Les Mille et une nuits

CXLIII NUIT.

Le tailleur continua de raconter au sultan deCasgar l’histoire qu’il avait commencée : « Sire, dit-il,le jeune boiteux poursuivit ainsi : Comme j’avais entendu toutce que le barbier avait dit au cadi, je cherchai un endroit pour mecacher. Je n’en trouvai point d’autre qu’un grand coffre vide, oùje me jetai, et que je fermai sur moi. Le barbier, après avoirfureté partout, ne manqua pas de venir dans la chambre où j’étais.Il s’approcha du coffre, l’ouvrit, et dès qu’il m’eut aperçu, leprit, le chargea sur sa tête et l’emporta. Il descendit d’unescalier assez haut dans une cour qu’il traversa promptement, etenfin il gagna la porte de la rue. Pendant qu’il me portait, lecoffre vint à s’ouvrir par malheur, et alors ne pouvant souffrir lahonte d’être exposé aux regards et aux huées de la populace quinous suivait, je me lançai dans la rue avec tant de précipitation,que je me blessai à la jambe de manière que je suis demeuré boiteuxdepuis ce temps-là. Je ne sentis pas d’abord tout mon mal, et nelaissai pas de me relever pour me dérober à la risée du peuple parune prompte fuite. Je lui jetai même des poignées d’or et d’argentdont ma bourse était pleine ; et tandis qu’il s’occupait à lesramasser, je m’échappai en enfilant des rues détournées. Mais lemaudit barbier, profitant de la ruse dont je m’étais servi pour medébarrasser de la foule, me suivit sans me perdre de vue, en mecriant de toute sa force : « Arrêtez !Seigneur ; pourquoi courez-vous si vite ? Si vous saviezcombien j’ai été affligé du mauvais traitement que le cadi vous afait, à vous qui êtes si généreux, et à qui nous avons tantd’obligation, mes amis et moi ! Ne vous l’avais-je pas biendit, que vous exposiez votre vie par votre obstination à ne vouloirpas que je vous accompagnasse ? Voilà ce qui vous est arrivépar votre faute : et si de mon côté je ne m’étais pas obstinéà vous suivre pour voir où vous alliez, que seriez-vousdevenu ? Où allez-vous donc, seigneur ?Attendez-moi. »

« C’est ainsi que le malheureux barbierparlait tout haut dans la rue. Il ne se contentait pas d’avoircausé un si grand scandale dans le quartier du cadi, il voulaitencore que toute la ville en eût connaissance. Dans la rage oùj’étais, j’avais envie de l’attendre pour l’étrangler ; maisje n’aurais fait par là que rendre ma confusion plus éclatante. Jepris un autre parti : comme je m’aperçus que sa voix melivrait en spectacle à une infinité de gens qui paraissaient auxportes ou aux fenêtres, ou qui s’arrêtaient dans les rues pour meregarder, j’entrai dans un khan[50] dont leconcierge m’était connu. Je le trouvai à la porte, où le bruitl’avait attiré : « Au nom de Dieu, lui dis-je, faites-moila grâce d’empêcher que ce furieux n’entre ici après moi. » Ilme le promit et me tint parole ; mais ce ne fut pas sanspeine, car l’obstiné barbier voulait entrer malgré lui, et ne seretira qu’après lui avoir dit mille injures ; et jusqu’à cequ’il fût rentré dans sa maison, il ne cessa d’exagérer à tous ceuxqu’il rencontra le grand service qu’il prétendait m’avoirrendu.

« Voilà comme je me délivrai d’un hommesi fatigant. Après cela, le concierge me pria de lui apprendre monaventure : je la lui racontai, ensuite je le priai à mon tourde me prêter un appartement jusqu’à ce que je fusse guéri.« Seigneur, me dit-il, ne seriez-vous pas plus commodémentchez vous ? – Je ne veux point y retourner, luirépondis-je ; ce détestable barbier ne manquerait pas de m’yvenir trouver : j’en serais tous les jours obsédé, et jemourrais, à la fin, de chagrin de l’avoir incessamment devant lesyeux. D’ailleurs, après ce qui m’est arrivé aujourd’hui, je ne puisme résoudre à demeurer davantage en cette ville. Je prétends alleroù ma mauvaise fortune me voudra conduire. » Effectivement,dès que je fus guéri je pris tout l’argent dont je crus avoirbesoin pour voyager, et du reste de mon bien, je fis une donation àmes parents.

« Je partis donc de Bagdad, messeigneurs, et je suis venu jusqu’ici. J’avais lieu d’espérer que jene rencontrerais point ce pernicieux barbier dans un pays siéloigné du mien ; et cependant je le trouve parmi vous. Nesoyez donc pas surpris de l’empressement que j’ai à me retirer.Vous jugez bien de la peine que me doit faire la vue d’un homme quiest cause que je suis boiteux, et réduit à la triste nécessité devivre éloigné de mes parents, de mes amis et de ma patrie. »En achevant ces paroles, le jeune boiteux se leva et sortit. Lemaître de la maison le conduisit jusqu’à la porte, en luitémoignant le déplaisir qu’il avait de lui avoir donné, quoiqueinnocemment, un si grand sujet de mortification.

« Quand le jeune homme fut parti,continua le tailleur, nous demeurâmes tous fort étonnés de sonhistoire. Nous jetâmes les yeux sur le barbier, et lui dîmes qu’ilavait tort, si ce que nous venions d’entendre était véritable.« Messieurs, nous répondit-il en levant la tête, qu’il avaittoujours tenue baissée jusqu’alors ; le silence que j’ai gardépendant que ce jeune homme vous a entretenu vous doit être untémoignage qu’il ne vous a rien avancé dont je ne demeure d’accord.Mais quoi qu’il vous ait pu dire, je soutiens que j’ai dû faire ceque j’ai fait. Je vous en rends juges vous-mêmes : Nes’était-il pas jeté dans le péril, et sans mon secours en serait-ilsorti si heureusement ? Il est trop heureux d’en être quittepour une jambe incommodée. Ne me suis-je pas exposé à un plus granddanger pour le tirer d’une maison où je m’imaginais qu’on lemaltraitait ? A-t-il raison de se plaindre de moi, et de medire des injures si atroces ? Voilà ce que l’on gagne à servirdes gens ingrats ! Il m’accuse d’être un babillard :c’est une pure calomnie. De sept frères que nous étions, je suiscelui qui parle le moins et qui ai le plus d’esprit en partage.Pour vous en faire convenir, mes seigneurs, je n’ai qu’à vousconter mon histoire et la leur. Honorez-moi, je vous prie, de votreattention. »

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