Les Temps difficiles

Chapitre 17Effets dans la banque.

 

Par un beau jour de la Saint-Jean, le soleilbrillait dans tout son éclat. Cela se voyait quelquefois, même àCokeville.

Entrevue à une certaine distance, par un tempspareil, Cokeville se trouvait enveloppée d’un halo de brouillardenfumé qui lui était propre et qui semblait imperméable aux rayonsdu soleil. On devinait seulement que la ville était là, parce qu’onsavait que la présence d’une ville pouvait seule expliquer latriste tache qui gâtait le paysage. Une vapeur de suie et de fumée,qui se dirigeait confusément, tantôt d’un côté, tantôt d’un autre,tantôt semblait vouloir s’élever jusqu’à la voûte du ciel, tantôtse traînait ténébreuse à fleur de terre, selon que le vent tombait,s’élevait, ou changeait de direction : un mélange confus,épais et informe, traversé par quelques nappes lumineuses quin’éclairaient que des masses d’obscurité ; Cokeville, àdistance, s’annonçait déjà pour ce qu’elle était, avant qu’on enpût apercevoir une seule brique.

Ce qu’il y avait de plus étonnant, c’est quela ville fût encore là. Elle avait été ruinée si souvent, quec’était merveille qu’elle eût résisté à tant de secousses. Certeson n’a jamais vu d’argile à porcelaine plus fragile que celle dontse trouvaient pétris les manufacturiers de Cokeville. On avait beaules manier avec toutes les précautions possibles, ils mettaienttant de complaisance à tomber en morceaux, qu’on ne pouvaits’empêcher de croire qu’ils étaient fêlés depuis longtemps. Ilsétaient ruinés, disaient-ils, lorsqu’on les obligeait à envoyer àl’école les enfants des fabriques ; ils étaient ruinés,lorsqu’on nommait des inspecteurs pour examiner leursateliers ; ils étaient ruinés lorsque ces inspecteurs malappris exprimaient, dans leurs scrupules, le doute que lesfilateurs eussent le droit d’exposer les gens à être hachés menudans leurs machines ; ils étaient perdus sans ressource,lorsqu’on se permettait d’insinuer qu’ils pourraient, dans certainscas, faire un peu moins de fumée. Outre la cuiller d’or deM. Bounderby, qui était généralement acceptée dans Cokeville,il existait une autre fiction assez répandue parmi lesmanufacturiers. Elle se présentait sous forme de menace. Dès qu’unCokebourgeois se croyait maltraité, c’est-à-dire dès qu’on ne lelaissait pas tranquille et qu’on proposait de le rendre responsabledes conséquences d’un seul de ses actes, il ne manquait jamais defaire entendre cette terrible menace : « J’aimerais mieuxjeter mes biens dans l’océan Atlantique. » Plus d’une fois leministre de l’intérieur en avait tremblé des pieds à la tête.

Les Cokebourgeois, malgré tout, se montraientsi bons patriotes, que loin de jeter leurs biens dans l’océanAtlantique, ils avaient au contraire la bonté d’en prendre le plusgrand soin. La ville était toujours là, sous son halo de brouillardqui ne faisait que croître et embellir.

Les rues étaient chaudes et poudreuses cejour-là, et le soleil était si éclatant qu’il brillait, même àtravers la lourde vapeur suspendue au-dessus de Cokeville et qu’onne pouvait le regarder fixement. Les chauffeurs sortaient de diverspassages souterrains et se montraient dans les cours des fabriques,assis sur des marches, des poteaux ou des palissades, essuyantleurs visages bronzés et contemplant des amas de charbon. Toute laville avait l’air de frire dans la poêle. Il y avait partout uneodeur étouffante d’huile bouillante. L’huile faisait reluire lesmachines à vapeur, salissait les vêtements des ouvriers, suintaitet découlait le long des nombreux étages de chaque fabrique.L’atmosphère de ces palais enchantés ressemblait au souffle duSimoon ; et les naturels du pays, épuisés par la chaleur,s’avançaient languissamment à travers le désert. Mais aucunetempérature ne pouvait augmenter ni diminuer la folie de cesmalheureux éléphants atteints de mélancolie. Leurs têtes agaçantess’élevaient et s’abaissaient sans changer d’allure, que le tempsfût chaud ou froid, humide ou sec, beau ou mauvais. L’ombre queprojetait sur le mur leur mouvement uniforme était la seule queCokeville pût servir pour remplacer l’ombrage frémissant desforêts ; de même que, pour remplacer le bourdonnement desinsectes d’été, elle n’avait guère à offrir, tout le long del’année, depuis l’aube du lundi jusqu’à la nuit du samedi, d’autremusique que le frou-frou des roues et de l’arbre de couche.

