Les Temps difficiles

Chapitre 24Explosion.

 

La matinée du lendemain était trop belle pourqu’on la passât dans son lit ; aussi James Harthouse seleva-t-il de bonne heure, pour aller s’asseoir dans l’embrasure desa fenêtre, fumant à son aise ce rarissime tabac qui avait exercésur son jeune ami une si salutaire influence. Épanouissant tout sonêtre à la chaleur des rayons du soleil, entouré de l’encens de sapipe orientale, tandis que la fumée rêveuse se fondait dansl’atmosphère si douce déjà et si riche en parfums printaniers, ilrécapitulait ses avantages comme un joueur endurci récapitule sesgains. Pour le moment, il ne savait pas ce que c’était quel’ennui ; il pouvait donc donner toute son attention à cecalcul.

Il y avait entre Louise et lui un secret dontle mari était exclu ; un secret qui roulait positivement surl’indifférence de Louise pour son mari et sur l’incompatibilitéd’humeur qui existait dès l’origine entre elle et son mari. Il luiavait adroitement, mais clairement prouvé qu’il connaissait soncœur jusque dans ses replis les plus délicats ; il avaitprofité de son affection la plus tendre pour se rapprocher d’elle,et combien il avait fait de progrès ! Il s’était mis de moitiédans son unique affection, et la barrière derrière laquelle elleabritait sa vie s’était abaissée comme par enchantement. Tout celan’était-il pas fort drôle et fort satisfaisant ?

Et néanmoins il n’avait, même alors, aucuneintention sérieuse de la pousser à mal. Dans l’intérêt public commedans celui des relations privées, il aurait bien mieux valu pourl’honneur du siècle où vivait M. Harthouse que la nombreuselégion de roués dont il faisait partie fussent franchement vicieux,au lieu de s’en tenir, à l’indifférence et aux occasions. Lesbanquises qui se laissent entraîner partout au gré du courant sontcelles qui causent le plus de naufrages.

Lorsque le diable prend la figure d’un lionrugissant, il se montre sous une forme qui n’est guère attrayanteque pour les sauvages ou les chasseurs. Mais lorsqu’il estbichonné, peigné et verni selon la mode, lorsqu’il est las du viceet las de la vertu, blasé sur le soufre de l’enfer comme sur lesjoies du paradis, alors, soit qu’il se mette à faire le Machiavelen politique ou le don Juan dans les ménages, c’est bien là lediable en personne, le vrai diable qu’il faut craindre.

James Harthouse était donc à se reposer dansl’embrasure de la croisée, fumant avec nonchalance et récapitulantle chemin qu’il avait fait sur cette route où il s’était engagé parhasard. Le but vers lequel il tendait était assez clairementindiqué ; mais il ne se donnait pas la peine de faire aucuncalcul à cet égard : Ce qui sera, sera.

Comme, ce jour-là, il avait la perspectived’une assez longue promenade à cheval, car il y avait à quelqueslieues de là une réunion politique qui lui fournissait une occasionpassable de s’essayer au profit de la coterie Gradgrind, ils’habilla de bonne heure et descendit déjeuner. Il était curieux devoir dans les yeux de Louise s’il n’avait pas reculé depuis laveille ; mais non. Il se retrouvait juste à la place où ilavait mis le signet. Il s’en aperçut bien à l’intérêt exprimé dansle regard que Louise lui adressa.

Le temps s’écoula tant bien que mal pourM. Harthouse, mais non pas sans ennui, dans cet emploifatigant de la journée, et il revint à cheval vers les six heures.Il y avait une avenue d’un demi-mille entre la grille d’entrée etla maison, et il s’avançait au pas, le long de l’allée unie et biensablée, qui appartenait ci-devant à M. Nickits, lorsqueM. Bounderby s’élança du milieu d’un massif avec tant deviolence que le cheval ombrageux se jeta de l’autre côté duchemin.

« Harthouse ! s’écriaM. Bounderby, savez-vous la nouvelle ?

– Quelle nouvelle ? réponditHarthouse calmant son cheval et envoyant au fond de l’âmeM. Bounderby à tous les diables.

– Alors vous n’en avez donc pas entenduparler ?

– Je n’ai entendu que vous, quand vousvenez de tomber là comme une bombe, et cette brute aussi vous aentendu ; elle en a même eu grand’peur. Je n’ai pas entenduautre chose. »

M. Bounderby, tout rouge et toutéchauffé, se planta au milieu du chemin devant la tête du cheval,afin de faire éclater la bombe avec plus d’effet.

« On a volé la banque !

– Ah bah !

– On l’a volée hier soir, monsieur ;volée d’une façon extraordinaire ; volée à l’aide de faussesclefs.

– À-t-on volé beaucoup ? »

M. Bounderby, dans son désir de donner leplus d’importance possible à la chose, fut vexé d’être obligé derépondre :

« Dame ! non ; pas beaucoup.Mais cela aurait pu être.

– Combien ?

– Oh ! quant à la somme, si vous ytenez, elle ne dépasse guère trois mille huit cents francs, ditBounderby avec impatience. Mais ce n’est pas pour la somme, c’estpour le fait en lui-même. On a volé la banque, c’est là lacirconstance importante ! Je suis surpris que vous ne voyiezpas cela.

– Mon cher Bounderby, dit James mettantpied à terre et donnant les rênes à son domestique, je le voisparfaitement ; et je suis aussi abasourdi que vous pouvez ledésirer par le spectacle que vous venez de présenter à mon esprit.Néanmoins vous me permettrez, je l’espère, de vous féliciter, ceque je fais de tout mon cœur, je vous assure, de n’avoir pas eu àsubir une perte plus grave.

– Merci, répliqua Bounderby d’un ton brefet peu gracieux. Mais je vais vous dire. Je pouvais perdre cinqcent mille francs.

– Je n’en doute pas.

– Vous n’en doutez pas ! Parbleu,vous avez raison de ne pas en douter. Par saint Georges, ditM. Bounderby avec des mouvements de tête menaçants, je pouvaisperdre deux fois cinq cent mille francs. On ne sait pas combienj’aurais pu perdre, si les voleurs n’avaient pas étédérangés. »

Louise s’approcha en ce moment avecMme Sparsit et Bitzer.

« Voici la fille de Tom Gradgrind quisait bien tout ce que je pouvais perdre, si vous ne le savez pas,souffla l’orageux Bounderby. Elle est tombée roide, monsieur, commefrappée d’une balle, quand je lui ai annoncé la chose ! C’estla première fois que ça lui arrive, à ma connaissance, et ça luifait honneur, vu les circonstances, dans mon opinion. »

Louise était encore faible et pâle. JamesHarthouse lui offrit le bras ; et pendant leur marche à paslents, lui demanda comment le vol avait été effectué.

« J’allais vous le dire, s’écriaBounderby donnant le bras à Mme Sparsit d’un airirrité. Si vous n’aviez pas été si curieux de savoir tout de suitela somme, j’aurais commencé par là. Vous connaissez cette dame (carc’est une dame), madame Sparsit ?

– J’ai déjà eu l’honneur…

– Très-bien. Et ce jeune homme, Bitzer,vous l’avez également vu, par la même occasion ? »

M. Harthouse fit un signe de têteaffirmatif et Bitzer salua avec son poing.

« Très-bien. Ils demeurent à la banque.Vous savez qu’ils demeurent à la banque, peut-être ?Très-bien. Hier soir, à l’heure de la fermeture des bureaux, on atout serré comme à l’ordinaire. Dans la salle doublée de fer, à laporte de laquelle couche le jeune individu que voilà, il y avaitn’importe combien. La petite caisse du cabinet du jeune Tom,destinée à recevoir les menues valeurs, contenait trois mille huitcent et quelques francs…

– Trois mille huit cent cinquante-huit,quatre-vingt-cinq, dit Bitzer.

– Allons ! riposta Bounderbys’arrêtant pour faire volte-face, tâchez de ne pas m’interrompre,vous ! C’est bien assez d’avoir été volé pendant quevous ronfliez parce que vous êtes trop bien nourri, sans êtreencore interrompu avec vos cinquante-huit, quatre-vingt-cinq. Je neronflais pas, moi, quand j’avais votre âge. Je ne mangeais pasassez pour ronfler. Et je n’interrompais pas avec descinquante-huit, quatre-vingt-cinq. Non, jamais, pas même quand jesavais le chiffre exact. »

Bitzer porta de nouveau le poing à son front,d’un air tout penaud, et parut à la fois vivement frappé et humiliépar l’exemple d’abnégation morale que lui donnait la jeunesse deM. Bounderby.

« Trois mille huit cent et quelquesfrancs, reprit M. Bounderby. Le jeune Tom avait enfermé cettesomme dans sa caisse, qui n’est pas des plus solides ; mais onaurait mieux fait d’y penser plus tôt. Tout avait été laissé en bonordre. Au milieu de la nuit, pendant que ce jeune individuronflait… Madame Sparsit, madame, vous dites que vous l’avezentendu ronfler ?

– Monsieur, répliquaMme Sparsit, je ne puis pas dire que je l’aieprécisément entendu ronfler, et par conséquent je ne dois pasaffirmer le fait. Mais, durant les soirées d’hiver ; lorsqu’ils’endormait à sa table, je lui ai entendu faire quelque chose queje décrirais plus volontiers comme une espèce de suffocation. Jel’ai entendu, dans diverses occasions de ce genre, émettre des sonsassez semblables à ceux qu’on entend quelquefois sortir d’unehorloge à poids. Non, ajouta Mme Sparsit avec l’airsuperbe d’une femme qui sait qu’elle est obligée en conscience derendre un témoignage strictement véridique, non que je veuilleincriminer en rien le caractère moral de Bitzer. Loin de là, jel’ai toujours regardé comme un jeune homme imbu d’excellentsprincipes ; et je désire que cette déposition puisse êtreinterprétée plutôt en sa faveur.

– Eh bien ! donc, reprit l’irascibleBounderby, pendant qu’il ronflait ou suffoquait, ou imitait unehorloge à poids, ou n’importe quoi, pendant son sommeil, je ne saisquels individus ont, je ne sais comment (étaient-ils déjà cachésdans la maison ou non, c’est ce qui reste à savoir), pénétréjusqu’à la caisse de Tom et en ont enlevé le contenu. Ayant étédérangés, ils ont décampé par la porte de devant, qu’ils ontrefermée à double tour (elle avait été fermée à double tour parBitzer et la clef reposait sous l’oreiller deMme Sparsit) avec une fausse clef qu’on a ramasséedans la rue, tout près de la banque, aujourd’hui à midi. Rien n’atranspiré pour donner l’alarme jusqu’à ce matin, au moment où ceBitzer que voilà s’est levé et a commencé à ouvrir et à ranger lesbureaux avant l’arrivée des commis. Alors, jetant les yeux sur lacaisse de Tom, il voit la porte ouverte, la serrure forcée etl’argent enlevé.

– À propos, où est donc Tom ?demanda Harthouse regardant autour de lui.

– Il est allé aider la police dans sesrecherches, répondit Bounderby, c’est pour cela qu’il est restélà-bas, à la banque. Je voudrais bien que ces chenapans eussentessayé de me voler, quand j’avais l’âge de Tom. Je vous répondsqu’ils en eussent été pour leurs frais, attendu que je n’avais pasle sou.

– Soupçonne-t-on quelqu’un ?

– Si on soupçonne quelqu’un ? Jecrois bien ! Sapristi, répliqua Bounderby en abandonnant lebras de Mme Sparsit pour essuyer son front rouge.On ne pille pas comme ça la banque de Josué Bounderby de Cokeville,sans que les soupçons tombent sur quelqu’un ! Non pas, nonpas ! »

M. Harthouse se hasarda à demander quil’on soupçonnait.

« Eh bien ! dit Bounderby s’arrêtantet se retournant pour faire face à tout le monde, je vais vous ledire. Mais n’allez pas répéter cela partout ; ne le répéteznulle part, afin que les brigands compromis (ils sont une bande) nese tiennent pas sur leurs gardes. Vous me promettez donc le secret.Attendez un instant. (M. Bounderby s’essuya encore le front.)Que diriez-vous (ici l’orateur éclata avec violence) s’il y avaitun ouvrier de compromis dans l’affaire ?

– J’espère, dit Harthouse d’un toninsouciant, que ce n’est pas notre ami Blackpot ?

– Dites pool au lieu depot, monsieur, répliqua Bounderby, et c’est notrehomme. »

Louise laissa échapper une faible exclamationde doute et de surprise.

« Oh ! oui. Je sais bien, ditBounderby saisissant immédiatement au vol cette protestation, jesais bien ! Est-ce que je ne suis pas accoutumé à ça ? Cesont les meilleures gens du monde. Connu ! Ils ont la languebien pendue, allez ! Ils veulent seulement qu’on leur expliqueleurs droits, voilà tout. Mais je vais vous dire ce qui en est.Montrez-moi un ouvrier mécontent, et je vous montrerai un hommecapable de tout… Oui, de tout ! »

C’était encore là une des fictions populairesde Cokeville que l’on s’était donné bien du mal à accréditer dansl’opinion, et de fait il y avait de bonnes âmes qui le croyaientsincèrement.

« Mais je les connais, moi, tous cesgens-là, poursuivit Bounderby. Je les lirais à livre ouvert. MadameSparsit, madame, je m’en rapporte à vous. Quel avertissement ai-jedonné à ce Blackpool, la première fois qu’il a mis le pied à lamaison, lorsqu’il y est venu avec l’intention expresse d’apprendrede moi comment il pourrait renverser la religion et donner uncroc-en-jambe à l’Église établie ? Madame Sparsit, vous qui, àraison de votre noble parenté, êtes au niveau de l’aristocratie,ai-je dit ou n’ai-je pas dit à cet individu : Vous n’êtes pasun individu à mon goût ; vous finirez par tournermal ?

– Assurément, monsieur, réponditMme Sparsit, vous lui avez, d’un ton qui a dûproduire sur lui une vive impression, adressé une remontrance de cegenre.

– N’est-ce pas lorsqu’il vous a froissée,madame, dit Bounderby, lorsqu’il a froissé vossentiments ?

– Oui, monsieur, répliquaMme Sparsit secouant modestement la tête, rienn’est plus vrai. Quoique je ne prétende pas que mes sentiments nesoient pas plus délicats, sous certains rapports… plus niais, sivous préférez cette expression… qu’ils ne l’auraient été peut-être,si j’avais toujours occupé la position que j’occupeaujourd’hui. »

M. Bounderby fixa sur M. Harthouseun regard éclatant d’orgueil, comme pour dire :

« Je suis le propriétaire de cette dame,et elle mérite toute votre attention, j’ose le croire. »

Puis il reprit le fil de sondiscours :

« Vous pouvez vous rappeler vous-même,Harthouse, ce que je lui ai dit devant vous. Je ne lui ai pas mâchéles mots. Je n’use jamais de ménagements avec eux. Je lesconnais, allez ! Eh bien ! monsieur,qu’arrive-t-il ? Trois jours après il disparaît. Il part sansque personne sache où il est allé : comme a fait ma mère,lorsque je n’étais qu’un enfant, avec cette différence, que cetindividu est un personnage encore moins estimable que ma mère, sic’est possible. Qu’a-t-il fait avant de partir ? Vous ne lecroiriez jamais… » M. Bounderby, son chapeau à la main,frappait un petit coup sur le fond, à chaque période de sa phrase,comme si son chapeau eût été un tambour de basque… « Si jevous disais qu’on l’a vu plusieurs soirs de suite faire le guetautour de la banque ? Qu’on l’a vu rôder à la nuit tombantedans les alentours ? Que Mme Sparsit s’est ditqu’il ne pouvait rôder là dans de bonnes intentions ? Quecette dame a attiré l’attention de Bitzer sur cet individu, etqu’ils l’ont remarqué tous les deux ? Si je vous disais qu’ilparaît, d’après des informations prises aujourd’hui même, que lesvoisins l’ont aussi remarqué ? »

Maintenant qu’il avait atteint le pointculminant de son discours, M. Bounderby, à l’instar desdanseurs orientaux, se coiffa de son tambour de basque.

« Cela paraît suspect, dit JamesHarthouse, je suis forcé d’en convenir.

– Je crois bien, monsieur, dit Bounderbyavec un air de défi ; je crois bien. Mais Blackpool n’est passeul. Il y a une vieille femme. On n’apprend jamais ces choses-làque quand le mal est fait ; on découvre toujours que la portede l’écurie fermait très-mal, dès que le cheval a été volé ;il est question d’une vieille maintenant : d’une vieille quiparaît arriver en ville sur un manche à balai, de temps en temps.Elle guette la maison pendant toute une journée, avant que l’autrela relaye, et le soir où vous avez vu son complice, elle s’en vaavec lui et tient conseil avec lui, sans doute pour faire sonrapport lorsqu’on l’a relevée de sa faction… et que le diablel’emporte ! »

Il y avait une vieille femme dans la chambrele soir de ma visite, et elle paraissait se tenir à l’écart, pensaLouise.

« Ce n’est pas tout, on en sait déjàdavantage sur leur compte, continua Bounderby avec plusieurshochements de tête pleins d’un sens mystérieux. Mais j’en ai ditassez pour le moment. Vous aurez la bonté de ne rien ébruiter et den’en parler à personne. Il faudra peut-être du temps, mais nous lesprendrons. C’est une bonne politique de leur lâcher un peu la brided’abord ; il n’y a pas de mal à ça.

« Et naturellement, ils seront punisselon toute la rigueur des lois, comme disent les défensesdu coin de la rue, et ce sera bien fait. Les gens qui s’attaquentaux banques doivent subir les conséquences, de leurs actes. S’iln’y avait pas de conséquences, nous irions tous nous attaquer auxbanques. »

Il avait pris tout doucement l’ombrelle queLouise tenait à la main, et il la lui avait ouverte, de manièrequ’elle marchait à l’ombre du parasol, bien qu’il ne fit pas desoleil.

« Pour le moment, Lou Bounderby, dit sonmari, voici Mme Sparsit dont il faudra vousoccuper. Les nerfs de Mme Sparsit ont été agacéspar cette affaire, et elle restera ci un jour ou deux. Ainsi,tâchez de la remettre.

– Merci beaucoup, monsieur, observa cettedame discrète ; mais, je vous en prie, ne songez pas du tout àmoi. Je n’ai besoin de rien. »

Il devint bientôt évident que, si on pouvaitreprocher quelque chose à Mme Sparsit dans sesrelations avec l’intérieur domestique de M. Bounderby, c’étaitde s’occuper trop peu d’elle-même et beaucoup trop des autres, aupoint qu’elle en devenait assommante. Lorsqu’on lui montra sachambre, elle fut si horriblement touchée de l’aspect confortablede ce logis, qu’on eût été tenté de croire qu’elle aurait préférépasser la nuit sur la table de la cuisine.

« Les Powler et les Scadgers, il estvrai, étaient habitués au luxe, mais il est de mon devoir de merappeler, se plaisait à remarquer Mme Sparsit, avecune grâce hautaine, surtout lorsqu’il y avait là quelquedomestique, que ce que j’étais, je ne le suis plus. Et vraiment,ajoutait-elle, si je pouvais effacer à tout jamais le souvenir queM. Sparsit était un Powler, ou que je suis moi-même alliée àla famille Scadgers ; ou même, s’il était en mon pouvoir dechanger ce qui est et de faire de moi une personne d’humblenaissance, alliée à des gens du commun, je le ferais bienvolontiers. Je croirais, à raison des circonstances, qu’il est demon devoir de le faire. »

À table, le même esprit d’abnégation monacalela poussait à renoncer aux plats succulents et aux vins, jusqu’à ceque M. Bounderby lui ordonnât formellement d’en prendre ;alors elle répondait : « Vraiment, vous êtes trop bon,monsieur, » et renonçait, par pure obéissance, à sa fermerésolution d’attendre, comme elle l’avait annoncé formellement, unesimple tranche de mouton. Elle se confondait aussi en excuseslorsqu’elle avait besoin du sel, et, comme elle était trop aimablepour ne pas corroborer autant que possible le témoignage deM. Bounderby sur le mauvais état de ses nerfs, elle s’appuyaitde temps à autre contre le dossier de sa chaise pour y pleurer ensilence ; alors on pouvait voir (ou plutôt on était forcé devoir, car elle appelait sur elle l’attention générale) une larme degrande dimension, semblable à une boucle d’oreille de cristal,glisser le long de son nez romain.

Mais le trait dominant deMme Sparsit, depuis le commencement jusqu’à la fin,c’était sa résolution inébranlable de plaindre M. Bounderby. Àcertains moments, elle ne pouvait s’empêcher, en le regardant, desecouer la tête, comme qui dirait : « Hélas ! pauvreYorick ! » Après s’être trahie malgré elle par ces signesextérieurs d’émotion, elle contraignait son visage à sourirelégèrement, elle avait des lueurs de gaieté et disait avecaménité : « Vous avez conservé votre bonne humeur,monsieur, j’en rends grâce au ciel ; » et elle avaitl’air de regarder comme une vraie bénédiction que M. Bounderbyn’eût pas succombé sous le poids de ses infortunes. Une autreoriginalité qu’elle avait beaucoup de peine à vaincre, c’était dese confondre toujours en excuses. Elle avait un penchant bizarre ànommer Mme BounderbyMlle Gradgrind, et elle y céda plus de soixantefois dans le courant de la soirée. La répétition de cette erreurcausait à Mme Sparsit un trouble modeste ;mais vraiment, disait-elle, il lui semblait si naturel de direMlle Gradgrind ; tandis qu’il lui étaitpresque impossible de se figurer que la jeune personne qu’elleavait eu le bonheur de connaître tout enfant était réellementdevenue Mme Bounderby. Une autre particularité dece quiproquo inconcevable, c’est que plus elle y songeait, plus lachose lui paraissait impossible : « Les différences,faisait-elle observer, étant si marquées. »

Dans le salon, après dîner, M. Bounderby,de son autorité privée, jugea en dernier ressort l’affaire du vol,examina les témoins, prit note de leurs dépositions, trouva lesaccusés coupables et les condamna aux peines les plus sévères. Leprocès terminé, Bitzer fut renvoyé à Cokeville, avec ordre derecommander au jeune Tom de revenir par le train express.

Lorsqu’on apporta les lumières,Mme Sparsit murmura :

« Ne soyez pas si abattu, monsieur. Jevoudrais vous voir aussi gai qu’autrefois, monsieur. »

M. Bounderby, que ces consolationscommençaient à rendre bêtement sentimental, soupira comme un grosveau marin.

« Je ne puis vous voir ainsi, monsieur,dit Mme Sparsit. Essayez une partie de trictrac,monsieur, comme vous faisiez, lorsque j’avais l’honneur de vivresous votre toit.

– Je n’ai jamais touché le trictrac,madame, dit Bounderby, depuis cette époque.

– Non, monsieur, ditMme Sparsit d’un ton conciliateur, je sais cela. Jeme souviens que ce jeu n’intéresse pasMlle Gradgrind. Mais je serais heureuse, monsieur,si vous daigniez… »

Ils se mirent à jouer auprès d’une croisée quis’ouvrait sur le jardin. C’était par une belle soirée : il n’yavait pas de clair de lune, mais la nuit était chaude et embaumée.Louise et M. Harthouse sortirent pour faire un tour dans lejardin, où l’on entendit leurs voix dans le silence de la nuit,mais non pas ce qu’ils disaient. Mme Sparsit, de saplace devant le trictrac, se fatiguait les yeux à chercher à percerl’obscurité extérieure.

« Qu’est-ce qu’il y a, madame, demandaM. Bounderby ; vous ne voyez pas un incendie,j’espère ?

– Oh ! du tout, monsieur, réponditMme Sparsit, je songeais à la rosée.

– Et que vous fait la rosée,madame ? dit M. Bounderby.

– Rien personnellement, monsieur,répliqua Mme Sparsit, mais je crains queMlle Gradgrind ne s’enrhume.

– Elle ne s’enrhume jamais, ditM. Bounderby.

– En vérité, monsieur ? » ditMme Sparsit. Et elle fut prise d’une toux dans lagorge.

Quand arriva l’heure de se retirer,M. Bounderby demanda un verre d’eau.

« Comment, monsieur ? ditMme Sparsit. Et votre xérès chaud avec du citron etde la muscade ?

– Ma foi ! madame, j’en ai perdul’habitude, dit M. Bounderby.

– Tant pis, monsieur ! répliquaMme Sparsit ; vous perdez toutes vos bonnesvieilles habitudes. Un peu de courage, monsieur ! SiMlle Gradgrind veut bien le permettre, je m’offrepour vous faire votre verre de xérès, comme je vous l’ai fait tantde fois. »

Mlle Gradgrind ayanttrès-volontiers permis à Mme Sparsit de faire toutce qu’elle voudrait, cette dame pleine d’attentions délicatesfabriqua le breuvage et le présenta à M. Bounderby.

