Les Temps difficiles

Chapitre 25Pour en finir.

 

Mme Sparsit, se reposant dansla villa Bounderby pour rendre du ton à ses nerfs, exerçait nuit etjour une surveillance si active, à l’ombre de ses sourcilscoriolanesques, que ses yeux, semblables à deux phares allumés surdes récifs, auraient suffi pour avertir tout marin prudent deprendre garde d’aller donner contre un rocher aussi terrible queson nez romain et les sombres écueils des rides d’alentour, si labonne dame n’eût rassuré son monde par ses manières calmes etdoucereuses. Bien qu’il fût difficile de croire que sesdisparitions nocturnes fussent autre chose qu’une simple affaire deforme, tant ces yeux classiques restaient sévèrement éveillés ettant il semblait impossible que ce nez inflexible pût céder àl’influence bienfaisante d’un paisible sommeil, cependant il yavait dans toute sa personne, dans sa façon de s’asseoir, de lisserses mitaines (qui n’étaient pas bien moelleuses, fabriquées commeelles l’étaient d’un tissu aussi perméable à l’air que le treillaged’un garde-manger), il y avait dans sa manière de chevaucher àl’amble sur sa chaise, vers des pays inconnus, le pied dans sonétrier de coton, une telle sérénité, que l’observateur le plusdéfiant ne pouvait s’empêcher de finir par la prendre pour unetourterelle, incorporée par quelque caprice de la nature dans letabernacle terrestre d’un oiseau de proie.

Il n’y avait pas de femme comme elle pourrôder partout dans la maison. Comment faisait-elle pour qu’on larencontrât ainsi à tous les étages à la fois ? C’étaitinexplicable. Une dame chez qui le sentiment des convenancesparaissait inné, alliée d’ailleurs à des familles si distinguées,ne pouvait pas être soupçonnée de sauter par-dessus la rampe ou dese laisser glisser du haut en bas pour arriver plus vite, etpourtant la facilité extraordinaire avec laquelle elle voyageaitaurait pu justifier les suppositions les plus bizarres. Une autrecirconstance également remarquable chezMme Sparsit, c’est qu’elle ne se pressait jamais.Elle se transportait avec la rapidité d’une balle, du grenier aurez-de-chaussée, sans jamais perdre son haleine ni sa dignité aumoment de son arrivée. Je doute même qu’aucun regard humain l’aitjamais vue marcher d’un pas rapide.

Elle fut fort gracieuse pour M. Harthouseet échangea avec lui quelques paroles aimables. Peu de temps aprèsêtre arrivée chez M. Bounderby, elle lui fit sa majestueuserévérence dans le jardin, un matin avant le déjeuner.

« Comme le temps passe ! il mesemble que c’est hier monsieur, dit Mme Sparsit,que j’ai eu l’honneur de vous recevoir à la banque, lorsque vousavez eu la bonté de venir me demander l’adresse deM. Bounderby.

– C’est une circonstance, à coup sûr, queje ne saurais oublier dans tout le cours des âges, réponditM. Harthouse penchant la tête vers Mme Sparsitde l’air le plus indolent.

– Nous vivons dans un monde bien étrange,monsieur, dit Mme Sparsit.

– J’ai eu l’honneur, par une coïncidencedont je serai toujours fier, madame, de faire la même remarque,quoique en termes moins piquants.

– Je dis un monde étrange, monsieur,poursuivit Mme Sparsit après avoir répondu à cecompliment en abaissant ses noirs sourcils, ce qui donna à sonvisage une expression qui jurait avec le ton mielleux de sa voix,un monde étrange en ce qui concerne les intimités que nous formonsaujourd’hui avec des personnes qui, hier, nous étaient tout à faitinconnues. Je me remémore, monsieur, qu’à cette occasion, vous êtesallé jusqu’à dire que Mlle Gradgrind vous faisaitpeur.

– Votre mémoire me fait plus d’honneurque mon peu d’importance n’en mérite. J’ai profité de vosrenseignements pour me corriger de ma timidité, et il est inutiled’ajouter que je les ai trouvés parfaitement exacts. Le talent demadame Sparsit pour… en un mot, pour tout ce qui exige del’exactitude… avec un mélange de force morale… et d’esprit defamille… a trop d’occasions de se développer pour qu’on puisse lemettre en doute. »

On aurait cru qu’il allait s’endormir sur cecompliment, tant il lui avait fallu de temps pour arriver jusqu’aubout ; tant il s’était montré distrait en le faisant.

« Vous avez trouvéMlle Gradgrind (vraiment je ne puis m’habituer àl’appeler Mme Bounderby, c’est très-absurde de mapart) aussi jeune que je vous l’avais décrite ? demandaMme Sparsit.

– Vous m’aviez dépeint son portrait àravir, dit M. Hartnouse. Une ressemblance parfaite.

– Quelle aimable personne,monsieur ! dit Mme Sparsit faisant rouler sesmitaines l’une sur l’autre.

– Extrêmement aimable.

– On trouvait autrefois, ditMme Sparsit, que Mlle Gradgrindmanquait d’animation ; mais j’avoue qu’elle me paraît avoirbeaucoup gagné sous ce rapport ; j’en ai été frappée. Et,justement, tenez ! voilà M. Bounderby lui-même !s’écria Mme Sparsit avec plusieurs signes de têteconsécutifs, comme si elle n’eût eu que pour lui des yeux et desoreilles. Comment vous trouvez-vous ce matin, monsieur ?Allons ! monsieur, un peu plus de gaieté.

Or, cette persévérance obstinée deMme Sparsit à vouloir soulager la misère de sonhôte et alléger le poids de son fardeau, avait déjà commencé àrendre M. Bounderby plus doux que de coutume pour elle, etplus dur que de coutume envers les autres, à commencer par safemme. Aussi, lorsque Mme Sparsit lui dit avec unegaieté forcée : « Vous avez besoin de déjeuner,monsieur ; mais je présume que Mlle Gradgrindne tardera pas à venir prendre le haut bout de la table, »M. Bounderby répliqua :

« Si j’attendais que ma femme s’occupâtde moi, madame, je sais fort bien que je pourrais attendre jusqu’aujour du jugement dernier. Je vous prierai donc de vous donner lapeine de faire le thé vous-même. »

Mme Sparsit consentit etreprit son ancienne place à table.

Encore une occasion de plus pour cetteexcellente femme de faire de plus en plus du sentiment ! Elleétait si humble, néanmoins, que, lorsque Louise se montra, elle seleva, protestant qu’elle n’aurait jamais songé à s’asseoir à cetteplace dans les circonstances actuelles, bien qu’elle eût eu pendantde longues années l’honneur de faire le déjeuner deM. Bounderby, avant que Mlle Gradgrind(pardon, elle voulait dire Mme Bounderby… elleespérait qu’on voudrait bien l’excuser, elle ne pouvait vraimentpas s’y faire, mais elle comptait bientôt se familiariser avec cetitre) eût accepté la position qu’elle occupait maintenant. Cen’était, ajouta-t-elle, que parce queMlle Gradgrind se trouvait un peu en retard, etparce que le temps de M. Bounderby était très-précieux… enfin,parce qu’elle savait de longue date combien il était essentiel pourlui de déjeuner à heure fixe, qu’elle avait pris la liberté decéder au désir d’une personne dont les volontés étaient depuislongtemps des lois pour elle.

« Là ! restez où vous êtes, madame,dit M. Bounderby, restez où vous êtes ;Mme Bounderby sera charmée que vous lui épargniezcette peine, soyez-en sûre.

– Ne dites pas cela, monsieur, répliquaMme Sparsit d’un ton presque sévère, c’est tropdésobligeant pour Mme Boun-derby, et il n’est pasdans votre nature de vouloir désobliger personne.

– Vous pouvez être tranquille, madame…N’est-ce pas, Lou, que cela vous est bien égal ? ditM. Bounderby à sa femme d’un ton assez bourru.

– Certainement. Qu’est-ce que ça peut mefaire ? Pourquoi voulez-vous que cela me fasse quelquechose ?

– Et nous donc ! pourquoivoulez-vous que ça nous fasse quelque chose, madame Sparsit ?dit M. Bounderby gonflé du sentiment de sa dignité offensée.Vous voyez bien que vous attachez trop d’importance à ceschoses-là, madame. Par saint Georges ! on vous fera renoncerici à vos plus chères traditions domestiques. Vous avez des idéesrococo, madame. Parlez-moi des enfants de Tom Gradgrind, à la bonneheure !

– Qu’est-ce que vous avez ? demandaLouise froidement étonnée. Qui donc vous a offensé ?

– Offensé ! répéta Bounderby.Pensez-vous donc que si j’avais été offensé le moins du monde, jene l’aurais pas dit ? Que je n’en aurais pas demandéréparation ? J’ai l’habitude de parler franchement. Je n’yvais pas par quatre chemins.

– Je ne suppose pas, en effet, quepersonne ait jamais eu l’occasion de vous trouver trop discret outrop délicat dans l’expression de vos sentiments, répondittranquillement Louise ; pour moi, je dois dire que je n’aijamais eu à vous adresser ce reproche, ni comme enfant, ni commefemme. Je ne sais pas ce que vous voulez.

