Les Temps difficiles

Chapitre 35Chasse au roquet.

 

Avant que le cercle formé autour du vieuxpuits de l’Enfer eût été rompu, un des personnages admis àl’intérieur avait déjà disparu. M. Bounderby et son ombre nes’étaient pas tenus auprès de Louise qui donnait le bras à sonpère, mais ils étaient restés tout seuls à l’écart. LorsqueM. Gradgrind fut appelé près du brancard, Sissy, attentive àtout ce qui se passait, se glissa derrière cette ombre perverse,dont le visage terrifié eût attiré tous les regards, si le blessén’avait pas eu ce privilège, et murmura quelques mots à sonoreille. Il causa un instant avec elle sans retourner la tête etdisparut. C’est ainsi que le roquet était sorti du cercle avant quela foule se mît en marche.

Dès que le père fut rentré chez lui, il envoyaquelqu’un chez M. Bounderby pour dire à son fils de se rendreimmédiatement à Pierre-Loge. On répondit que M. Bounderbyavait perdu M. Tom dans la foule, et que ne l’ayant pas revudepuis, il avait supposé qu’il était chez son père.

« Je crois, père, dit Louise, qu’il nereviendra pas à Cokeville ce soir. »

M. Gradgrind détourna la tête et ne ditplus rien.

Le lendemain matin, il se rendit lui-même à laBanque, dès l’ouverture des bureaux, et voyant que la place de sonfils était vide (il n’avait pas eu le courage d’entrer tout desuite), il remonta la rue à la rencontre de M. Bounderby, quine devait pas tarder à arriver. M. Gradgrind prévint lebanquier que, pour des motifs qu’il lui expliquerait bientôt, maisqu’il le priait de ne pas lui demander en ce moment, il avaittrouvé nécessaire d’occuper son fils ailleurs pendant quelquetemps. Il le prévint en même temps qu’il était chargé de la tâchede réhabiliter la mémoire d’Étienne Blackpool et de déclarer le nomdu voleur. M. Bounderby demeura tout ébahi au beau milieu dela rue, aussi immobile qu’une borne, lorsque son beau-père l’eutquitté, et se gonfla comme une bulle de savon, si ce n’est qu’ilétait loin d’être aussi beau : c’est en cela que lacomparaison cloche.

M. Gradgrind rentra chez lui, s’enfermadans sa chambre et y passa toute la journée. Lorsque Sissy etLouise frappèrent à sa porte, il répondit, sans l’ouvrir :

« Pas maintenant, mes chèresenfants ; ce soir. »

Lorsqu’elles revinrent dans la soirée, ilrépondit :

« Je ne puis vous voir encoredemain. »

Il ne mangea rien de toute la journée, et nedemanda pas de lumière, lorsque le jour eut disparu ; ellesl’entendirent seulement marcher de long en large à une heureavancée de la nuit.

Mais le lendemain matin, il descendit déjeunerà l’heure habituelle, et prit à table sa place accoutumée. Il étaitvieilli, courbé, abattu ; et néanmoins il avait l’air plustranquille et plus heureux que du temps où il déclarait ne vouloirreconnaître dans cette vie que des faits, rien que des faits. Avantde quitter la salle à manger, il fixa l’heure à laquelle Louise etSissy devaient venir le trouver et s’éloigna en penchant sa têtegrise.

« Cher père, dit Louise, lorsqu’ellesfurent venues le rejoindre, fidèles au rendez-vous, il vous restetrois jeunes enfants. Ils ne ressemblent pas aux deux autres :moi-même, je finirai par ne plus me ressembler, avecl’aide du ciel. »

Elle tendit la main à Sissy, comme pourdire : et avec votre aide aussi, chère Sissy.

« Votre infortuné frère, ditM. Gradgrind, pensez-vous qu’il eût déjà prémédité ce vol,lorsqu’il vous a accompagnée au logis du pauvre ouvrier ?

– Je le crains, père. Je sais qu’il avaiteu besoin d’argent et qu’il en avait déjà dépensé beaucoup.