« Cela vous fera du bien, monsieur. Celavous réchauffera le cœur. C’est ce qu’il vous faut, et vous nedevriez pas y manquer. »

Et lorsque M. Bounderby dit :« À votre santé, madame ! » elle répondit avecbeaucoup de sentiment :

« Merci, monsieur. Je fais le même vœupour vous, et je vous souhaite bien du bonheur par-dessus lemarché. »

Finalement elle lui souhaita aussi le bonsoird’une façon pathétique, et M. Bounderby alla se coucher,convaincu, dans son esprit hébété, qu’il avait éprouvé quelquecontrariété sensible, sans pouvoir dire précisément de qui ni dequoi il avait à se plaindre.

Longtemps après s’être déshabillée et couchée,Louise guetta l’arrivée de son frère. Il ne pouvait guère rentrer,elle le savait, avant une heure du matin ; mais dans le mornesilence de la campagne, peu propre à calmer l’agitation de sonesprit, le temps lui parut bien long. Enfin, lorsque l’obscurité etle silence eurent paru redoubler à l’envi pendant des heuresentières, elle entendit sonner à la grille d’entrée. Il luisemblait qu’elle aurait souhaité que la cloche pût ainsi résonnerjusqu’au jour ; mais le bruit cessa, le cercle de sesdernières vibrations alla se perdre dans les airs et la nuitredevint muette.

Elle attendit encore environ un quart d’heure,à ce qu’elle put croire. Alors elle se leva, mit un peignoir,sortit de sa chambre au milieu de l’obscurité et monta à la chambrede son frère. La porte était fermée, elle l’ouvrit doucement etappela Tom en s’approchant de son lit d’un pas silencieux.

Elle s’agenouilla auprès, passa son brasautour du cou de son frère et attira le visage de Tom tout près dusien. Elle savait bien qu’il ne dormait pas, qu’il en faisaitsemblant seulement, mais elle ne dit rien.

Bientôt il tressaillit, comme s’il venaitd’être réveillé en sursaut :

« Qui est là, dit-il, et qu’est-ce quec’est ?

– Tom, n’as-tu rien à me dire ? Sijamais tu m’as aimée et que tu aies un secret que tu caches à tousles autres, dis-le-moi.

– Je ne te comprends pas, Lou. Tu vienssans doute de dormir ; tu rêves encore.

– Mon cher frère (elle posa la tête surl’oreiller et voila de ses cheveux le visage de Tom, comme si elleeût voulu le cacher à tout autre regard qu’au sien), n’as-tu rien àme dire ? N’y a-t-il rien que tu pusses me dire, si tuvoulais ? Rien de ce que tu peux me dire ne changera monamitié pour toi, tu le sais. Mais je t’en prie, Tom, dis-moi lavérité.

– Je ne te comprends pas, Lou.

– Tel que te voilà couché là, cher Tom,dans la nuit triste et sombre, tel tu resteras couché quelque partune nuit à venir, alors que ta sœur elle-même, si elle vit encore,sera obligée de te quitter. Telle que je suis là près de toi,nu-pieds, non vêtue, méconnaissable dans l’obscurité, telle jeserai étendue dans la nuit de la mort, jusqu’à ce que je retombe enpoussière. Au nom de cette nuit-là, Tom, dis-moi maintenant lavérité !

– Qu’est-ce que tu veux savoir ?

– Tu peux être certain (dans l’énergie deson amour elle le pressa contre sa poitrine comme s’il eût été unenfant) que je ne te ferai pas un reproche. Tu peux être certainque je te plaindrai et que je serai toujours ton amie. Tu peux êtrecertain que je te sauverai, n’importe à quel prix. Ô Tom !n’as-tu rien à me dire ? Parle tout bas, dis seulementOui,et je te comprendrai ! »

Elle tourna l’oreille vers les lèvres de sonfrère ; mais il garda un silence obstiné.

« Pas un mot, Tom ?

– Comment veux-tu que je te diseoui, ou comment veux-tu que je te dise non, quandje ne te comprends pas ? Lou, tu es une brave et bonne fille,digne, je commence à le croire, d’avoir un meilleur frère que moi.Mais je n’ai rien à te dire de plus… Va te coucher, va tecoucher.

