Les Temps difficiles

Chapitre 29Il fallait encore autre chose.

 

Louise se réveilla de sa torpeur, ouvritlentement les yeux et se retrouva dans son lit et dans sa chambred’autrefois. Il lui sembla, au premier abord, que tout ce qui étaitarrivé depuis l’époque où ces objets lui étaient familiers, nepouvait être que les ombres d’un rêve ; mais peu à peu, àmesure que les objets environnants se dessinèrent devant ses yeuxsous une forme plus réelle, les événements passés se présentèrentaussi sous une forme plus réelle à son esprit.

Elle pouvait à peine remuer sa tête souffranteet appesantie, ses yeux étaient fatigués et endoloris : ellese sentait très-faible. Une apathie étrange, passive, s’étaittellement emparée d’elle, que ce ne fut qu’au bout de quelque tempsqu’elle remarqua la présence de sa petite sœur. Même lorsque leursyeux se furent rencontrés et que sa sœur se fut rapprochée du lit,Louise resta plusieurs minutes à la regarder en silence,abandonnant à Jane la main que celle-ci tenait timidement, avant dedemander :

« Quand m’a-t-on amenée ici ?

– Hier soir, Louise.

– Qui m’y a amenée ?

– Sissy, je crois.

– Pourquoi dis-tu que tu lecrois ?

– Parce que je l’ai trouvée ici ce matin.Elle n’est pas venue me réveiller comme elle fait toujours, et jesuis allée à sa recherche. Comme elle n’était pas dans sa chambre,je me suis mise à la chercher dans toute la maison, et enfin jel’ai trouvée ici, en train de te soigner et de te baigner le frontavec de l’eau de Cologne. Veux-tu voir, père ? Sissy m’a ditqu’il fallait le prévenir quand tu serais réveillée.

– Quel visage rayonnant, Jane ! ditLouise, tandis que la jeune sœur, toujours timide, se baissait pourl’embrasser.

– Tu trouves ? Ça me fait plaisir.Je suis sûre que c’est Sissy qui me rend comme ça. »

Le bras de Louise, qui avait commencé às’arrondir autour du cou de l’enfant, s’en détacha.

« Tu peux prévenir, père, si tuveux. » Puis, l’arrêtant un instant, elle ajouta :« C’est toi qui as si joliment arrangé ma chambre et qui luias donné cet air de bienvenue ?

– Oh ! non, Louise, elle était commeça quand je suis montée. C’est… »

Louise se tourna sur son oreiller etn’entendit plus rien. Lorsque sa sœur se fut retirée, elle retournade nouveau la tête et resta les yeux fixés sur la porte, jusqu’à cequ’elle s’ouvrît pour donner passage à M. Gradgrind.

Il avait l’air accablé et inquiet : samain, ordinairement ferme, trembla dans celle de sa fille. Ils’assit auprès du lit, demanda tendrement à Louise comment elleallait, et lui recommanda de se tenir bien tranquille aprèsl’agitation de la veille et l’orage auquel elle s’était exposée. Ilparlait d’une voix adoucie et troublée, bien différente du tondictatorial qui lui était habituel ; il avait l’air dechercher ses mots :

« Ma chère Louise ! Ma pauvrefille !… »

Il était tellement embarrassé qu’il futcontraint de s’arrêter court. Il recommença :

« Mon enfantinfortunée !… »

Le sujet lui paraissait si difficile àaborder, qu’il recommença encore une fois :

« Il serait inutile, Louise, d’essayer devous dire combien la révélation d’hier soir m’a accablé etm’accable encore. La terre sur laquelle je marche tremble sous mespieds. L’unique soutien sur lequel je m’appuyais et dont il m’atoujours semblé, dont il me semble toujours impossible de mettre endoute la solidité, s’est rompu en un instant. Je suis étourdi parcette découverte. Il n’entre aucun sentiment de regret égoïste dansce que je te dis là, mais je trouve le coup qui m’a frappé hiersoir si difficile à supporter ! »

Elle ne pouvait lui offrir aucune consolationà cet égard, elle dont toute la vie n’avait été qu’un naufrageperpétuel contre le même rocher.