– En voyant Blackpool sur le point dequitter la ville, son mauvais génie lui aura suggéré la pensée dedétourner les soupçons sur ce malheureux.

– Je crois que c’est une pensée qui luiest venue dans la tête, tandis qu’il était là, assis à m’attendre,père ; car c’est moi qui lui avais demandé dem’accompagner ; l’idée de cette visite ne venait pas delui.

– Il a causé avec ce pauvre homme.L’a-t-il pris à part pour lui parler ?

– Il l’a emmené de la chambre. Plus tard,quand je lui ai demandé pourquoi, il m’a donné je ne sais quelprétexte plus ou moins spécieux ; mais depuis hier soir, père,en me rappelant les circonstances avec les lumières nouvelles quecette nuit de réflexion a jetées dans mon esprit, je ne devine quetrop, je le crains, tout ce qui a dû se passer entre eux.

– Voyons, dit M. Gradgrind, si voscraintes vous présentent votre frère sous un jour aussi sombre queles miennes.

– J’ai peur, dit Louise en hésitant,qu’il n’ait fait à Étienne Blakpool, peut-être en son propre nom,peut-être au mien, certaines propositions qui auront engagé cedernier à faire, dans toute l’innocence et l’honnêteté de son âmece qu’il n’avait jamais fait auparavant, c’est-à-dire à venirl’attendre autour de la Banque les deux ou trois nuits qui ontprécédé son départ.

– C’est évident, dit M. Gradgrind,trop évident. »

Il se cacha le visage et resta quelquesminutes sans parler. Enfin il maîtrisa son émotion.

« Maintenant, dit-il, comment leretrouver ? Comment l’arracher des mains de la justice ?Comment, durant les quelques heures que je puis laisser écoulerencore sans faire connaître la vérité, comment retrouver votrefrère et le retrouver nous-mêmes plutôt que de le laisser rattraperpar d’autres ? Je donnerais bien deux cent mille francs pourpouvoir le faire.

– Sissy l’a fait à moins,père. »

Il leva les yeux vers l’endroit où Sissy setenait, comme la bonne fée de la maison, et lui dit d’un ton dedouce gratitude et de bonté reconnaissante :

« Toujours vous, mon enfant !

– Nos craintes, répondit Sissy enregardant Louise, ne datent pas d’hier ; et quand j’ai vuqu’on vous amenait auprès du brancard, quand j’ai tout entendu, àcôté de Rachel où je suis restée tout le temps, je suis allée meplacer auprès de lui, sans que personne s’en aperçût et je lui aidit :

« Ne me regardez pas : regardezplutôt du côté de votre père. Sauvez-vous tout de suite, pour luiet pour vous-même ! »

Il tremblait déjà bien, avant que je lui eusseglissé ce conseil, mais il tressaillit et trembla bien plus fortencore, et me dit :

« Où voulez-vous que j’aille ? J’aitrès-peu d’argent, et je ne connais personne qui voulût mecacher ! »

Alors, j’ai pensé au vieux cirque de père. Jen’ai pas oublié l’endroit où M. Sleary donne desreprésentations à cette époque de l’année, et, d’ailleurs, il n’y apas plus de deux ou trois jours que je l’ai vu dans les annoncesd’un journal. J’ai donc conseillé à M. Tom d’allersur-le-champ au cirque, de dire son nom à M. Sleary en lepriant de le cacher jusqu’à mon arrivée.

« J’y serai avant le jour, »m’a-t-il répondu.

Et je l’ai vu se glisser au milieu de lafoule.

« Dieu soit béni ! s’écria le père.Il sera peut-être encore temps de le faire passer àl’étranger. »

Il y avait d’autant plus d’espoir, que laville où Sissy avait envoyé Tom se trouvait à trois heures du portde Liverpool, qui fournirait au fugitif les moyens de s’embarquerpour n’importe quel pays du monde. Mais il fallait agir avecprudence en cherchant à le rejoindre, car, à chaque instant, lessoupçons pouvaient être éveillés sur son compte et personne nepouvait jurer que M. Bounderby lui-même, dans un accès de zèlefanfaron pour le bien public, ne s’aviserait pas de jouer un rôlede Brutus. Il fut donc décidé que Sissy et Louise partiraientseules pour se rendre à la ville en question par une routedéterminée, tandis que l’infortuné père, prenant une directionopposée, ferait un détour plus long encore pour arriver au mêmebut. On convint en outre qu’il ne se présenterait pas directementchez M. Sleary, dans la crainte qu’on ne se méfiât de lasincérité de ses bonnes intentions, ou que la nouvelle de sonarrivée ne poussât son fils à prendre de nouveau la fuite ;mais que Sissy et Louise seraient chargées d’ouvrir lesnégociations, et d’annoncer à l’auteur de cette honteuse aventurela présence de M. Gradgrind et le motif qui les amenait.Lorsque ce projet eut été discuté et parfaitement compris par lestrois acteurs qui devaient y jouer un rôle, il fallut passer àl’exécution. M. Gradgrind sortit de fort bonne heure dansl’après-midi et se dirigea tout de suite vers la campagne pourprendre le chemin de fer sur lequel il devait voyager ; lanuit venue, les deux jeunes femmes partirent pour la mêmeexpédition par une route différente, se félicitant de n’avoirrencontré sur leur chemin pas un visage de connaissance.

Elles voyagèrent toute la nuit, sauf quelquesminutes d’attente dans des embranchements perchés au sommet d’unequantité illimitée de marches ou plongés au fond d’un puits, ce quiconstitue les deux seules variétés d’embranchements connues pourles chemins de fer, et le lendemain matin, de bonne heure, ellesopérèrent leur débarquement au milieu d’une sorte de marais, à unmille ou deux de la ville où elles avaient affaire. Elles furenttirées de ce triste débarcadère par un vieux postillon brutal, quipar bonheur s’était levé assez matin pour atteler à coups de piedun cheval de cabriolet. Ce fut ainsi qu’elles pénétrèrent à ladérobée dans la ville par une foule de ruelles, résidenceparticulière des cochons de l’endroit, et, bien que le chemin n’eûtrien de magnifique, ni même d’agréable, c’était pourtant la granderoute, la route royale du pays.

La première chose qu’elles virent en arrivantdans la ville fut le squelette du cirque Sleary. La troupe étaitpartie pour une autre localité, à une vingtaine de milles plusloin, où les écuyers avaient dû commencer à donner leursreprésentations la veille au soir. La seule voie de communicationqu’il y eût entre les deux villes était une route montueuse,entravée par de nombreuses barrières de péage ; elles nepurent pas faire beaucoup de chemin. Quoiqu’elles ne se fussentarrêtées qu’un instant pour déjeuner à la hâte, sans prendre lemoindre repos (et d’ailleurs leur inquiétude ne leur aurait paspermis d’essayer de se livrer au sommeil), midi sonna avantqu’elles eussent encore aperçu sur les murs et les hangars lesaffiches du cirque Sleary, et il était une heure, lorsqu’elless’arrêtèrent sur la place du marché.

Au moment où elles mettaient pied à terre surle pavé de la rue, le crieur public, armé de sa sonnette, annonçaitune grande représentation nationale donnée par les écuyers et quiallait commencer. Sissy fut d’avis, pour éviter de faire desquestions et d’éveiller l’attention publique, qu’elles feraientbien de passer au bureau et de payer leurs places. SiM. Sleary était là pour recevoir l’argent, il ne manqueraitpas de la reconnaître et d’agir avec discrétion. S’il n’y étaitpas, c’est qu’il serait dans l’intérieur du cirque, où il nemanquerait pas non plus de les apercevoir et de les instruire,encore avec discrétion, de ce qu’il avait fait du fugitif.

