Les Temps difficiles

Chapitre 27Plus bas, toujours plus bas.

 

Louise descendait le grand escalier sansregarder en arrière ; se dirigeant toujours, comme un poidsdans une eau profonde, vers le sombre gouffre qui l’attendait aubas.

M. Gradgrind, informé de la mort de safemme, était parti de Londres et l’avait enterrée comme il convientà un homme pratique. Puis il s’empressa de retourner au tas decendres nationales et se remit à le passer au sas, afin d’ydécouvrir ce qu’il cherchait, pour jeter de la poudre aux yeux deceux qui cherchaient autre chose. En un mot, il reprit sesfonctions parlementaires.

Cependant, Mme Sparsit ne serelâchait pas de sa surveillance assidue. Séparée de son escalier,pendant la semaine, par toute la longueur du chemin de fer quireliait la maison de campagne à Cokeville, elle n’en observait pasmoins tous les mouvements de Louise, comme une chatte aux aguets.Le mari, le frère, M. James Harthouse, les enveloppes deslettres et des paquets, tout objet animé ou inanimé qui pouvaitavoir quelque rapport avec l’escalier, lui fournissaient sans lesavoir des renseignements utiles. « Voilà votre pied sur ladernière marche, ma petite dame, » ditMme Sparsit, apostrophant, avec l’aide de samitaine menaçante, la femme qu’elle regardait descendre, « etvous aurez beau faire, tous vos artifices ne m’éblouirontpas. »

Néanmoins, soit un effet de l’art, soit uneffet de la nature, grâce au fond primitif du caractère de Louise,ou grâce aux sentiments que les circonstances y avaient greffés,son étrange réserve déroutait la pénétration deMme Sparsit, tout en stimulant sa curiosité. Il yavait des moments où M. James Harthouse lui-même n’était passûr de comprendre l’objet constant de ses soins. Il y avait desmoments où il ne pouvait plus lire le visage qu’il avait silongtemps étudié, et où cette jeune fille solitaire devenait pourlui un mystère plus impénétrable que toutes les femmes du monde,entourées de ce cercle de satellites qui les aident àdissimuler.

Cependant M. Bounderby fut obligé des’absenter pour une affaire qui exigeait sa présence ailleurspendant trois ou quatre jours. Ce fut un vendredi qu’il annonçacette nouvelle à Mme Sparsit, dans l’intérieur dela banque.

« Mais, ajouta-t-il, vous irez là-bastout de même, madame. Vous irez là-bas, comme si j’y étais. Que j’ysois ou que je n’y sois pas, c’est tout un.

– Je vous en prie, monsieur, répliquaMme Sparsit d’un ton de reproche, ne me dites pascelà. Votre absence fera pour moi une très-grande différence, etj’espère que vous en êtes persuadé.

– Eh bien, madame, vous tâcherez de vousen tirer le mieux que vous pourrez, malgré mon absence, ditBounderby flatté au fond de ce reproche affectueux.

– Monsieur Bounderby, ripostaMme Sparsit, votre volonté est ma loi,monsieur ; autrement j’aurais été bien tentée de résister àvos aimables ordres, n’étant pas bien sûre queMlle Gradgrind trouve autant de plaisir que vous àme voir partager votre généreuse hospitalité. Mais vous n’avez pasbesoin d’ajouter un mot, monsieur ; j’irai, puisque vous m’yengagez.

– Ah çà ! lorsque je vous invite àvenir chez moi, madame, dit M. Bounderby ouvrant de grandsyeux, j’espère que vous n’avez besoin d’aucune autreinvitation ?

– Non vraiment, monsieur, répliquaMme Sparsit ; je l’espère bien. N’en parlonsplus, monsieur. Je voudrais seulement, monsieur, vous voir aussigai que par le passé.

– Que voulez-vous dire, madame ?demanda Bounderby de sa voix tempétueuse.

– Monsieur, réponditMme Sparsit, il y avait autrefois en vous uneélasticité que je regrette vivement de n’y plus retrouver. Allons,monsieur, il faut remonter sur l’eau. »

M. Bounderby, subissant l’influence decette recommandation difficile que Mme Sparsitavait accompagnée d’un regard plein de compassion, ne sut que segratter la tête avec un embarras ridicule ; plus tardseulement, on l’entendit qui cherchait à se remonter de loin enprenant des airs insolents avec toutes les petites gens auxquellesil eut affaire le reste de la matinée.

« Bitzer, ditMme Sparsit, l’après-midi même de cette journéemémorable, lorsque son patron se fut mis en route et qu’on fermaitla banque, allez présenter mes compliments au jeune M. Thomas,et demandez-lui s’il veut monter partager avec moi une côteletted’agneau, du brou de noix et un verre d’ale. »

Le jeune M. Thomas, étant toujours prêt àaccepter une invitation de ce genre, renvoya une réponse gracieusesuivie bientôt de sa personne.

