque, si je courais quelque danger mon père m’apparaîtrait, lorsque,à minuit, ma lampe a pâli d’elle-même, la porte s’est ouvertelentement, et mon père a paru.

– Mais comment ? demandai-je.

– Mais comme de son vivant : vêtu de l’habit qu’ilportait habituellement, seulement, il était très pâle, et ses yeuxétaient sans regard.

– Oh ! mon Dieu !…

– Alors, il s’approcha lentement de mon lit. Je me soulevaisur le coude.

» – Soyez le bienvenu, mon père, lui dis-je.

» Il s’approcha de moi, me regarda fixement, et il mesembla que cet œil atone s’animait par la force du sentimentpaternel.

– Continuez… c’est terrible !…

– Alors, ses lèvres remuèrent, et, chose étrange, quoiqueses paroles ne produisissent aucun son, je les entendais retentirau-dedans de moi-même, distinctes et vibrantes comme un écho.

– Et que vous a-t-il dit ?

– Il m’a dit :

» – Pense à Dieu, mon fils !

» – Je serai donc tué dans ce duel ?demandai-je.

» Je vis deux larmes couler de ces yeux sans regard sur levisage pâle du spectre.

» – Et à quelle heure ?

» Il tourna le doigt vers la pendule. Je suivis ladirection indiquée. La pendule marquait neuf heures dixminutes.

» – C’est bien, mon père, répondis-je alors. Que lavolonté de Dieu soit faite. Je quitte ma mère, c’est vrai, maispour vous rejoindre, vous.

» Alors un pâle sourire passa sur ses lèvres, et, mefaisant un signe d’adieu, il s’éloigna.

» La porte s’ouvrit d’elle-même devant lui… Il disparut, etla porte se referma.

Ce récit était si simplement et si naturellement fait, qu’ilétait évident, ou que la scène que racontait de Franchi avait eulieu effectivement, ou qu’il avait été, dans la préoccupation deson esprit, le jouet d’une illusion qu’il avait prise pour laréalité, et qui, par conséquent, était aussi terrible qu’elle.

J’essuyai la sueur qui me coulait du front.

– Maintenant, continua Louis, vous connaissez mon frère,n’est-ce pas ?

– Oui.

– Que croyez-vous qu’il fasse s’il apprend que j’ai été tuéen duel ?

– Il partira à l’instant même de Sullacaro pour venir sebattre avec celui qui vous aura tué.

– Justement, et, s’il est tué à son tour, ma mère seratrois fois veuve, veuve de son mari, veuve de ses deux fils.

– Oh ! Je comprends, c’est affreux !

– Eh bien, c’est ce qu’il faut éviter. Voilà pourquoi j’aivoulu écrire cette lettre. Croyant que je suis mort d’une fièvrecérébrale, mon frère ne s’en prendra à personne, et ma mère seconsolera plus facilement, me croyant atteint par la volonté deDieu, que si elle me sait frappé par la main des hommes. À moinsque…

– À moins que ?… répétai-je.

– Oh ! non…, reprit Louis, j’espère que ce ne serapas.

Je vis qu’il répondait à une crainte personnelle, et jen’insistai point.

En ce moment, la porte s’entrouvrit.

– Mon cher de Franchi, dit le baron de Giordano, j’airespecté ta consigne tant que la chose a été possible ; maisil est huit heures ; le rendez-vous est à neuf ; nousavons une lieue et demie à faire, il faut partir.

– Je suis prêt, mon très cher, dit Louis. Entre donc. J’aidit à monsieur ce que j’avais à lui dire.

Il mit un doigt sur sa bouche en me regardant.

– Quant à toi, mon ami, continua-t-il en se retournant versla table et en y prenant une lettre cachetée ; voici tonaffaire. S’il m’arrivait malheur, lis ce billet, et conforme-toi,je te prie, à ce que je te demande.

– À merveille !

– Vous vous étiez chargé des armes ?

– Oui, répondis-je. Mais, au moment de partir, je me suisaperçu que l’un des chiens jouait mal. Nous prendrons, en passant,une boîte de pistolets chez Devisme.

Louis me regarda en souriant et me tendit la main. Il avaitcompris que je ne voulais pas qu’il fût tué avec mes pistolets.

– Avez-vous une voiture, demanda Louis, ou faut-il queJoseph aille en chercher une ?

– J’ai mon coupé, dit le baron, et, en nous pressant unpeu, nous tiendrons trois. D’ailleurs, comme nous sommes un peu enretard, nous irons toujours plus vite avec mes chevaux qu’avec deschevaux de fiacre.

– Partons, dit Louis.

Nous descendîmes. À la porte, Joseph nous attendait.

– Irai-je avec monsieur ? demanda-t-il.

– Non, Joseph, répondit Louis, non, c’est inutile, je n’aipas besoin de vous.

Puis, restant un peu en arrière :

– Tenez, mon ami, dit-il en lui mettant dans la main unpetit rouleau d’or ; et, si parfois, dans mes moments demauvaise humeur, je vous ai brusqué, pardonnez-le-moi.

– Oh ! Monsieur, s’écria Joseph les larmes aux yeux,qu’est-ce que cela signifie ?

– Chut ! dit Louis.

Et, s’élançant dans la voiture, il se plaça entre nous deux.

– C’était un bon serviteur, dit-il, en jetant un dernierregard sur Joseph, et, si vous pouvez lui être utile, l’un oul’autre, je vous en serai reconnaissant.

– Est-ce que tu le renvoies ? demanda le baron.

– Non, dit en souriant Louis, je le quitte, voilà tout.

Nous nous arrêtâmes à la porte de Devisme, juste le tempsnécessaire pour prendre une boîte de pistolets, de la poudre et desballes ; puis nous repartîmes au grand trot des chevaux.

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