Il n’y eut pas d’autre musique pendant toutecette belle journée, et le piéton qui longeait les mursbourdonnants des fabriques, en entendant ce bruit assoupissant,n’en avait que plus chaud et plus envie de dormir. Les storesbaissés et les arrosages rafraîchissaient un peu les grandes rueset les boutiques ; mais les fabriques, les cours et les alléesétroites cuisaient dans leur jus. Là bas, sur la rivière noircie etépaissie par mainte drogue de teinture, quelques gamins deCokeville en congé, spectacle très-rare dans ces parages, sepromenaient dans un bateau délabré, dont un sillon d’écume marquaitla route pénible, tandis que chaque coup de rame soulevait desodeurs infectes. Mais le soleil lui-même, quoique très-bienfaisanten général, se montrait moins favorable à Cokeville que le froid leplus rigoureux, et il était rare qu’il fixât un regard pénétrantsur les quartiers les plus populeux de la cité sans engendrer plusde morts que de naissances. C’est ainsi que l’œil même du ciel sechange en un mauvais œil, lorsque des mains incapables ou sordidess’interposent entre lui et les objets que ses rayons venaientbénir.

Mme Sparsit est assise, à labanque, sur le côté le plus ombragé de la rue qui cuit au soleil,dans son salon des après-midi. Les bureaux sont fermés ; etvers cette heure de la journée, Mme Sparsit acoutume d’embellir de sa présence la salle du conseil situéeau-dessus de la caisse. Son propre salon se trouve à l’étagesupérieur ; c’est de là, du haut d’une croisée qui lui sertd’observatoire, que chaque matin, lorsque M. Bounderbytraverse la rue, elle l’accueille avec ce salut plein decondoléance qu’il convient d’adresser à une victime. Il y amaintenant une année que M. Bounderby est marié, etMme Sparsit ne lui a pas fait grâce un seul jour desa pitié obstinée.

L’aspect de la banque n’a rien qui puisseblesser la salutaire monotonie de la ville. C’est une autre maisonde briques rouges, avec des volets noirs à l’extérieur et desstores verts à l’intérieur, une porte d’entrée noire exhaussée dedeux marches blanches, ornée d’une plaque et d’une poignée decuivre. La maison de banque est un peu plus grande que la demeurede M. Bounderby, laquelle de son côté, est cinq ou six foisplus grande que les autres habitations de la ville. Quant au reste,elle est exactement conforme au modèle.

Mme Sparsit avait laconviction qu’en descendant le soir parmi les pupitres et lesautres accessoires de la comptabilité, elle répandait un charmetout féminin, pour ne pas dire aristocratique, sur le bureau.Assise auprès de la croisée, avec sa broderie ou son tricot, ellese flattait de corriger, par ses manières distinguées, l’aspectvulgaire de ces lieux consacrés aux affaires. Grâce à cette idée deson intéressante mission, Mme Sparsit se regardait,en quelque sorte, comme la fée de la banque. Les gens de la villequi, en allant et venant, la voyaient là, n’en avaient pasprécisément la même idée : ils la regardaient comme le dragonde la banque, chargé de veiller sur les trésors de la mine.

Mme Sparsit ne savait pas plusque les passants quelle était la nature des trésors en question. Del’or et de l’argent monnayé, des billets, des secrets qui, s’ilsétaient divulgués, devaient causer, de telle ou telle manière, laruine de tels ou tels personnages (en général de gens qued’instinct elle n’aimait pas), c’étaient là les principaux articlesqui figuraient dans l’inventaire idéal qu’elle faisait de cesrichesses. Quant au reste, elle savait qu’après la fermeture desbureaux, elle régnait en maîtresse absolue sur tous les meubles dela banque et sur une chambre bardée de fer, fermée à tripleserrure, contre la porte de laquelle l’homme de peine appuyaitchaque soir sa tête, couché sur un lit de sangle qui disparaissaitau chant du coq. En outre, elle était dame suzeraine de certainscaveaux défendus par des chevaux de frise contre le monde desvoleurs ; et aussi de tout le reliquat du travail de chaquejour, qui se composait de pâtés d’encre, de trognons de plumes, defragments de pains à cacheter, et de morceaux de papier déchirés simenu qu’elle n’avait jamais pu y déchiffrer aucun fait intéressant,lorsqu’elle avait essayé de les lire. Enfin, elle avait avec celala garde d’un petit arsenal de coutelas et de carabines, disposédans un ordre formidable au-dessus d’une des cheminéesofficielles ; et la surveillance de cette respectableinstitution que ne doit jamais oublier un établissement qui affichedes prétentions à l’opulence, une rangée de seaux à incendie,ustensiles qui ne sont destinés à rendre aucun service réel, maisqui exercent sur la plupart des spectateurs une influence moralequi ne manque jamais son effet, et leur en imposent autant quepourraient le faire des lingots du même calibre.