Elles se dirigèrent donc, le cœur toutpalpitant, vers la baraque si bien connue de Sissy. On y voyait ledrapeau, orné de son inscription « CIRQUE SLEARY » ;on y voyait aussi la guérite ; mais pas de M. Sleary.Maître Kidderminster, qui avait maintenant atteint une maturitétrop terrestre pour que l’imagination la plus crédule pût désormaisle prendre pour Cupidon, avait cédé devant la force invincible descirconstances (et de sa barbe), et prenant dès lors un rôle àtoutes fins, pour s’accommoder à toutes les exigences du service,il était en ce moment préposé à la caisse, avec un tambour enréserve pour utiliser ses loisirs et le superflu de ses forces. Ilétait trop occupé d’examiner de près l’argent qu’il recevait et defaire la chasse aux pièces de fausse monnaie, pour rien voir autrechose. Sissy passa donc sans avoir été reconnue, et les voilàtoutes deux dans le cirque.

L’empereur du Japon, monté sur un vieux chevalbien pacifique, dont la robe blanche avait été enjolivée de tachesnoires, était en train de faire tournoyer cinq cuvettes à la fois.(C’est là, comme on sait, le divertissement favori de ce monarque.)Sissy, bien que familiarisée de bonne heure avec cette royalefamille, ne connaissait pas personnellement l’empereur actuel, dontle règne fut des plus paisibles. Mlle JoséphineSleary, qui devait paraître dans son gracieux exercice équestre desFleurs du Tyrol, fut annoncée par le clown (qui fit la bonneplaisanterie de se tromper, en disant l’exercice des choux-fleurs),et M. Sleary parut, donnant la main àMlle Joséphine.

M. Sleary avait à peine détaché au clownun coup de sa chambrière, et le clown avait à peine crié :« Si vous recommencez, je vous jette le cheval à latête ! » que le père et la fille avaient déjà reconnuSissy. On n’en acheva pas moins l’exercice équestre avec le plusgrand sang-froid ; et M. Sleary, sauf le premier regard,ne mit pas plus d’expression dans son œil mobile qu’il n’y en avaitdans son œil fixe. L’exercice parut un peu long à Sissy et àLouise, surtout pendant le petit entr’acte ménagé pour fournir auclown l’occasion de raconter à M. Sleary, qui, l’œil fixé surle public en général, répondait avec beaucoup de calme :Vraiment, monsieur ? à toutes les observations de sonpensionnaire, l’histoire suivante :

« Deux pieds, assis sur trois pieds,étaient occupés à regarder un pied, lorsque survinrent quatre piedsqui s’emparèrent d’un pied ; sur ce, les deux pieds selevèrent, saisirent les trois pieds et les lancèrent à la tête desquatre pieds, qui s’enfuirent avec un pied. »

Car, bien que cette histoire drolatique ne fûtqu’une façon ingénieuse de représenter, sous la forme del’allégorie, un boucher assis sur un escabeau à trois pieds etauquel un chien vient voler un pied de mouton, le récit et lesexplications exigèrent un temps qui pesa bien à l’inquiétude deSissy et de Louise. Cependant la blonde petite Joséphine fit enfinsa révérence au milieu des applaudissements, et le clown, restéseul dans l’arène, venait de se réchauffer et de dire :« Ah, ah ! je vais faire un tour, à montour ! » lorsque quelqu’un donna à Sissy une petite tapesur l’épaule et lui fit signe de sortir.

Elle emmena Louise avec elle : ellesfurent reçues par M. Sleary dans un très-petit appartementinterdit au public, composé de murs de toile, d’un parquet d’herbeet d’un plafond de bois incliné, sur lequel les spectateurs desloges du premier étage témoignaient leur approbation en trépignantavec ardeur comme s’ils avaient résolu de passer au travers.

