Les Frères Corses

Chapitre 9

 

Nous sortîmes des ruines par le côté opposé où nous étionsentrés, Lucien marchant le premier.

Au moment où nous mettions le pied dans le maquis, le faisan, sedénonçant lui-même, se mit à coqueter de nouveau.

Il était à quatre-vingts pas de nous, à peu près, caché dans lesbranches d’un châtaignier dont l’approche était de tous côtésdéfendue par un épais maquis.

– Comment arriverez-vous à lui sans qu’il vousentende ? demandai-je à Lucien. Cela ne me paraît pasfacile.

– Non, me répondit-il ; si je pouvais seulement levoir, je le tirerais d’ici.

– Comment d’ici ? Avez-vous un fusil qui tue lesfaisans à quatre-vingts pas ?

– À plomb, non ; à balle, oui.

– Ah ! à balle, n’en parlons plus, c’est autrechose ; et vous avez bien fait de vous charger du coup.

– Voulez-vous le voir ? demanda Orlandi.

– Oui, dit Lucien, j’avoue que cela me ferait plaisir.

– Attendez, alors.

Et Orlandi se mit à imiter le gloussement de la poulefaisane.

Au même instant, sans apercevoir le faisan, nous vîmes unmouvement dans les feuilles du châtaignier ; le faisan montaitde branche en branche, tout en répondant par son coquetage auxavances que lui faisait Orlandi.

Enfin, il parut à la cime de l’arbre parfaitement visible, et sedétachant en vigueur sur le blanc mat du ciel.

Orlandi se tut et le faisan demeura immobile.

Au même instant, Lucien abaissa son fusil, et, après avoirajusté une seconde, lâcha le coup.

Le faisan tomba comme une pelote.

– Va chercher ! dit Lucien à Diamante.

Le chien s’élança dans le maquis, et, cinq minutes après, revintle faisan dans la gueule.

La balle avait traversé le corps de celui-ci.

– Voilà un beau coup, dis-je, et dont je vous fais moncompliment, surtout avec un fusil double.

– Oh ! dit Lucien, il y a moins de mérite à ce quej’ai fait que vous ne le pensez ; un des canons est rayé etporte la balle comme une carabine.

– N’importe ! même avec une carabine le coupmériterait encore une mention honorable.

– Bah ! dit Orlandi, avec une carabine, M. Lucientouche à trois cent pas une pièce de cinq francs.

– Et tirez-vous le pistolet aussi bien que lefusil ?

– Mais, dit Lucien, à peu près ; à vingt-cinq pas, jecouperai toujours six balles sur douze à la lame d’un couteau.

J’ôtai mon chapeau et je saluai Lucien.

– Et votre frère, lui demandai-je, est-il de votreforce ?

– Mon frère ? reprit-il. Pauvre Louis ! il n’ajamais touché ni un fusil ni un pistolet. Aussi ma crainte est-elletoujours qu’il ne se fasse à Paris quelque mauvaise affaire ;car, brave comme il est, et pour soutenir l’honneur du pays, il seferait tuer.

Et Lucien poussa le faisan dans la poche de sa grande sacoche develours.

– Maintenant, dit-il, mon cher Orlandi, à demain.

– À demain, monsieur Lucien.

– Je connais votre exactitude ; à dix heures, vous,vos amis et vos parents, vous serez au bout de la rue, n’est-cepas ? Du côté de la montagne, à la même heure, et au boutopposé de la rue, Colona se trouvera de son côté avec ses parentset ses amis. Nous, nous serons sur les marches de l’église.

– C’est dit, monsieur Lucien ; merci de la peine. Etvous, monsieur, continua Orlandi en se tournant de mon côté et enme saluant, merci de l’honneur.

Et, sur cet échange de compliments, nous nous séparâmes,Orlandi, rentrant dans le maquis, et nous reprenant le chemin duvillage.

Quant à Diamante, il resta un moment indécis entre Orlandi etnous, regardant alternativement à droite et à gauche. Après cinqminutes d’hésitation, il nous fit l’honneur de nous donner lapréférence.

J’avoue que je n’avais pas été sans inquiétude, lorsquej’escaladais la double muraille de roches dont j’ai parlé, sur lamanière dont je descendrais ; la descente, on le sait, étant,en général, bien autrement difficile que la montée.

Je vis avec un certain plaisir que Lucien, devinant sans doutema pensée, prenait un autre chemin que celui par lequel nous étionsvenus.

Cette route m’offrait encore un autre avantage, c’était celui dela conversation qu’interrompaient naturellement les endroitsescarpés.

Or, comme la pente était douce et le chemin facile, je n’eus pasfait cinquante pas, que je me laissai aller à mes interrogationshabituelles.

– Ainsi, dis-je, la paix est faite ?

– Oui, et, comme vous avez pu voir, ce n’est pas sanspeine. Enfin, je lui ai fait comprendre que toutes les avancesétaient faites par les Colona. D’abord, ils avaient eu cinq hommestués, tandis que les Orlandi n’en avaient eu que quatre. Les Colonaavaient consenti hier à la réconciliation, tandis que les Orlandin’y consentaient qu’aujourd’hui. Enfin, les Colona s’engageaient àrendre publiquement une poule vivante aux Orlandi, concession quiprouvait qu’ils reconnaissent avoir eu tort. Cette dernièreconsidération l’a déterminé.

– Et c’est demain que cette touchante réconciliation doitavoir lieu ?

– Demain, à dix heures. Vous voyez que vous n’êtes pasencore trop malheureux. Vous espériez voir une vendette !

Le jeune homme reprit en riant d’un rire amer.

– Bah ! la belle chose qu’une vendette. Depuis quatrecents ans, en Corse, on n’entend parler que de cela. Vous verrezune réconciliation. Ah ! c’est bien autrement rare qu’unevendette.

Je me mis à rire.

– Vous voyez bien, me dit-il, que vous riez de nous, etvous avez raison ; nous sommes, en vérité, de drôles degens.

– Non, lui dis-je, je ris d’une chose étrange, c’est devous voir furieux contre vous-même d’avoir si bien réussi.

– N’est-ce pas ? Ah ! si vous aviez pu mecomprendre, vous eussiez admiré mon éloquence. Mais revenez dansdix ans, et, soyez tranquille, tout ce monde parlera français.

– Vous êtes un excellent avocat.

– Non pas, entendons-nous, je suis arbitre. Que diablevoulez-vous ! Le devoir d’un arbitre, c’est la conciliation.On me nommerait arbitre entre le bon Dieu et Satan, que jetâcherais de les raccommoder, quoiqu’au fond du cœur je serais bienconvaincu qu’en m’écoutant, le bon Dieu ferait une sottise.

Comme je vis que ce genre d’entretien ne faisait qu’aigrir moncompagnon de route, je laissai tomber la conversation, et comme, deson côté, il n’essaya pas de la relever, nous arrivâmes à la maisonsans avoir prononcé un mot de plus.

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