« Je ne dirai pas, Louise, que si, par unheureux hasard, vous m’aviez détrompé il y a quelque temps, celaeût mieux valu pour votre tranquillité et pour la mienne ; carje sais qu’il n’entrait guère dans mon système de provoquer aucuneconfidence de ce genre. J’ai calculé, j’ai vérifié mon… monsystème, et je l’ai rigoureusement appliqué ; je dois doncaccepter la responsabilité de mes mécomptes. Je vous supplieseulement de croire, ma chère enfant, que j’ai cru faire pour lemieux. »

Il parlait d’une voix émue, et ce n’est quejustice de reconnaître qu’il disait bien la vérité. En jaugeant desabîmes sans fond avec sa misérable petite tringle de douanier et entrébuchant sur toute la surface du globe avec son compas aux jambesroides et rouillées, il avait cru faire les plus belles choses dumonde. Il s’était démené, dans les limites de sa courte longe,détruisant autour de lui les fleurs de l’existence, avec plus desincérité d’intention que la plupart des braillards auxquels ils’était allié.

« J’en suis bien convaincue, père. Jesais que j’ai toujours été votre enfant favorite. Je sais que vousavez voulu me rendre heureuse. Je ne vous ai jamais fait dereproches, et je ne vous en ferai jamais. »

Il prit la main qu’elle lui tendait et lagarda dans la sienne.

« Ma chère fille, j’ai passé toute lanuit à ma table, à passer et repasser dans mon esprit notre pénibleentrevue. Lorsque je songe à votre caractère, lorsque je songe quevous me cachez depuis des années ce que je sais depuis quelquesheures seulement ; lorsque je songe aux circonstances dont laviolence vous a enfin arraché cet aveu, je ne puis m’empêcher d’enconclure que je dois me défier de moi. »

Il aurait pu aller plus loin dans les aveux deson impuissance en voyant le visage qui le regardait en ce moment,et il alla, en effet, jusqu’à avancer la main pour écarterdoucement du front de sa fille les cheveux en désordre qui lacachaient. Des caresses si simples, auxquelles on n’eût pas faitattention de la part d’un autre, étaient bien significatives de lapart de M. Gradgrind ; aussi sa fille les accepta-t-ellecomme si c’eussent été des paroles de repentir.

« Mais, reprit M. Gradgrind,lentement, avec hésitation et avec un pénible sentiment dedécouragement, si j’ai raison de me défier de moi-même pour lepassé, Louise, je ne dois pas moins m’en défier pour le présent etl’avenir, et je ne vous cacherai pas mes doutes. Hier, à pareilleheure encore, je n’aurais pas tenu ce langage ; maisaujourd’hui je suis loin d’être convaincu que j’aie mérité laconfiance que vous avez eue en moi, que je sois capable de répondreà l’appel que vous êtes venue me faire, que j’aie en moi l’instinct(j’ai toujours jusqu’ici refusé de le reconnaître) l’instinct qu’ilfaudrait pour vous aider et vous remettre dans le bon chemin, monenfant. »

Louise s’était tournée de l’autre côté sur sonoreiller, et se tenait le visage appuyé sur son bras, de sorte queson père ne pouvait le voir. La violence et la colère de la jeunefemme s’étaient calmées ; mais bien qu’elle fût émue desentiments plus doux, elle ne pleurait pas. Et son père, quipourrait le croire, en était venu à souhaiter de lui voir répandredes larmes.

