Les Mille et une nuits

LXXX NUIT.

Sire, dit Scheherazade au sultan des Indes,votre majesté n’a pas oublié que c’est le grand vizir Giafar quiparle au calife Haroun Alraschid. « À chaque fois,poursuivit-il, que la nouvelle mariée changeait d’habit, elle selevait de sa place, et, suivie de ses femmes, passait devant lebossu sans daigner le regarder, et allait se présenter devantBedreddin Hassan, pour se montrer à lui dans ses nouveaux atours.Alors Bedreddin Hassan, suivant l’instruction qu’il avait reçue dugénie, ne manquait pas de mettre la main dans sa bourse et d’entirer des poignées de sequins qu’il distribuait aux femmes quiaccompagnaient la mariée. Il n’oubliait pas les joueurs et lesdanseurs, il leur en jetait aussi. C’était un plaisir de voir commeils se poussaient les uns les autres pour en ramasser ; ilslui en témoignèrent de la reconnaissance, et lui marquaient parsignes qu’ils voulaient que la jeune épouse fût pour lui et nonpour le bossu. Les femmes qui étaient autour d’elle lui disaient lamême chose, et ne se souciaient guère d’être entendues du bossu, àqui elles faisaient mille niches ; ce qui divertissait forttous les spectateurs.

« Lorsque la cérémonie de changer d’habittant de fois fut achevée, les joueurs d’instruments cessèrent dejouer, et se retirèrent en faisant signe à Bedreddin Hassan dedemeurer. Les dames firent la même chose en se retirant après eux,avec tous ceux qui n’étaient pas de la maison. La mariée entra dansun cabinet où ses femmes la suivirent pour la déshabiller, et il neresta plus dans la salle que le palefrenier bossu, Bedreddin Hassanet quelques domestiques. Le bossu, qui en voulait furieusement àBedreddin, qui lui faisait ombrage, le regarda de travers et luidit : « Et toi, qu’attends-tu ? Pourquoi ne teretires-tu pas comme les autres ! marche » » CommeBedreddin n’avait aucun prétexte pour demeurer là, il sortit assezembarrassé de sa personne ; mais il n’était pas hors duvestibule, que le génie et la fée se présentèrent à lui etl’arrêtèrent : « Où allez-vous ? lui dit legénie ; demeurez ; le bossu n’est plus dans la salle, ilen est sorti pour quelque besoin : vous n’avez qu’à y rentreret vous introduire dans la chambre de la mariée. Lorsque vous serezseul avec elle, dites-lui hardiment que vous êtes son mari ;que l’intention du sultan a été de se divertir du bossu ; etque pour apaiser ce mari prétendu vous lui avez fait apprêter unbon plat de crème dans son écurie. Dites-lui là-dessus tout ce quivous viendra dans l’esprit pour la persuader. Étant fait comme vousêtes, cela ne sera pas difficile, et elle sera ravie d’avoir ététrompée si agréablement. Cependant nous allons donner ordre que lebossu ne rentre et ne vous empêche de passer la nuit avec votreépouse : car c’est la vôtre et non pas la sienne. »