« Zézile, dit M. Sleary, qui avait àportée de sa main un grog à l’eau-de-vie, zela me fait du bien devous revoir. Vous avez toujours été aimée parmi nous, et vous nousavez fait honneur depuis que vous nous avez quittés, j’en zuis zûr.Il faut voir vos camarades, ma chère, avant que nous commenzions àparler d’affaires ; zans zela, vous les ferez mourir dechagrin, zurtout les femmes. Voilà Joz’phine qui est allée épouzerE. W. B. Childerz, et ils ont un garzon, et quoiqu’il n’ait quetrois ans, il ze tient zur le plus méchant poney qu’on puizze luiamener. Il z’appelle la petite merveille de l’équitationzcolaztique ; et, zi vous n’entendez pas parler de zetenfant-là au zirque d’Aztley, z’est que vous en entendrez parlerchez Franconi. Vous vous zouvenez bien de Kidderminzter, qu’onzuppozait un peu amoureux de vous, ma chère ? Eh bien !il est marié, lui auzzi, à une veuve, qui pourrait être za mère.Elle danzait zur la corde roide dans le temps, et maintenant ellene danze plus du tout, parze qu’elle est trop grazze. Ils ont deuxenfants, de zorte que nous zommes bien montés pour les féeries etpour les petits prodiges. Zi vous pouviez voir nos Enfantsperdus dans le bois, avec leur père et leur mère mourant tousdeux zur un cheval, leur méchant oncle les prenant en tutelle zurun cheval, eux-mêmes allant cueillir des mûres zur un cheval, et lerouge-gorge venant les couvrir de feuilles, quand ils zont morts defaim, zur un cheval, vous diriez que z’est la pièze la pluscomplète que vous ayez jamais vue ! Vous vous rappelez auzziEmma Gordon, ma chère, qui a été prezque une mère pour vous ?Parbleu ! je n’avais pas bezoin de vous le demander. Ehbien ! Emma, elle a perdu zon mari. Il est tombé à la renverzedu haut d’un éléphant, en faizant le zultan des Indes dans unezorte de pagode, et il n’en est jamais revenu. Emma Gordon s’estremariée à un marchand de fromages, qui est devenu amoureux d’elleaux premières loges ; et il est perzepteur de la taxe despauvres, auzzi est-il en train de faire fortune. »

M. Sleary, qui respirait moins facilementque jamais, raconta tous ces changements domestiques avec beaucoupd’animation et surtout avec une espèce d’innocence vraimentmerveilleuse, qu’on ne se serait pas attendu à trouver chez unvétéran de cavalerie et un vieux buveur de grog comme lui. Il amenaensuite Joséphine et E. W. B. Childers (dont les mâchoiresparaissaient fièrement ridées au grand jour), et la petitemerveille de l’équitation scolastique ; en un mot, il amenatoute la troupe. Louise ne pouvait pas en revenir de voir cesétranges personnages, ces acrobates si roses et blancs de teint, sichiches de jupes, si prodigues de jambes ; mais c’étaitplaisir aussi de les voir s’empresser autour de Sissy, comme ilétait aussi bien naturel de la part de Sissy de fondre en larmesmalgré elle.

« Là ! maintenant que Zézile aembrazé tous les enfants et zerré toutes les femmes dans zes braset donné des poignées de main à tous les hommes, débarrazzez leplancher tous tant que vous êtes, et zonnez les muziziens pour lezecond tableau ! »

Dès que ses pensionnaires se furent éloignés,il continua à voix basse :

« Maintenant, Zézile, je ne demande pas àzavoir aucun zecret ; mais je zuppoze que je puis deviner quezette demoi-zelle est…

– C’est sa sœur ; vous ne voustrompez pas.

– Et la fille de l’autre. Z’est ze que jevoulais dire. J’ezpère que le vieux gentleman va bien ?

– Mon père ne tardera pas à nousrejoindre, dit Louise inquiète et pressée d’en venir au fait. Monfrère est-il en sûreté ?

– Zain et zauf ! répondit Sleary.Voulez-vous zeulement jeter un coup d’œil dans le zirque, mamzelle,à travers ze trou ? Zézile, vous zavez comment za zepratique ; vous trouverez bien quelque part une fente pourvous toute zeule. »

Les deux jeunes femmes se mirent à regarderdans la salle à travers les crevasses des planches mal jointes.