« Il y a des personnes qui assurent,continua-t-il, hésitant encore, qu’il y a une sagesse de la Tête etune sagesse du Cœur. Je ne le croyais pas, mais, comme je viens devous le dire, je me défie de moi. J’avais toujours supposé que latête suffisait à tout : il est bien possible qu’elle nesuffise pas à tout ; comment oserais-je, ce matin, soutenir lecontraire ! Si cette autre espèce de sagesse était par hasardcelle que j’ai négligée, et que ce fût justement là l’instinctnécessaire, Louise… »

Il y avait beaucoup de doute encore dans sesparoles, comme si c’était une hypothèse qu’il lui répugnaitd’admettre, même en ce moment. Louise ne répondit pas ; elleétait là étendue devant lui sur son lit, encore à moitié vêtue,telle à peu près qu’il l’avait vue étendue sur le parquet la nuitdernière.

« Louise, et sa main se posa de nouveausur les cheveux de sa fille, j’ai fait d’assez fréquentes absencesdepuis quelque temps ; et, bien que votre sœur ait été élevéed’après le… système… (il paraissait maintenant prononcer ce motavec répugnance), son éducation s’est naturellement trouvéemodifiée par des associations commencées, en ce qui la concerne, defort bonne heure, et peut-être… Je vous demande en toute ignoranceet toute humilité, ma fille, peut-être est-ce un bonheur, qu’enpensez-vous ?

– Père, répondit Louise sans remuer, sion a éveillé dans son jeune cœur quelque harmonie qui a dû restermuette dans le mien jusqu’au moment où elle s’est changée entempête, que Jane en rende grâce au ciel et qu’elle poursuive laroute plus heureuse qui lui est tracée, en regardant comme son plusgrand bonheur d’avoir évité celle qu’on m’a fait prendre.

– Ô mon enfant, mon enfant ! dit lepère d’un ton désespéré, je suis bien malheureux de vous voir encet état ! À quoi me sert-il que vous ne m’adressiez pas dereproches, si je m’en adresse moi-même de si cruels ? »Il pencha la tête et lui parla à voix basse : « Louise,j’ai une idée vague qu’il commence à s’opérer en moi quelquechangement heureux, par le simple effet de l’amour et de lareconnaissance. Ce que la tête n’a pas fait et ne pouvait faire, lecœur l’aurait-il fait petit à petit et en silence ? Lecrois-tu possible ? »

Elle ne répondit pas.

« En tout cas ce ne serait pas pour m’enfaire honneur, Louise. Comment pourrais-je conserver quelqueorgueil, en voyant ce que j’ai fait de toi ? Mais le crois-tupossible ? »

Le père la regarda encore une fois, étenduedans le désespoir, et sans prononcer une autre parole, il sortit dela chambre. À peine l’avait-il quittée, qu’elle entendît un pasléger près de la porte, et se douta que Sissy était venue se placerà son chevet. Elle ne leva pas la tête. À la pensée qu’on allait lavoir dans ce triste état et que le regard involontaire de pitié quil’avait tant irritée allait se trouver encore justifié, une sourdecolère s’alluma en elle, comme ces feux malsains qui couvent sousla cendre. Toute force qu’on a comprimée éclate et brise. L’air quiserait bienfaisant pour la terre, l’eau qui la fertiliserait, lachaleur qui ferait mûrir la moisson, ne sont pas plutôtemprisonnés, qu’ils bouleversent la terre. C’était l’histoire ducœur de Louise ; les excellentes qualités qui lui étaientnaturelles, à force d’avoir été refoulées, s’étaient transforméesen une masse endurcie qui se révoltait contre une amie.

Par bonheur elle sentit alors une douce mainse poser sur son cou, et elle comprit qu’on la supposait endormie.Cette main sympathique ne pouvait pas appeler sa colère. Qu’elle yreste, qu’elle y reste.

Elle y resta, réveillant et réchauffant unefoule de pensées plus douces chez Louise, qui ne put se sentirentourée de silence et de soins sans que quelques larmess’ouvrissent un passage au travers de ses yeux. L’autre visagetoucha le sien, et elle sentit qu’il y avait aussi des pleurs surces joues, des pleurs qu’on versait pour elle.