« Pendant que le génie encourageait ainsiBedreddin et l’instruisait de ce qu’il devait faire, le bossu étaitvéritablement sorti de la salle. Le génie s’introduisit où ilétait, prit la figure d’un gros chat noir et se mit à miauler d’unemanière épouvantable. Le bossu cria après le chat et frappa desmains pour le faire fuir ; mais le chat, au lieu de seretirer, se raidit sur ses pattes, fit briller des yeux enflammés,et regarda fièrement le bossu en miaulant plus fort qu’auparavant,et en grandissant de manière qu’il parut bientôt gros comme unânon. Le bossu, à cet objet, voulut crier au secours ; mais lafrayeur l’avait tellement saisi qu’il demeura la bouche ouvertesans pouvoir proférer une parole. Pour ne lui pas donner derelâche, le génie se changea à l’instant en un puissant buffle, et,sous cette forme, lui cria d’une voix qui redoubla sa peur :« Vilain bossu. » À ces mots, l’effrayé palefrenier selaissa tomber sur le pavé, et, se couvrant la tête de sa robe pourne pas voir cette bête effroyable, lui répondit en tremblant :« Prince souverain des buffles, que demandez-vous demoi ? – Malheur à toi, lui repartit le génie ; tu as latémérité d’oser te marier avec ma maîtresse ! – Eh !seigneur, dit le bossu, je vous supplie de me pardonner : sije suis criminel ce n’est que par ignorance ; je ne savais pasque cette dame eût un buffle pour amant. Commandez-moi ce qu’ilvous plaira, je vous jure que je suis prêt à vous obéir. – Par lamort, répliqua le génie, si tu sors d’ici ou que tu ne gardes pasle silence jusqu’à ce que le soleil se lève ; si tu dis lemoindre mot, je t’écraserai la tête. Alors, je te permets de sortirde cette maison, mais je t’ordonne de te retirer bien vite sansregarder derrière toi ; et si tu as l’audace d’y revenir ilt’en coûtera la vie. » En achevant ces paroles, le génie setransforma en homme, prit le bossu par les pieds, et après l’avoirlevé, la tête en bas, contre le mur : « Si tu branles,ajouta-t-il, avant que le soleil soit levé, comme je te l’ai déjàdit, je te reprendrai par les pieds et te casserai la tête en millepièces contre cette muraille. »

« Pour revenir à Bedreddin Hassan,encouragé par le génie et par la présence de la fée, il étaitrentré dans la salle et s’était coulé dans la chambre nuptiale, oùil s’assit en attendant le succès de son aventure. Au bout dequelque temps la mariée arriva, conduite par une bonne vieille quis’arrêta à la porte, exhortant le mari à bien faire son devoir,sans regarder si c’était le bossu ou un autre ; après quoielle la ferma et se retira.

« La jeune épouse fut extrêmementsurprise de voir, au lieu du bossu, Bedreddin Hassan qui seprésenta à elle de la meilleure grâce du monde. « Héquoi ! mon cher ami, lui dit-elle, vous êtes ici à l’heurequ’il est ? Il faut donc que vous soyez camarade de mon mari.– Non, madame, répondit Bedreddin, je suis d’une autre conditionque ce vilain bossu. – Mais, reprit-elle, vous ne prenez pas gardeque vous parlez mal de mon époux. – Lui, votre époux ! madame,repartit-il. Pouvez-vous conserver si longtemps cette pensée ?Sortez de votre erreur. Tant de beautés ne seront pas sacrifiées auplus méprisable de tous les hommes. C’est moi, madame, qui suisl’heureux mortel à qui elles sont réservées. Le sultan a voulu sedivertir en faisant cette supercherie au vizir votre père, et ilm’a choisi pour votre véritable époux. Vous avez pu remarquercombien les dames, les joueurs d’instruments, les danseurs, vosfemmes et tous les gens de votre maison se sont réjouis de cettecomédie. Nous avons renvoyé le malheureux bossu, qui mange, àl’heure qu’il est, un plat de crème dans son écurie, et vous pouvezcompter que jamais il ne paraîtra devant vos beaux yeux. »

« À ce discours, la fille du vizir, quiétait entrée plus morte que vive dans la chambre nuptiale, changeade visage, prit un air gai qui la rendit si belle, que Bedreddin enfut charmé. « Je ne m’attendais pas, lui dit-elle, à unesurprise si agréable, et je m’étais déjà condamnée à êtremalheureuse tout le reste de ma vie. Mais mon bonheur est d’autantplus grand que je vais posséder en vous un homme digne de matendresse. » En disant cela, elle acheva de se déshabiller etse mit au lit. De son côté, Bedreddin Hassan, ravi de se voirpossesseur de tant de charmes, se déshabilla promptement. Il mitson habit sur un siège et sur la bourse que le juif lui avaitdonnée, laquelle était encore pleine, malgré tout ce qu’il en avaittiré. Il ôta aussi son turban, pour en prendre un de nuit qu’onavait préparé pour le bossu ; et il alla se coucher en chemiseet en caleçon[42]. Le caleçon était en satin bleu etattaché avec un cordon tissu d’or. »

L’aurore, qui se faisait voir, obligeaScheherazade à s’arrêter. La nuit suivante, ayant été réveillée àl’heure ordinaire, elle reprit le fil de cette histoire et lacontinua dans ces termes :

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