– Tu es fatigué, murmura-t-elle au boutde quelques minutes, d’un ton qui ressemblait davantage à sa voixordinaire.

– Oui, je suis accablé de fatigue.

– Tu as été si occupé et si troubléaujourd’hui. A-t-on découvert encore quelque chose ?

– Rien de plus que ce que tu as apprisde… lui.

– Tom, as-tu dit à quelqu’un que noussommes allés chez ces gens et que nous les avons vus tous les troisensemble ?

– Non. Ne m’as-tu pas prié toi-même den’en pas parler, lorsque tu m’as demandé de t’accompagner chezeux ?

– Oui. Mais je ne savais pas ce quiallait arriver.

– Ni moi non plus. Comment aurais-je pule savoir ? »

Il y avait de la mauvaise humeur dans lavivacité de cette réponse.

« Dirai-je, après ce qui est arrivé,reprit la sœur se tenant debout auprès du lit (elle s’était retiréepar degrés et relevée), que j’ai fait cette visite ? Faut-ilque je le dise ? Que dois-je faire ?

– Bon Dieu, Lou ! répliqua sonfrère, tu n’as pas l’habitude de me demander mon avis. Dis ce quetu voudras. Si tu en fais un mystère, je ferai comme toi. Si tuparles, eh bien, tout est dit. »

L’obscurité était trop grande pour qu’ilspussent se voir, mais ils avaient l’air tous les deux d’êtretrès-attentifs et de réfléchir sérieusement avant de parler.

« Tom, crois-tu que l’homme auquel j’aidonné l’argent soit vraiment compromis dans ce crime ?

– Je n’en sais rien. Je ne vois paspourquoi il ne le serait pas.

– Il me semblait si honnête.

– Il y en a qui pourraient te semblermalhonnêtes et ne pas l’être. »

Il se fit un silence, car il avait hésité ets’était arrêté.

« Bref, reprit Tom comme s’il avait prisson parti, veux-tu que je te dise, j’étais si loin d’avoir bonneopinion de lui, que je l’ai fait sortir sur le palier pour lui diretout bonnement qu’il devait se trouver bien heureux de la bonneaubaine que lui avait procurée la visite de ma sœur, et quej’espérais qu’il en ferait un bon usage. Tu sais si je l’ai faitsortir ou non. Du reste, je n’ai rien à articuler contre lui ;je n’ai pas de raison de croire que ce ne soit pas un bravegarçon ; j’espère qu’il n’est pour rien là dedans.

– S’est-il fâché de ce que tu lui asdit ?

– Non, il a très-bien pris la chose, il aété assez poli. Où es-tu Lou ? » Il se releva dans sonlit pour l’embrasser. « Bonsoir, ma chère, bonsoir !

– Tu n’as plus rien à me dire ?

– Non. Que veux-tu que j’aie à tedire ? Tu ne voudrais pas me faire dire un mensonge ?

– Oh ! non, bien sûr, ce soir moinsque jamais ; je craindrais trop pour le repos de tes nuits queje te souhaite plus tranquilles que celle-ci.

– Merci, ma chère Lou. Je suis si fatiguéque je m’étonne de ne pas te répondre tout ce que tu voudras pourque tu me laisses dormir. Va te coucher, va ! »

Après l’avoir embrassée encore une fois, il seretourna, tira le couvre-pied par-dessus sa tête et resta aussiimmobile que si cette nuit, invoquée par Louise tout à l’heure pourdonner du poids à ses prières, fût déjà arrivée. Elle se tintquelque temps encore auprès du lit, puis elle s’éloigna lentement.Elle s’arrêta à la porte, l’ouvrit, retourna la tête avant desortir, et lui demanda s’il ne l’avait pas appelée. Mais il nebougea pas : elle referma doucement la porte et rentra dans sachambre.

Alors le misérable leva la tête avecprécaution, et voyant qu’elle était partie, il se glissa à bas dulit, ferma la porte à clef et revint se jeter sur sonoreiller : là, s’arrachant les cheveux, pleurant amèrement,aimant sa sœur quoique irrité contre elle, plein pour lui-même d’unmépris haineux mais impénitent ; plein, pour tout ce qu’il y ade bon au monde, du même mépris haineux et impuissant.

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