– Ce que je veux ? ripostaM. Bounderby. Rien. Autrement, croyez-vous, Lou Bounderby, quemoi, Josué Bounderby de Cokeville, si je voulais quelque chose, jene m’arrangerais pas pour avoir ce que je veux ? »

Comme il frappait la table de façon à fairerésonner les tasses, Louise le regarda, le visage animé d’unerougeur orgueilleuse : encore un nouveau changement !pensa M. James Harthouse.

« Vous êtes incompréhensible ce matin,dit-elle ; mais ne prenez pas la peine de vous expliquerdavantage, je vous prie. Je ne suis pas curieuse, je ne tiens pas àen savoir plus long. »

Ce sujet épuisé, M. Harthouse se mit àcauser avec une gaieté indolente de choses indifférentes. Mais àdater de ce jour, l’influence exercée parMme Sparsit sur M. Bounderby contribua àrapprocher encore Louise et James Harthouse, à aliéner davantage lajeune femme de son mari et à augmenter cette dangereuse confiancedans un étranger, à laquelle elle s’était laissée aller par desdegrés si insensibles, qu’à présent, l’eût-elle voulu, ellen’aurait pu revenir sur ses pas. Mais le voulait-elle ? Ne levoulait-elle pas ? C’est là un secret qui resta caché au fondde son cœur.

Mme Sparsit fut tellement émuece matin-là, qu’après le déjeuner, lorsqu’elle aidaM. Bounderby à prendre son chapeau, et se trouva seule aveclui dans l’antichambre, elle déposa un chaste baiser sur sa main enmurmurant : « Mon bienfaiteur ! » et se retiraaccablée de chagrin. Pourtant, c’est un fait incontestable, à laconnaissance de l’auteur de cette histoire véridique, que, cinqminutes après que M. Bounderby eut quitté la maison, coiffé dece même chapeau, la même petite-fille des Scadgers, parente paralliance des Powler, agita d’un air menaçant sa mitaine droite sousle nez du portrait de son bienfaiteur, et fit à cette œuvre d’artune grimace méprisante en disant :

« C’est bien fait, imbécile, j’en suisbien aise ! »

M. Bounderby venait de partir à peine,lorsque Bitzer fit son apparition. Bitzer était arrivé, avec unmessage daté de Pierre-Loge, par le train qu’on voyait s’en aller àprésent criant et grondant le long des viaducs qui enjambaient leshouillères passées et présentes de ce pays inculte. Il apportait unbillet pressé qui annonçait à Louise queMme Gradgrind était très-malade. La pauvre dame nes’était jamais bien portée, d’aussi loin que sa fille pouvait serappeler ; mais depuis quelques jours son état avait empiré,et elle avait continué à s’affaisser pendant toute la nuitdernière. En ce moment elle était aussi près de la mort qu’ellepensait être près de quelque chose qui exigeât pour en sortirl’ombre d’une velléité impossible avec la nullité de ses moyensvolitifs.

Accompagnée du plus blond des hommes de peine,pâle serviteur bien choisi pour ouvrir la porte de la mort àlaquelle frappait Mme Gradgrind, Louise roulajusqu’à Cokeville, par-dessus les houillères passées et présentes,et fut absorbée bientôt dans les machines enfumées de cette citédévorante. Elle renvoya le messager à ses affaires, monta dans unevoiture et se fit conduire à son ancien domicile.

Elle y était rarement retournée depuis sonmariage. Son père était presque toujours à Londres, occupé àtamiser et à retamiser son tas de cendres parlementaires, sans enretirer paillettes ni lingots, et il se trouvait encore pour lemoment fort affairé à farfouiller dans le tas d’orduresnational.

Sa mère, toujours couchée sur un canapé, neregardait guère les visites de sa fille que comme des causes dedérangement ; Louise ne se sentait pas du tout propre à tenircompagnie à des enfants ; elle ne s’était plus jamais radouciepour Sissy depuis le jour où la fille du saltimbanque avait levéles yeux pour regarder d’un air de tendre compassion la prétenduede M. Bounderby. Mme Bounderby n’avait rienqui lui fît désirer de revoir la maison paternelle, et elle n’yétait pas retournée.