Une bonne sourde et l’homme de peinecomplétaient l’empire de Mme Sparsit. La bonnesourde passait pour être très-riche ; et le bruit couraitdepuis des années parmi les classes ouvrières de Cokeville, qu’onl’assassinerait quelque soir après la fermeture de la banque, pourlui voler son argent. On pensait même en général que l’époque étaitéchue depuis quelque temps déjà et que la prophétie était en retardavec elle ; cela ne l’empêchait pas de continuer à garder saplace dans ce monde comme à la banque, avec une ténacité quin’était pas le fait d’un bon caractère et causait beaucoup demécontentement et de surprise aux croyants désappointés.

On venait de servir le thé deMme Sparsit sur une impertinente petite table quise donnait des airs de se cambrer sur ses trois pieds, et queMme Sparsit glissait, lorsque les bureaux étaientfermés, dans la société de la grande table officielle, longue,sévère, à dessus de basane, qui se pavanait au milieu de la chambredu conseil. C’est sur ce trépied que l’homme de peine posa leplateau, en portant son poing retourné à son front, par formed’hommage et de salut révérencieux.

« Merci, Bitzer, ditMme Sparsit.

– C’est moi qui vous remercie, madame,répondit l’homme de peine. »

C’était un homme de peine assez chétif queBitzer, aussi chétif en vérité que le jour où nous l’avons vucligner des yeux à l’école, en définissant un cheval pour la fillenuméro vingt.

« Tout est fermé, Bitzer ? demandaMme Sparsit.

– Tout, Madame.

– Et que dit-on, poursuivitMme Sparsit en se versant du thé, que dit-on denouveau ? Y a-t-il quelque chose ?

– Pour ça, madame, je ne puis pas mevanter d’avoir rien entendu de bien neuf. Les gens d’ici ne valentpas grand’chose, madame ; mais ce n’est pas là une nouvelle,malheureusement.

– Que font donc ces mauvaisgarnements ? Ne sauraient-ils se tenir tranquilles ?demanda Mme Sparsit.

– C’est toujours la même histoire,madame. Ils s’associent, ils forment des coalitions, ils s’engagentà se soutenir les uns les autres.

– Il est à regretter, ditMme Sparsit, donnant à son nez une expressionencore plus romaine et fronçant des sourcils plus coriolanesquesque jamais dans l’excès de sa sévérité, que les maîtres associéssouffrent de pareilles associations chez leurs ouvriers.

– Oui, madame, dit Bitzer.

– Et puisqu’ils sont associés eux-mêmes,ils devraient, tous tant qu’ils sont, se décider à n’employer aucunouvrier qui se serait associé avec un autre ouvrier.

– Ils l’ont bien essayé, madame, répliquaBitzer ; mais cela n’a pas tout à fait réussi ; il afallu y renoncer.

– Je ne prétends pas me connaître à ceschoses-là, dit Mme Sparsit avec dignité, madestinée m’ayant d’abord jetée dans une tout autre sphère ; etM. Sparsit, en sa qualité de Powler, se trouvant également endehors de contestations de ce genre. Mais ce que je sais bien,c’est qu’il faut dompter ces gens-là, et qu’il est temps qu’on lefasse, une fois pour toutes.

– Oui, madame, répliqua Bitzer,témoignant le plus grand respect pour l’autorité prophétique deMme Sparsit. Vous avez mis le doigt dessus, madame,assurément. »

Comme c’était l’heure où il avaithabituellement une petite causerie intime avecMme Sparsit, et comme il avait déjà lu dans leregard de la dame qu’elle allait lui demander quelque chose, ilfeignit de ranger sur le bureau les règles, les encriers, etc.,tandis qu’elle achevait son thé tout en lançant des coups d’œildans la rue par la croisée ouverte.