« Z’est Jacques le pourfendeur degéants, pantomime comique et enfantine, continua Sleary :zet azzezzoire que vous voyez est la maizon où Jacques doit zeréfugier ; et voilà mon clown, armé d’une cazzerole et d’unebroche, qui fait le domeztique de Jacques ; voilà le petitJacques lui-même, revêtu d’une armure zplendide, avec deux nègrescomiques, deux fois grands comme la maizon, qui zont zeulement làpour apporter et emporter zet azzezzoire ; le géant (il est enozier et m’a coûté un prix fou) n’a pas encore paru. Maintenant lesvoyez-vous tous ?

– Oui, répondirent Louise et Sissy.

– Regardez encore, dit Sleary, regardezbien. Vous les voyez tous ? Très-bien. Maintenant,mamzelle… »

Il approcha un banc pour qu’elles pussents’asseoir…

« J’ai mes opinions et votre père a lesziennes. Je ne veux pas zavoir ze que votre frère a fait ; ilvaut mieux que je ne le zache pas. Tout ze que je puis dire, z’estque votre père n’a pas abandonné Zézile et que je n’oublie pas zeschozes-là… C’est votre frère qui fait un de zes deuxnègres. »

Louise, moitié honte et moitié satisfaction,laissa échapper un cri.

« Z’est un fait, poursuivit Sleary, etmalgré za, vous n’auriez pas pu le deviner. Votre père peut venir.Je garderai votre frère izi après la reprézentazion. Je ne ledézhabillerai pas ; je ne le blanchirai même pas. Que votrepère vienne izi après la reprézentazion, ou venez-y vous-même, etvous trouverez là votre frère, avec lequel vous pourrez cauzer àvotre aize, vous avez à vous le zirque tout entier. Ne faites pasattenzion à za phyzionomie, l’important z’est qu’il zoitcaché. »

Louise, après bien des remercîments, sesentant le cœur plus léger, ne voulut pas retenir M. Slearyplus longtemps. Elle le chargea d’une commission affectueuse pourTom, et s’éloigna les yeux pleins de larmes. Il avait été convenuqu’elle reviendrait plus tard avec Sissy, dans l’après-midi.

M. Gradgrind arriva une heure après. Iln’avait pas non plus rencontré un seul visage deconnaissance ; et il était persuadé maintenant qu’avec leconcours de M. Sleary, son fils déshonoré pourrait gagnerLiverpool cette nuit même. Comme aucun d’eux ne pouvait accompagnerle fugitif sans risque de le faire reconnaître, quelque habilementdéguisé qu’il pût être, M. Gradgrind écrivit d’avance à uncorrespondant sur lequel il pouvait compter pour le prierd’embarquer le porteur, coûte que coûte, à bord d’un bâtiment enpartance pour l’Amérique du Nord ou du Sud, ou pour tout autre payséloigné où on pourrait l’expédier tout de suite et en secret.

Ces préparatifs terminés, ils se promenèrentdans la ville en attendant que le cirque fût complètement vide, etque non-seulement les spectateurs, mais les chevaux et la troupel’eussent évacué. Après bien des allées et venues, ils virentM. Sleary sortir une chaise et s’asseoir devant une porte decôté, fumant sa pipe, comme pour leur annoncer qu’ils pouvaientvenir à présent.

« Votre zerviteur, mon gentilhomme,dit-il par précaution, pour dérouter les gens, en saluantM. Gradgrind, lorsque les visiteurs pénétraient dans lecirque. Zi vous avez bezoin de moi, vous me retrouverez izi. Votrefils a endozzé la livrée comique, mais faut pas que za vouschagrine, mozieur. »

Ils entrèrent ; et M. Gradgrinds’assit, désolé, au milieu du cirque, sur la chaise qui servait auxtours de force du clown. Sur un des bancs du fond, qui paraissaitplus éloigné encore, grâce au demi-jour de ce lieu étrange, setenait le misérable roquet, maussade comme à son ordinaire, qu’ilavait le malheur d’avoir pour fils.