Lorsqu’elle s’approcha du séjour de sonenfance, elle ne sentit pas non plus s’éveiller en elle ces doucesinfluences qui se rattachent au foyer paternel. Les rêves du jeuneâge, ses fables aériennes, les décorations gracieuses, charmantes,impossibles, dont il embellit dans l’imagination un monde encoreinconnu ; toutes ces illusions auxquelles il est si bond’avoir cru une fois dans sa vie, qu’il est si bon de se rappelerlorsqu’on est trop vieux pour y croire encore, ne pouvaient avoirde prise sur elle, avec l’enfance décolorée que son éducation luiavait faite. Ce n’était pas pour elle que ces souvenirs de lajeunesse s’évoquent les uns les autres, comme la Charité appelleautour d’elle tous les petits enfants ; ce n’était pas pourelle qu’ils aiment à retracer de leurs mains innocentes, dans leschemins pierreux de ce monde, un jardin où il vaudrait mieux pourtous les enfants d’Adam qu’ils vinssent plus souvent réchaufferleur vieux désenchantement au soleil du passé, se retremper dansleur confiance simple et naïve, au lieu de se montrer si fiers deleur sagesse acquise dans les misères du monde. Non, Louise étaitétrangère à ces rêves. Avant d’arriver à la raison, elle n’avaitpas parcouru les routes enchantées de l’imagination où tant demillions d’enfants avaient passé avant elle. Elle n’avait pastrouvé au bout de sa course magique la raison, sous la forme d’unedivinité bienfaisante, s’inclinant devant des divinités non moinspuissantes qu’elle. La raison lui avait apparu tout d’abord commeune sombre idole, froide et cruelle, comme un tyran farouche qui sefait amener ses victimes pieds et poings liés, pour lire leurconduite dans son œil sans regard, et pour recueillir de ses lèvresde glace les préceptes d’une science insipide, le mouvement et lejaugeage réduits en vapeur et en kilos. Voilà pour Louise lessouvenirs de son enfance dans la maison de son père. Si elle avaitune arrière-souvenance des sources et des fontaines que la natureavait mises dans son jeune cœur, c’était pour se rappeler qu’on lesavait desséchées au moment où elles ne demandaient qu’à jaillir. Oùétaient-elles maintenant ces eaux rafraîchissantes ? ellesétaient allées fertiliser chez d’autres le sol heureux où la grappede raisin pousse sur les épines et les figues sur les chardons.

Elle entra dans la maison et dans la chambrede sa mère, en proie à un chagrin profond et endurci. Depuis ledépart de Louise, Sissy avait vécu avec le reste de la famille surun pied d’égalité. Sissy était auprès deMme Gradgrind ; et Jane, la jeune sœur, quiavait maintenant dix ou douze ans, était dans la chambre.

On eut beaucoup de peine à faire comprendre àMme Gradgrind que sa fille aînée était là. Ellereposait sur un canapé, appuyée, par un reste de vieille habitude,sur des coussins : elle conservait son ancienne attitudeautant que pouvait le faire un corps épuisé de faiblesse. Elleavait formellement refusé de prendre le lit, craignant,disait-elle, de n’en voir jamais la fin.

Sa voix affaiblie paraissait venir de si loin,du fond de son paquet de châles, et le son des voix étrangères quilui adressaient la parole semblait mettre si longtemps à parvenir àses oreilles, qu’on aurait pu la croire couchée au fond d’un puits.La pauvre dame était là sans doute plus près de la vérité qu’ellene l’avait jamais été : c’est une manière comme une autred’expliquer la chose.

Lorsqu’on lui dit queMme Bounderby était là, elle répondit, comme sielle jouait aux propos interrompus, qu’elle n’avait jamais appeléson gendre par ce nom-là, depuis qu’il avait épousé Louise ;qu’en attendant qu’elle eût trouvé un nom convenable, elle l’avaitappelé J ; et qu’elle ne voulait pas, en ce moment, déroger àcette règle, n’ayant pas encore réussi à se procurer un nom qui pûtremplacer définitivement cette initiale. Louise était déjà depuisquelques minutes assise auprès d’elle et lui avait parlé bien desfois, avant que la malade parvînt à bien comprendre qui c’était.Mais alors elle sembla sortir d’un rêve.

« Eh bien, ma chère, ditMme Gradgrind, j’espère que tout va à tongré ? C’est ton père qui a tout fait. Il y tenait beaucoup. Etil doit avoir fait pour le mieux.

– Je voudrais savoir de tes nouvelles,mère, au lieu de te donner des miennes.

– Tu veux savoir de mes nouvelles, machère ? Voilà qui m’étonne ! je t’assure que personne nes’en occupe guère ici. Cela ne va pas bien du tout, Louise. Je suisfaible et tout étourdie.

– Souffres-tu, chère mère ?