« Avons-nous eu beaucoup de besogneaujourd’hui, Bitzer ? demanda Mme Sparsit.

– Pas trop, milady. Une journéemoyenne. »

Bitzer glissait de temps à autre dans saconversation un miladyau lieu de madame, comme unhommage involontaire rendu à la dignité personnelle deMme Sparsit.

« Les commis, ditMme Sparsit, enlevant soigneusement sur sa mitainegauche une miette imperceptible de pain et de beurre, sont dignesde confiance, exacts et assidus au travail, sans doute ?

– Oui, madame, il n’y a pas grand’chose àdire, madame. À cela près de l’exception habituelle,s’entend. »

Bitzer remplissait à la banque les honorablesfonctions d’espion, et en retour de ses services bénévoles,recevait un cadeau à Noël en sus de ses gages hebdomadaires.C’était maintenant un jeune homme avisé, circonspect et prudent quine pouvait manquer de faire son chemin. Son esprit était siexactement réglé qu’il n’avait ni affections ni passions. Tous sesactes étaient le résultat d’un calcul minutieux et froid ; etce n’était pas sans raison que Mme Sparsit seplaisait à déclarer qu’elle n’avait jamais connu un jeune homme quieût des principes plus arrêtés que Bitzer. S’étant assuré, à lamort de son père, que Mme Bitzer avait droit derésidence sur Cokeville, ce digne économiste en bas âge avaitsoutenu ce droit en s’attachant avec tant d’opiniâtreté auprincipe, que la veuve avait été renfermée aux frais de la communedans la maison des pauvres pour le reste de ses jours. Il fautconvenir que Bitzer lui donnait une demi-livre de thé par an, cequi était une grande faiblesse de sa part ; d’abord, parce quetout don a pour résultat inévitable de pousser au paupérisme, etensuite, parce que la seule chose raisonnable qu’il eût à faireétait plutôt d’acheter cette denrée au meilleur marché possiblepour la revendre le plus cher possible, attendu qu’il a étéclairement démontré par les philosophes que ce principe comprendtous les devoirs de l’homme. Je ne dis pas une partie de sesdevoirs, mais tous sans distinction.

« Il n’y a pas grand’chose à dire,madame. À cela près de l’exception habituelle, madame, répétaBitzer.

– Ah !… ditMme Sparsit, secouant la tête au-dessus de satasse, et prenant une longue gorgée.

– M. Thomas, madame. J’ai des doutessur M. Thomas, madame ; je n’aime pas du tout la façondont M. Thomas se conduit.

– Bitzer, ditMme Sparsit, d’un ton très-imposant, vousrappelez-vous la recommandation que je vous ai faite sur l’emploides noms propres ?

– Je vous demande bien pardon, madame.Votre remarque est fort juste, vous m’avez défendu l’emploi desnoms propres, et je sais qu’il est toujours mieux de leséviter.

– Veuillez vous rappeler que j’ai unecharge ici, dit Mme Sparsit, avec son air desgrands jours ; j’occupe ici une place de confiance, Bitzer,sous M Bounderby. Quelque improbable qu’il eût pu paraître àM. Bounderby et à moi-même, il y a un certain nombre d’années,qu’il deviendrait jamais mon patron et me ferait une gratificationannuelle, je n’en dois pas moins le regarder comme mon patron.M. Bounderby, connaissant ma position sociale et ma naissance,a eu pour moi tous les égards que je pouvais désirer, plus, bienplus que je ne pouvais en attendre. Par conséquent, je veux êtrescrupuleusement fidèle à mon patron. Et je ne crois pas, je ne veuxpas croire, je ne dois pas croire, dit Mme Sparsit,qui paraissait avoir en magasin un grand fonds d’honneur et demoralité, que ce fût me montrer scrupuleusement fidèle envers luique de souffrir qu’on prononce sous ce toit des noms qui, parmalheur… c’est un malheur, il ne peut exister aucun doute à cetégard… se trouvent associés au sien. »

Bitzer porta de nouveau la main à son front etdemanda encore pardon de sa maladresse.

« Non, Bitzer, continuaMme Sparsit, dites un individu et je vousécouterai ; mais si vous dites M. Thomas, je ne veux plusrien entendre.