Louise ayant fait semblant de se réveiller ets’étant assise sur son lit, Sissy s’éloigna et resta tranquillementdebout à son chevet.

« J’espère que je ne vous ai pasdérangée ? Je venais vous demander si vous voulez que je resteavec vous ?

– Pourquoi resteriez-vous avec moi ?Ma sœur ne peut se passer de vous. Vous êtes tout pour elle.

– Vraiment ? répliqua Sissy secouantla tête. Je voudrais bien aussi être quelque chose pour vous, si jepouvais.

– Quoi ? demanda Louise presquedurement.

– N’importe quoi, ce dont vous avez leplus besoin, si c’était possible. Dans tous les cas, je voudraisvous être le plus utile que je pourrais. Et si vous voulez quej’essaye, vous verrez que je ne serai pas facile à décourager.Voulez-vous me permettre ?

– C’est mon père qui vous a envoyée medemander cela ?

– Non vraiment, répondit Sissy. Il m’adit que je pouvais entrer maintenant, mais il m’a renvoyée d’ici cematin… ou du moins… »

Elle hésita et s’arrêta.

« Ou du moins, quoi ? demanda Louisefixant sur elle un regard scrutateur.

– J’ai pensé moi-même qu’il valait mieuxqu’il me renvoyât ; je ne savais pas si vous seriez bien aisede me trouver ici.

– Je vous ai donc toujours biendétestée ?

– J’espère que non, car moi je vous aitoujours aimée, et j’ai toujours désiré vous en donner des preuves.Mais vous avez un peu changé avec moi, quelque temps avant dequitter la maison de votre père, et je n’en ai pas été étonnée.Vous saviez tant de choses, et moi je savais si peu de chose ;d’ailleurs c’était bien naturel, au milieu des nouveaux amis, parmilesquels vous alliez vivre… je n’avais aucun motif de m’enplaindre, et je ne vous en ai pas voulu du tout. »

Elle rougit en disant cela d’un ton modeste etanimé. Louise comprit cette feinte affectueuse et elle en sentit duremords.

« Voulez-vous que j’essaye ? ditSissy, qui se sentit enhardie jusqu’à lever sa main caressante aucou qui se penchait peu à peu vers elle. »

Louise prit cette main et la garda dans l’unedes siennes, arrêtant ainsi le bras qui bientôt l’eût entourée, etrépondit :

« D’abord, Sissy, savez-vous ce que jesuis ? Je suis si orgueilleuse et si endurcie, si troublée etsi chagrine, si colère et si injuste pour les autres et pourmoi-même, que tout en moi n’est qu’orage, ténèbres et méchanceté.Est-ce que cela ne vous effraye pas ?

– Non !

– Je suis si malheureuse, et tout ce quiaurait pu changer mes sentiments est tellement ruiné maintenant,que, si j’étais restée jusqu’à ce jour sans rien apprendre de cequi me fait si savante à vos yeux, je n’aurais pas plus tristementbesoin qu’aujourd’hui d’un guide pour m’enseigner la paix, lecontentement, l’honneur et tout ce qui me manque de bon. Est-ce quecela ne vous effraye pas ?

– Non ! »

Dans l’innocence de sa courageuse affection etdans l’exubérance de son ancien dévouement, que n’avait pu rebuterl’injuste abandon de Louise, elle répandit comme une douce lumièresur la sombre humeur de sa compagne.

Louise releva la main de Sissy, pour qu’ellefût libre de rejoindre l’autre autour de son cou, puis elle se jetaà genoux, et serrant dans ses bras l’enfant du saltimbanque, ellela contempla presque avec vénération.

« Pardonnez-moi, plaignez-moi,secourez-moi. Ayez pitié de ma grande misère, et laissez-moi poserma tête malade sur un cœur aimant.

– Ah ! posez-la ici ! s’écriaSissy. Posez-la ici, ma chère ! »

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