– Je crois qu’il y a une douleur quelquepart dans la chambre, dit Mme Gradgrind, mais je nesuis pas tout à fait certaine de l’avoir. »

Après cette étrange réponse, elle garda lesilence pendant quelque temps. Louise, tenant la main de sa mère,ne sentait plus battre le pouls ; mais, lorsqu’elle la porta àses lèvres, elle put voir palpiter un mince filet de vie.

« Tu vois rarement ta sœur, ditMme Gradgrind. Elle te ressemble de plus en plus àmesure qu’elle grandit. Je voudrais te la faire voir. Sissy,amenez-la près de moi. »

On l’amena, et elle se tint debout, la maindans celle de sa sœur. Louise avait remarqué que Jane s’étaitavancée, le bras autour du cou deSissy, et elle sentit ladifférence de cet accueil.

« Vois-tu comme elle te ressemble,Louise ?

– Oui, mère. Je crois qu’elle meressemble, Mais…

– Hein ? Oui, c’est ce que je distoujours, s’écria Mme Gradgrind avec une vivacitéinattendue. Et cela me rappelle… Je… J’ai à te parler, ma chère.Sissy, ma bonne fille, laissez-nous seules un instant. »

Louise avait lâché la main de Jane ; elletrouvait le visage de sa sœur plus souriant et plus heureux que nel’avait jamais été le sien ; elle y avait vu, non sans unmouvement de dépit, même dans la chambre de sa mère mourante, unreflet de la douceur de cet autre visage présent aussi devantelle : ce tendre visage aux yeux confiants, pâli par lesveilles et la sympathie, mais plus pâle encore par le contrasted’une abondante chevelure, noire comme jais.

Restée seule avec sa mère, Louise vit un calmelugubre se répandre sur le visage de la moribonde ; on eût ditqu’elle s’en allait à la dérive le long de quelque grand fleuve,toute résistance terminée, heureuse de se laisser emporter par lecourant. La jeune femme porta encore une fois à ses lèvres cetteombre d’une main, et rappela sa mère à elle :

« Vous alliez me dire quelque chose,mère ?

– Comment ?… Oui, oui, ma chère. Tusais que maintenant ton père est toujours absent. Il faut donc queje lui écrive à ce sujet.

– À quel sujet, mère ? Ne vouspréocoupez pas ainsi. À quel sujet ?

– Tu dois te rappeler, ma chère, chaquefois que j’ai dit quelque chose, n’importe sur quoi, je n’en aijamais vu la fin, et, par conséquent, j’ai depuis longtemps cesséde dire mon opinion.

– Je t’entends, mère. »

Mais ce ne fut qu’en penchant tout près d’elleson oreille, et en suivant avec attention le mouvement de seslèvres, que Louise put recueillir, pour leur donner un sens, dessons si faibles et si entrecoupés.

« Tu as beaucoup appris, Louise, et tonfrère aussi. Des hologies de toute espèce, du matin ausoir. S’il reste une hologiequelconque qui n’ait pas étéusée jusqu’à la corde dans cette maison, tout ce que je puis dire,c’est que j’espère bien qu’on ne m’en parlera plus jamais.

– Je t’entends bien, mère, fais seulementun effort pour continuer. »

Louise disait ceci pour empêcher sa mère de selaisser emporter trop vite par le courant.

« Mais il y a une chose qui ne se trouvepas du tout parmi les hologies… ton père a manqué cela oubien il l’a oublié, Louise. Je ne sais pas au juste ce que c’est.J’y ai souvent pensé, lorsque Sissy était là, assise auprès de moi.Je n’en retrouverai jamais le nom, mamtenant. Peut-être ton père letrouvera-t-il. Cela me rend inquiète. Je veux lui écrire pour leprier au nom du ciel de découvrir ce que c’est. Donne-moi uneplume, donne-moi une plume. »

Mais elle n’avait plus même le pouvoir de seremuer ; sa pauvre tête continuait seule à se tourner encorede droite à gauche et de gauche à droite, à défaut d’autrelangage.

Elle se figura, cependant, qu’on lui avaitdonné ce qu’elle demandait, et que la plume qu’elle n’aurait pas putenir était entre ses doigts. Peu importent les caractèresinintelligibles qu’elle se mit à tracer sur ses enveloppes. La mainqui les écrivait ne tarda pas à devenir immobile ; la lumièrequi n’avait jamais jeté qu’une lueur faible et douteuse derrièrecette ombre chinoise à demi effacée, s’éteignit, etMme Gradgrind, malgré son peu d’intelligence, ausortir de cette obscurité où l’homme se traîne et s’agite en vain,se trouva revêtue de la gravité imposante des sages et despatriarches.

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