– Sauf l’exception habituelle, madame,dit Bitzer, recommençant sa confidence, d’un individu.

– Ah !… répétaMme Sparsit, qui recommença l’exclamation, lehochement de tête au-dessus de sa tasse et la longue gorgée, commepour reprendre la conversation à l’endroit où elle avait étéinterrompue.

– Il y a un individu, madame, dit Bitzer,qui n’a jamais été ce qu’il devrait être, depuis le jour où il estvenu ici. C’est flaneur, dissipé et dépensier. Il ne vaut pas lepain qu’il mange, madame. On ne le lui donnerait pas non plus,madame, s’il n’était pas bien en cour, s’il n’avait pas à la courune parente et amie, madame !

– Ah !… ditMme Sparsit, avec un autre hochement de têtemélancolique.

– Je souhaite seulement, madame,poursuivit Bitzer, que cette parente et amie ne lui fournisse pasles moyens de continuer son genre de vie. Autrement, madame, noussavons bien de quelle poche sort cet argent là.

– Ah ! soupira encoreMme Sparsit, en réitérant son hochement de têtemélancolique.

– Lui, il est à plaindre, madame. Ladernière personne à laquelle j’ai fait allusion est à plaindre, ditBitzer.

– Oui, Bitzer, répliquaMme Sparsit. C’est ce que j’ai toujours fait, j’aitoujours plaint son aveuglement.

– Quant à un individu, madame, ditBitzer, parlant plus bas et se rapprochant, il est aussiimprévoyant qu’aucun des ouvriers de cette ville. Et vous savezjusqu’où va leur imprévoyance, madame. Personne ne peut se flatterd’en remontrer là-dessus à une dame de votre rang.

– Ils feraient bien, répliquaMme Sparsit, de prendre plutôt modèle sur vous,Bitzer.

– Merci, madame. Mais puisque vous voulezbien parler de moi, regardez un peu, madame. J’ai mis quelqueargent de côté, déjà. Cette gratification que je reçois à Noël,madame, je n’y touche pas. Je ne dépense pas même tous mes gages,quoiqu’ils ne soient pas bien élevés, madame. Pourquoi ne font-ilspas comme moi, madame ? Ce que l’un peut faire, tout le mondepourrait bien le faire aussi. »

C’était encore là une des fictions deCokeville. Tout capitaliste de l’endroit qui avait gagné soixantemille livres sterling, en commençant avec une pièce de six pence,affectait toujours de s’étonner que chacun des soixante mille,ouvriers du voisinage ne gagnât pas soixante mille livres avec unepièce de six pence, et leur reprochait plus ou moins de ne pasfaire ce chef-d’œuvre. « Ce que j’ai fait, vous pouvez bien lefaire aussi. Pourquoi n’allez-vous pas le faire ? »

« Quant à leur prétendu besoinde récréations, madame, ça fait pitié ! Est-ce que je demandedes récréations, moi ? Je n’en ai jamais demandé et je n’endemanderai jamais ; d’ailleurs je ne les aime pas. Quant àleurs sociétés, il y a bon nombre d’entre eux qui, en ouvrant lesyeux et en dénonçant leurs camarades, pourraient gagner unebagatelle par-ci par-là, soit en argent, soit en se faisant bienvenir des maîtres, et améliorer leur sort. Pourquoi nel’améliorent-ils pas, alors ? C’est la première chose àlaquelle doit songer un être raisonnable, et c’est justement cedont ils prétendent avoir besoin.

– Prétendent, c’est bien le mot !dit Mme Sparsit.

– Et puis vraiment cela fait mal au cœurde les entendre parler si souvent de leurs femmes et de leursenfants. Regardez-moi un peu, madame ! Est-ce que j’ai besoin,moi, de femme et d’enfants. Pourquoi ne s’en passent-ils pas commemoi ?

– Parce qu’ils sont imprévoyants, ditMme Sparsit.

– Oui, madame, répliqua Bitzer, c’estjustement cela. S’ils étaient plus prévoyants et moins pervertis,que feraient-ils ? Ils se diraient : Tant que mon chapeaucouvrira toute ma famille, ou tant que mon bonnet couvrira toute mafamille… selon le sexe, madame… je n’ai qu’une seule personne ànourrir, et cette personne est justement celle que j’ai le plus deplaisir à sustenter.

– C’est évident, répliquaMme Sparsit, mangeant une rôtie.

– Merci, madame, dit Bitzer, saluant denouveau avec son poing fermé, pour témoigner qu’il appréciait à sajuste valeur la conversation édifiante deMme Sparsit. Désirez-vous encore un peu d’eauchaude, madame, où avez-vous besoin que j’aille vous chercherquelque autre chose ?

– Rien pour le moment, Bitzer.

– Merci, madame. Je ne voudrais pas vousdéranger pendant vos repas, madame, surtout pendant votre thé,sachant combien vous y tenez, dit Bitzer, allongeant le cou commeune cigogne pour voir dans la rue de l’endroit où il setenait ; mais voilà un monsieur qui regarde de ce côté depuisune minute ou deux et qui vient de traverser la rue comme s’ilallait frapper ici. Tiens ! c’est sans doute lui qui frappe,madame. »

Il alla jusqu’à la fenêtre, avança la têtedans la rue, et la retira aussitôt en confirmant sa prévision.

« Oui, madame, c’est lui. Voulez-vousqu’on fasse monter le monsieur, madame ?

– Je ne sais qui ce peut-être, ditMme Sparsit, s’essuyant la bouche et arrangeant sesmitaines.

– C’est certainement un étranger,madame.

– Qu’est-ce qu’un étranger peut vouloir àla banque à une pareille heure ? Ce ne saurait être que pourquelque affaire qui ne peut pas se faire maintenant ; maisquoi qu’il en soit, M. Bounderby m’a confié un emploi dans cetétablissement, et je saurai le remplir. Si le devoir que je me suisimposé m’oblige à recevoir ce monsieur, je le recevrai. Faitescomme vous voudrez, Bitzer. »

Le visiteur, dans sa complète ignorance desparoles magnanimes de Mme Sparsit, répéta son coupde marteau avec tant de force, que l’homme de peine s’empressad’aller ouvrir, tandis que Mme Sparsit, après avoircaché sa petite table avec les autres témoins de son repas, dansune armoire, décampait en haut afin de pouvoir apparaître, si lachose devenait nécessaire, avec plus de dignité.

« S’il vous plaît, madame, le monsieurvoudrait vous voir, dit Bitzer, son œil incolore collé à la serrurede Mme Sparsit. »

Sur ce, Mme Sparsit, qui avaitprofité de l’intervalle pour retaper un peu son bonnet, prit lapeine de retransporter ses traits classiques jusqu’à l’étageinférieur et entra dans la salle du conseil à la façon d’unematrone romaine qui franchit les murs d’une ville assiégée pourtraiter avec le général ennemi.

Comme le visiteur s’était avancé vers lacroisée et regardait en ce moment dans la rue d’un air insouciant,il fut aussi peu frappé qu’il est possible de cette entréeimposante. Il resta à siffler à mi-voix avec tout le calmeimaginable, son chapeau sur la tête. On remarquait chez lui uncertain air de fatigue indolente, qui provenait en partie d’unexcès de bon ton. Car on voyait au premier coup-d’œil que c’étaitun parfait gentleman, formé sur les modèles de l’époque,ennuyé de tout, ne croyant pas plus à quoi que ce soit que Luciferlui-même.

« Je crois, monsieur, ditMme Sparsit que vous désiriez me parler.

– Je vous demande pardon, dit-il, en seretournant et ôtant son chapeau. Veuillez m’excuser.

– Hum ! pensaMme Sparsit, en faisant un salut plein dedignité : trente-cinq ans, bonne mine, jolie taille, joliesdents, voix agréable, bon ton, mise distinguée, cheveux noirs,regard hardi. »

En sa qualité de femme,Mme Sparsit, pour voir tout cela, n’eut besoin qued’un coup d’œil de côté en s’inclinant pour lui faire larévérence : les femmes sont comme ce sultan qui n’avait qu’àtremper sa tête dans un seau d’eau pour y voir tout l’univers.

« Veuillez vous asseoir, monsieur, ditMme Sparsit.

– Merci. Voulez-vous me permettre (ilavança un siège pour elle, mais resta lui-même le dos appuyé contrela table dans une attitude nonchalante). J’ai laissé mon domestiqueau débarcadère pour surveiller mes effets, car le train était fortchargé de bagages, et je suis parti en flânant et en regardant lepays. Quelle drôle de ville. Me permettrez-vous de vous demander sielle est toujours aussi noire que cela ?

– En général, elle est beaucoup plusnoire, répondit Mme Sparsit, d’un ton décidé.

