Les Mille et une nuits

CXLV NUIT.

Sire, le barbier continua l’histoire de sonfrère aîné : « Commandeur des croyants, poursuivit-il, enparlant toujours au calife Mostanser Billah, vous saurez que lameunière n’eut pas plus tôt pénétré les sentiments de mon frère,qu’au lieu de s’en fâcher elle résolut de s’en divertir. Elle leregarda d’un air riant ; mon frère la regarda de même, maisd’une manière si plaisante, que la meunière referma la fenêtre auplus vite, de peur de faire un éclat de rire qui fît connaître àmon frère qu’elle le trouvait ridicule. L’innocent Bacboucinterpréta cette action à son avantage, et ne manqua pas de seflatter qu’on l’avait vu avec plaisir.

« La meunière prit donc la résolution dese réjouir de mon frère. Elle avait une pièce d’une assez belleétoffe dont il y avait déjà longtemps qu’elle voulait se faire unhabit. Elle l’enveloppa dans un beau mouchoir de broderie de soie,et le lui envoya par une jeune esclave qu’elle avait. L’esclave,bien instruite, vint à la boutique du tailleur : « Mamaîtresse vous salue, lui dit-elle, et vous prie de lui faire unhabit de la pièce d’étoffe que je vous apporte, sur le modèle decelui qu’elle vous envoie en même temps :elle change souvent d’habit, et c’est une pratique dont vous sereztrès-content. » Mon frère ne douta plus que la meunière ne fûtamoureuse de lui. Il crut qu’elle ne lui envoyait du travail,immédiatement après ce qui s’était passé entre elle et lui, qu’afinde lui prouver qu’elle avait lu dans le fond de son cœur, et del’assurer du progrès qu’il avait fait dans le sien. Prévenu decette bonne opinion, il chargea l’esclave de dire à sa maîtressequ’il allait tout quitter pour elle, et que l’habit serait prêtpour le lendemain matin. En effet, il y travailla avec tant dediligence qu’il l’acheva le même jour.

« Le lendemain la jeune esclave vint voirsi l’habit était fait. Bacbouc le lui donna bien plié, en luidisant : « J’ai trop d’intérêt de contenter votremaîtresse pour avoir négligé son habit. Je veux l’engager, par madiligence, à ne se servir désormais que chez moi. » La jeuneesclave fit quelques pas pour s’en aller ; puis se retournant,elle dit tout bas à mon frère : « À propos, j’oubliais dem’acquitter d’une commission qu’on m’a donnée : ma maîtressem’a chargée de vous faire ses compliments, et de vous demandercomment vous avez passé la nuit ; pour elle, la pauvre femme,elle vous aime si fort, qu’elle n’en a pas dormi. – Dites-lui,répondit avec transport mon benêt de frère, que j’ai pour elle unepassion si violente, qu’il y a quatre nuits que je n’ai fermél’œil. » Après ce compliment de la part de la meunière, ilcrut devoir se flatter qu’elle ne le laisserait pas languir dansl’attente de ses faveurs.

« Il n’y avait pas un quart d’heure quel’esclave avait quitté mon frère, lorsqu’il la vit revenir avec unepièce de satin : « Ma maîtresse, lui dit-elle, esttrès-satisfaite de son habit, il lui va le mieux du monde ;mais comme il est très-beau et qu’elle ne le veut porter qu’avec uncaleçon neuf, elle vous prie de lui en faire un au plus tôt decette pièce de satin. – Cela suffit, répondit Bacbouc, il sera faitaujourd’hui avant que je sorte de ma boutique ; vous n’avezqu’à le venir prendre sur la fin du jour. » La meunière semontra souvent à sa fenêtre et prodigua ses charmes à mon frèrepour lui donner du courage. Il faisait beau le voir travailler. Lecaleçon fut bientôt fait. L’esclave le vint prendre, mais ellen’apporta au tailleur ni l’argent qu’il avait déboursé pour lesaccompagnements de l’habit et du caleçon, ni de quoi lui payer lafaçon de l’un et de l’autre. Cependant ce malheureux amant, qu’onamusait et qui ne s’en apercevait pas, n’avait rien mangé de toutce jour-là, et fut obligé d’emprunter quelques pièces de monnaiepour acheter de quoi souper. Le jour suivant, dès qu’il fut arrivéà sa boutique, la jeune esclave vint lui dire que le meuniersouhaitait de lui parler. « Ma maîtresse, ajouta-t-elle, lui adit tant de bien de vous, en lui montrant votre ouvrage, qu’il veutaussi que vous travailliez pour lui. Elle l’a fait exprès, afin quela liaison qu’elle veut former entre lui et vous serve à faireréussir ce que vous désirez également l’un et l’autre. » Monfrère se laissa persuader, et alla au moulin avec l’esclave. Lemeunier le reçut fort bien ; et lui présentant une pièce detoile : « J’ai besoin de chemises, lui dit-il, voilà dela toile ; je voudrais bien que vous m’en fissiez vingt. S’ily a du reste, vous me le rendrez. »

Scheherazade, frappée tout à coup par laclarté du jour qui commençait à éclairer l’appartement deSchahriar, se tut en achevant ces dernières paroles. La nuitsuivante elle poursuivit ainsi l’histoire de Bacbouc :

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer