Les Mille et une nuits

XIX NUIT.

Vers la fin de la dix-neuvième nuit, Dinarzadeappela la sultane, et lui dit : Ma sœur, si vous ne dormezpas, je vous supplie, en attendant le jour qui va paraître bientôt,de me raconter l’histoire du pêcheur ; je suis dans uneextrême impatience de l’entendre. Scheherazade, avec la permissiondu sultan, la reprit aussitôt de cette sorte :

Sire, je laisse à penser à votre majestéquelle fut la surprise du sultan lorsqu’il vit les quatre poissonsque le pêcheur lui présenta. Il les prit l’un après l’autre pourles considérer avec attention, et après les avoir admirés assezlongtemps : « Prenez ces poissons, dit-il à son premiervizir, et les portez à l’habile cuisinière que l’empereur des Grecsm’a envoyée ; je m’imagine qu’ils ne seront pas moins bonsqu’ils sont beaux. » Le vizir les porta lui-même à lacuisinière, et les lui remettant entre les mains :« Voilà, lui dit-il, quatre poissons qu’on vient d’apporter ausultan, il vous ordonne de les lui apprêter. » Après s’êtreacquitté de sa commission, il retourna vers le sultan son maître,qui le chargea de donner au pêcheur quatre cents pièces d’or de samonnaie ; ce qu’il exécuta très-fidèlement. Le pêcheur, quin’avait jamais possédé une si grosse somme à la fois, concevait àpeine son bonheur, et le regardait comme un songe. Mais il connutdans la suite qu’il était réel, par le bon usage qu’il en fit enl’employant aux besoins de sa famille.

Mais, sire, poursuivit Scheherazade, aprèsvous avoir parlé du pêcheur, il faut vous parler aussi de lacuisinière du sultan, que nous allons trouver dans un grandembarras. D’abord qu’elle eut nettoyé les poissons que le vizir luiavait donnés, elle les mit sur le feu dans une casserole, avec del’huile pour les frire ; lorsqu’elle les crut assez cuits d’uncôté, elle les tourna de l’autre. Mais, ô prodige inouï ! àpeine furent-ils tournés, que le mur de la cuisine s’entr’ouvrit.Il en sortit une jeune dame d’une beauté admirable, et d’une tailleavantageuse ; elle était habillée d’une étoffe de satin àfleurs, façon d’Égypte, avec des pendants d’oreille, un collier degrosses perles, et des bracelets d’or garnis de rubis ; etelle tenait une baguette de myrte à la main. Elle s’approcha de lacasserole, au grand étonnement de la cuisinière, qui demeuraimmobile à cette vue ; et, frappant un des poissons du bout desa baguette : « Poisson, poisson, lui dit-elle, es-tudans ton devoir ? » Le poisson n’ayant rien répondu, ellerépéta les mêmes paroles, et alors les quatre poissons levèrent latête tous ensemble, et lui dirent très-distinctement :« Oui, oui, si vous comptez, nous comptons ; si vouspayez vos dettes, nous payons les nôtres ; si vous fuyez, nousvainquons et nous sommes contents. » Dès qu’ils eurent achevéces mots, la jeune dame renversa la casserole, et rentra dansl’ouverture du mur, qui se referma aussitôt et se remit dans lemême état où il était auparavant.

La cuisinière, que toutes ces merveillesavaient épouvantée, étant revenue de sa frayeur, alla relever lespoissons qui étaient tombés sur la braise ; mais elle lestrouva plus noirs que du charbon, et hors d’état d’être servis ausultan. Elle en eut une vive douleur, et se mettant à pleurer detoute sa force : « Hélas ! disait-elle, que vais-jedevenir ? Quand je conterai au sultan ce que j’ai vu, je suisassurée qu’il ne me croira point ; dans quelle colère nesera-t-il pas contre moi ? »

Pendant qu’elle s’affligeait ainsi, le grandvizir entra, et lui demanda si les poissons étaient prêts. Elle luiraconta tout ce qui lui était arrivé, et ce récit, comme on le peutpenser, l’étonna fort ; mais, sans en parler au sultan, ilinventa une fable qui le contenta. Cependant il envoya chercher lepêcheur à l’heure même, et quand il fut arrivé :« Pêcheur, lui dit-il, apporte-moi quatre autres poissons quisoient semblables à ceux que tu as déjà apportés : car il estsurvenu certain malheur qui a empêché qu’on ne les ait servis ausultan. » Le pêcheur ne lui dit pas ce que le génie lui avaitrecommandé ; mais, pour se dispenser de fournir ce jour-là lespoissons qu’on lui demandait, il s’excusa sur la longueur duchemin, et promit de les apporter le lendemain matin.

Effectivement, le pêcheur partit durant lanuit, et se rendit à l’étang. Il y jeta ses filets, et les ayantretirés, il y trouva quatre poissons qui étaient, comme les autres,chacun d’une couleur différente. Il s’en retourna aussitôt, et lesporta au grand vizir dans le temps qu’il les lui avait promis. Ceministre les prit et les emporta lui-même encore dans la cuisine,où il s’enferma seul avec la cuisinière, qui commença de leshabiller devant lui, et qui les mit sur le feu, comme elle avaitfait pour les quatre autres le jour précédent. Lorsqu’ils furentcuits d’un côté, et qu’elle les eut tournés de l’autre, le mur dela cuisine s’entr’ouvrit encore, et la même dame parut avec sabaguette à la main ; elle s’approcha de la casserole, frappaun des poissons, lui adressa les mêmes paroles, et ils lui firenttous la même réponse en levant la tête.

Mais, sire, ajouta Scheherazade en sereprenant, voilà le jour qui paraît, et qui m’empêche de continuercette histoire. Les choses que je viens de vous dire sont, à lavérité, très-singulières ; mais si je suis en vie demain, jevous en dirai d’autres qui sont encore plus dignes de votreattention. Schahriar, jugeant bien que la suite devait être fortcurieuse, résolut de l’attendre la nuit suivante.

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