– Est-il possible !… Excusez monindiscrétion : Vous n’êtes pas une indigène, je crois.

– Non, monsieur, répliquaMme Sparsit. Avant de devenir veuve, j’ai eu labonne ou la mauvaise fortune, comme vous voudrez, de vivre dans unesphère bien différente. Mon mari était un Powler.

– Mille pardons, comprends pas, paroled’honneur ! dit l’inconnu. Votre mari étaitun… ? »

Mme Sparsit répéta :

« Un Powler.

– Famille Powler ? demanda l’inconnuaprès avoir réfléchi quelques instants. »

Mme Sparsit fit un signe detête affirmatif. L’inconnu parut un peu plus fatiguéqu’auparavant.

« Vous devez bien vous ennuyer ici ?fut la seule réponse qu’il jugea à propos de faire à la déclarationgénéalogique de la dame.

– Je suis l’esclave des circonstances,monsieur, dit Mme Sparsit, et j’ai appris à mesoumettre au pouvoir qui gouverne ma vie.

– Très-philosophique, répliqua l’inconnu,fort exemplaire assurément, fort louable, et fort… »

Il crut sans doute que ce n’était pas la peinede finir sa phrase, car il se mit à jouer, d’un air ennuyé, avec sachaîne de montre.

« Oserais-je demander, monsieur, ditMme Sparsit, ce qui me procure l’honneur de…

– Assurément, interrompit l’inconnu.Merci de me l’avoir rappelé. Je suis porteur d’une lettred’introduction pour M. Bounderby le banquier. Me promenant àtravers les rues de cette ville si extraordinairement noire,pendant qu’on apprêtait mon dîner à l’hôtel, j’ai demandé à unindividu que j’ai rencontré… un ouvrier des fabriques… ilparaissait avoir pris une douche de quelque chose de pelucheux, queje présume provenir de la matière première… »

Mme Sparsit inclina la tête ensigne d’assentiment.

« … Matière première… où demeuraitM. Bounderby le banquier. Et cet individu, trompé sans doutepar le mot banquier, m’a envoyé à la banque. Car je suppose queM. Bounderby le banquier n’habite pas l’édifice dans lequelj’ai l’honneur de vous présenter cette explication ?

– Non, monsieur, réponditMme Sparsit, il ne l’habite pas.

– Merci. Je n’avais et je n’ai aucuneintention de remettre ma lettre en ce moment. Mais étant arrivédevant la banque en me promenant pour tuer le temps, et ayant étéassez heureux pour apercevoir à la croisée (qu’il indiqua avec ungeste plein de langueur avant d’adresser un léger salut à laparente de Lady Scadgers) une dame d’un extérieur aussi distinguéqu’agréable, j’ai pensé que je ne pouvais mieux faire que deprendre la liberté de demander à cette dame où demeureM. Bounderby le banquier. Et voilà ce que j’ose, avec toutesles excuses convenables, vous prier de me dire. »

Les façons distraites et indolentes del’inconnu étaient suffisamment compensées, aux yeux deMme Sparsit, par un certain air de galanterie aiséequi n’excluait pas le respect. En ce moment, par exemple,l’inconnu, presque assis sur la table, se penchait sans façon versla dame, comme attiré vers elle par quelque charme secret qui larendait très-agréable dans son genre.

« Les banques, je le sais, sont toujourssoupçonneuses, et c’est leur devoir (dit l’inconnu, dont le tonbadin et facile, qui ne manquait pas d’agrément, et laissait àdeviner encore plus de sens et de belle humeur, tactique habilepeut-être du fondateur, quel que soit ce grand homme, de lanombreuse secte à laquelle appartenait l’étranger) par conséquent,je vous dirai que ma lettre… la voici… est du député de cetteville, Gradgrind, que j’ai eu le plaisir de connaître àLondres. »

Mme Sparsit reconnutl’écriture, déclara qu’une pareille garantie était tout à faitinutile, et donna l’adresse de M. Bounderby, avec toutes lesindications et tous les renseignements nécessaires.

« Mille grâces, dit l’inconnu.Vous connaissez beaucoup le banquier, naturellement ?

– Oui, monsieur, répliquaMme Sparsit. Mes rapports avec mon patron durentdepuis dix ans.

– Mais c’est une éternité ! Je croisqu’il a épousé la fille de Gradgrind ?

– Oui, dit Mme Sparsit,dont les lèvres se comprimèrent tout à coup. Il a eu ce… cethonneur.