Il portait un habit moyen âge, qui ressemblaitassez à celui d’un Suisse, avec des parements et des revers d’uneexagération indicible, un gilet immense, une culotte courte, dessouliers à boucles et un tricorne impossible. Rien de tout cela nelui allait et le tout était fait d’étoffes communes mangées auxvers et pleines de trous. On voyait sur son vissage des cicatricesblanches aux endroits où la crainte et la chaleur avaient percél’enduit graisseux dont on avait barbouillé tous ses traits. JamaisM. Gradgrind, avant de le voir de ses yeux, n’aurait pu croirequ’il existât rien de si tristement, si détestablement, siridiculement honteux que ce roquet dans sa livrée comique ; etcependant, c’était un fait bien visible, s’il en fut jamais. Etdire que c’était là qu’en était venu un de ses enfants modèles.

D’abord, le roquet ne voulait pass’approcher ; il s’obstinait à rester perché tout seul sur sonjuchoir. Cédant enfin, si on peut s’exprimer ainsi en parlant d’uneconcession faite de si mauvaise grâce, aux instances de Sissy (carpour Louise, il la reniait absolument), il descendit par degrés debanc en banc jusqu’à ce qu’il se trouvât debout sur la sciure debois du manège, au bord du cirque, aussi loin que possible del’endroit où M. Gradgrind était assis.

« Comment cela s’est-il passé ?demanda le père.

– Comment quoi s’est-il passé ?répondit le fils d’un ton de mauvaise humeur.

– Ce vol, dit le père, élevant lavoix.

– J’ai forcé moi-même la caisse le soir,avant de quitter mon bureau, et je l’ai laissée entr’ouverte.J’avais fait faire depuis très-longtemps la clef qu’on a trouvée,Je l’ai jetée dans la rue le lendemain matin, afin qu’on crût quec’était elle qui avait servi. Je n’ai pas pris tout l’argent d’uneseule fois. Je faisais semblant d’établir tous les soirs mabalance ; mais c’était une frime. À présent vous savez toutel’histoire.

– Si la foudre était tombée sur moi, ditle père, un coup de tonnerre ne m’aurait pas causé plus desaisissement.

– Je ne vois pourtant pas ce qu’il y a desi étonnant, grommela le fils. Soient donnés tant de gens quioccupent des places de confiance, sur ces tant de gens, il y en atant qui en abusent. Voilà le problème et la solution que je vousai entendu répéter vingt fois comme un principe établi. Est-ce queje peux rien contre les principes ? C’est avec le raisonnementque vous consoliez les gens, père ? Eh bien ! c’est àvotre tour de vous consoler vous-même de la même façon. »

Le père se cacha le visage dans les mains, etle fils resta debout, dans sa honteuse mascarade, à mordiller unbrin de paille : ses mains, en partie déteintes à la paume,ressemblaient à des pattes de singe. Le jour disparaissaitrapidement ; de temps en temps, le roquet tournait le blancdes yeux du côté de son père avec une expression d’ennui etd’impatience. C’était la seule partie de son visage qui conservâtquelque expression, tant était épaisse la couche de peinture quicouvrait le reste de sa figure.

« Il faut que vous alliez à Liverpoolvous embarquer pour l’étranger.

– Je sais bien que je n’ai pas autrechose à faire. D’ailleurs, je ne peux toujours pas mener où que cesoit une vie plus misérable que celle que j’ai menée dans cepays-ci, depuis que je suis en âge de me connaître, pleurnicha leroquet. C’est déjà quelque chose. »

M. Gradgrind alla à la porte et revintavec Sleary, à qui il demanda :

« Comment faire partir ce déplorablesujet ?