– La dame est un vrai philosophe,m’a-t-on dit ?

– En vérité, monsieur ? ditMme Sparsit. Vraiment ?

– Pardonnez mon impertinente curiosité,poursuivit l’inconnu planant au-dessus des sourcils deMme Sparsit avec un air propitiatoire, mais vousconnaissez la famille et vous êtes une femme du monde. Je vaisfaire connaissance avec la famille, et il est possible que j’aieavec elle des relations assez suivies. Est-ce que la dame est aussiterrible qu’on le dit ? Son père lui fait une telle réputationde science, que je brûle de savoir à quoi m’en tenir. Est-elle toutà fait inabordable ? Est-ce que c’est une de ces savantes àrepousser et renverser un pauvre homme ? Allons ! jevois, à votre sourire expressif, que vous n’en croyez rien. Vousvenez de verser un baume dans mon âme inquiète. Et quel âgepourrait-elle avoir ? Quarante ans ?Trente-cinq ? »

Mme Sparsit éclata derire.

« Une gamine, dit-elle ; ellen’avait pas vingt ans le jour de son mariage.

– Je vous donne ma parole d’honneur,madame Powler, répliqua l’inconnu, se reculant de la table, que jen’ai été de ma vie plus étonné. »

En effet il semblait aussi surpris qu’il étaitsusceptible de se laisser surprendre par quoi que ce soit. Ilcontempla son interlocutrice pendant un bon quart de minute sanspouvoir revenir de son étonnement.

« Je vous assure, madame Powler,reprit-il alors, de l’air d’un homme complètement épuisé, que lesfaçons du père m’avaient préparé à rencontrer, dansMme Bounderby, un personnage d’une maturité moroseet rocailleuse. Je vous suis on ne peut plus obligé d’avoirrectifié une si absurde méprise. Veuillez excuser mon importunevisite. Mille grâces. Bon jour. »

Il sortit en saluant, etMme Sparsit, cachée dans le rideau de la croisée,le vit qui descendait d’un pas indolent le côté ombragé de la rue,attirant les regards de toute la ville.

« Que pensez-vous de cemonsieur, Bitzer ? demanda-t-elle à l’homme de peine, lorsquecelui-ci vint enlever le plateau.

– Il doit dépenser beaucoup d’argent poursa toilette, madame.

– Il faut avouer, ditMme Sparsit, qu’elle est de très-bon goût.

– Oui, madame, répliqua Bitzer ;mais est-ce là une compensation suffisante ? D’ailleurs,madame, reprit-il, tout en frottant la table, il, m’a l’air d’unjoueur.

– Le jeu est une chose immorale, ditMme Sparsit.

– C’est une chose ridicule, madame, ditBitzer, parce que les chances sont toujours en faveur de labanque. »

Soit que la chaleur empêchâtMme Sparsit de travailler, soit qu’elle ne sesentît pas en train de reprendre son ouvrage, elle n’y toucha plusde la soirée. Elle était assise à la croisée, lorsque le soleilcommença à se cacher derrière la fumée ; elle y était encore,lorsque la fumée devint rouge, lorsqu’elle s’éteignit peu à peu,lorsque l’obscurité sembla sortir lentement de terre et monter,monter doucement jusqu’aux toits des maisons, jusqu’au clocher del’église, jusqu’au faîte des cheminées des fabriques, jusqu’auciel. Mme Sparsit resta assise à la croisée, sansdemander de lumière, les mains sur ses genoux, ne songeant guèreaux mille bruits de la soirée : aux cris des gamins, auxaboiements des chiens, au roulement des voitures, aux pas et auxvoix des piétons, aux cris perçants des marchands ambulants, auclic-clac des sabots sur le trottoir, lorsque l’heure de la clôturedes fabriques eût sonné ; à la fermeture tapageuse desboutiques. Ce ne fut que lorsque l’homme de peine vint annoncer quele ris de veau nocturne était prêt, que Mme Sparsitsortit de sa rêverie et transporta à l’étage supérieur ses noirssourcils, plissés par une longue méditation qui les avait assezhérissés pour qu’ils eussent grand besoin d’un repassage.

« Oh ! grand imbécile que vousêtes ! » dit Mme Sparsit lorsqu’elle setrouva seule devant son souper.

Elle ne dit pas à qui s’adressaient cesparoles ; mais évidemment ce n’était pas au ris de veau.

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