– J’y ai penzé, mozieur. Il n’y a pasbeaucoup de temps à perdre, de zorte qu’il faudra dire ouiou non de zuite. Il y a zix lieues d’izi au chemin defer ; il part une voiture dans une demi-heure ; zettevoiture va à la ztation pour zervir le train de la malle ; zetrain le conduira tout droit à Liverpool.

– Mais regardez-le, gémitM. Gradgrind. Quelle voiture voudrait…

– Je ne veux pas du tout le faire voyagerdans la livrée comique, interrompit Sleary. Dites un mot, et, grâzeà mon magazin de coztumes, je le tranzforme en Jeannot en moins dezinq minutes.

– Je ne comprends pas, ditM. Gradgrind.

– En roulier, zi vous aimez mieux.Dézidez-vous, mozieur. Il va falloir envoyer chercher de la bière.Je ne connais rien comme la bière pour blanchir un nègrecomique. »

M. Gradgrind s’empressa d’accepter ;M. Sleary s’empressa de choisir dans une malle une blouse, unchapeau de feutre et les autres accessoires du costume ; leroquet s’empressa de changer de vêtements derrière un rideau deserge ; M. Sleary s’empressa d’aller chercher de la bièreet de blanchir son nègre.

« Maintenant, dit-il, venez à la voitureet grimpez leztement sur l’impériale. Je vous accompagneraijusqu’au bureau ; on croira que vous faites partie de matroupe. Dites adieu à votre famille, et vivement ! »

Là-dessus, M. Sleary, par délicatesse, seretira.

« Voici votre lettre, ditM. Gradgrind. On vous fournira tout ce dont vous pourrez avoirbesoin. Rachetez, par le repentir et par une conduite meilleurel’horrible action que vous avez commise et qui a eu de si fatalesconséquences ! Donnez-moi la main, mon pauvre enfant, etpuisse Dieu vous pardonner comme je vous pardonne ! »

Le coupable, touché par les paroles et le tonému de son père, fut tenté de verser quelques chétives larmes.Mais, lorsque Louise lui ouvrit les bras, il la repoussa denouveau.

« Pas toi ; je n’ai plus rien decommun avec toi !

– Oh ! Tom, Tom ! est-ce doncainsi que tu me quittes, après tout mon amour ?

– Après tout ton amour !répliqua-t-il durement. Il est joli, ton amour ! Laisser là levieux Bounderby et renvoyer M. Harthouse, mon meilleur ami,pour t’en retourner chez père, juste au moment où je courais lesplus grands dangers. En voilà un joli amour ! Raconter quenous étions allés là-bas, lorsque tu me voyais dans le pétrin. Envoilà un joli amour ! Dis plutôt que tu m’as trahi, toutbonnement. D’ailleurs, tu n’as jamais eu d’affection pour moi.

– Vivement ! » dit Sleary de laporte.

Ils sortirent tous en se pressant les unscontre les autres : Louise criant à Tom qu’elle lui pardonnaitet qu’elle l’aimait toujours ; qu’il regretterait de l’avoirquittée comme cela, et qu’il serait heureux, plus tard et loind’elle, de se rappeler ce qu’elle venait de lui dire.M. Gradgrind et Sissy, qui se trouvaient devant Tom, tandisque la sœur cherchait encore à l’attendrir, s’arrêtèrent etreculèrent tout à coup.

Car devant eux était Bitzer, hors d’haleine,ses minces lèvres entr’ouvertes, ses minces narines dilatées, sesblancs cils tremblotants, son pâle visage plus pâle que jamais,comme si la course, qui donnait des couleurs aux autres, avait poureffet de lui ôter les siennes. Il était là, haletant et pantelant,comme s’il ne s’était jamais arrêté depuis la soirée, déjàlointaine, où il avait poursuivi Sissy.

« Je suis bien fâché de déranger vosplans, dit Bitzer secouant la tête ; mais je ne puis pas melaisser mettre dedans par des écuyers ; le voilà en blouse, etil me le faut ! »

Et il se crut même obligé, à ce qu’il paraît,de prendre Tom à la gorge pour plus de sûreté, car c’est par làqu’il commença.

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