« Monsieur Thomas, ditMme Sparsit, en voyant ce petit repas sur ma table,j’ai pensé que vous pourriez vous laisser tenter.

– Merci, madame Sparsit, dit le roquet.Et il se mit à manger d’un air sombre.

– Comment va M. Harthouse, monsieurTom ? demanda Mme Sparsit.

– Oh ! très-bien, dit Tom.

– Où pensez-vous qu’il peut être pour lemoment ? demanda Mme Sparsit d’un ton léger,après avoir voué le roquet aux divinités infernales pour luiapprendre à être plus communicatif.

– Il est à chasser dans le Yorkshire, ditTom ; il a envoyé hier à Lou une bourriche aussi énorme que latour de Saint-Paul.

– Rien qu’à le voir, ditMme Sparsit avec affabilité, on devine queM. Harthouse est un adroit chasseur.

– Fameux, » répondit Tom.

Dès son jeune âge Tom avait eu quelque chosede faux dans le regard, mais depuis quelque temps ce défaut avaittellement augmenté, qu’il ne pouvait regarder personne en facependant trois secondes consécutives. Mme Sparsitn’en avait que plus de facilité pour l’observer tout à son aise, sitel était son bon plaisir.

« M. Harthouse a gagné mes bonnesgrâces, dit Mme Sparsit, comme du reste il gagnecelles de tous ceux qui le connaissent. Pouvons-nous espérer de lerevoir bientôt, monsieur Tom ?

– Mais oui, je l’attends demain, répliquale roquet.

– Ah ! voilà une bonnenouvelle ! s’écria Mme Sparsit d’un tondoucereux.

– J’ai rendez-vous avec lui dans lasoirée, ici près, au débarcadère, dit Tom, et je crois que nousdevons ensuite dîner ensemble. Il ne viendra pas à la maison decampagne d’ici à huit ou dix jours, parce qu’il a promisailleurs ; c’est du moins ce qu’il m’a dit. Malgré ça, je neserais pas étonné qu’il restât ici dimanche, et qu’il fît un tourlà-bas pour venir nous voir.

– À propos, pendant que j’y pense, ditMme Sparsit, vous rappellerez-vous une commissionque je voudrais bien vous donner pour votre sœur, monsieurTom ?

– Dame… je tâcherai, répondit le roquetde fort mauvaise grâce, pourvu que la commission ne soit pas troplongue.

– Il ne s’agit que d’offrir mescompliments respectueux à votre sœur, ditMme Sparsit, et de la prévenir que je crains de nepas pouvoir aller l’ennuyer de ma présence cette semaine ; jesuis encore un peu nerveuse, et je ferai peut-être mieux de resterseule avec ma tristesse.

– Oh ! si ce n’est que cela,remarqua Tom, ce ne sera toujours pas un grand malheur si j’oubliela commission, car il est probable que Louise ne pensera guère àvous qu’en vous voyant. »

Après avoir payé de cet aimable compliment lacôtelette d’agneau de son hôtesse, il se renferma dans un mutismehargneux jusqu’à ce que l’aie fût épuisée ; alors ils’écria :

« Ah çà, madame Sparsit, il faut que jem’en aille ! » et il s’en alla.

Le lendemain, samedi,Mme Sparsit resta toute la journée à sa croisée àregarder les pratiques qui allaient et venaient, à suivre des yeuxles facteurs, à se rendre compte du trafic général de la rue,roulant beaucoup de choses dans sa tête, mais, surtout, ne perdantjamais de vue son escalier. La nuit venue, elle mit son chapeau etson châle et sortit tranquillement : elle avait sans doute sesraisons pour voltiger furtivement autour de la station où devaitdébarquer un voyageur arrivant du Yorkshire, et pour choisir sonposte d’observation derrière les piliers, ou dans les coins, ouderrière la vitre d’une salle d’attente, plutôt que de se montrerouvertement dans l’enceinte.

Tom était là, et il flâna jusqu’à l’arrivée dutrain en question. Ce train n’amena pas M. Harthouse. Tomattendit que la foule se fût dispersée et le tumulte apaisé ;puis il consulta une liste des heures d’arrivée et de départ etprit des informations auprès des commissionnaires. Ensuite ils’éloigna en flânant, s’arrêta dans la rue, regarda à droite et àgauche, ôta son chapeau et le remit, bâilla, s’étira, et offritenfin tous les symptômes de cet ennui mortel que doit éprouver unhomme condamné à attendre le train suivant, c’est-à-dire encore uneheure quarante minutes.

« C’est un prétexte pour qu’il ne lesgêne pas, ditMme Sparsit en quittant la croisée sombre dubureau où elle était en dernier lieu à observer Tom. Harthouse estavec sa sœur en ce moment. »

Ce fut un trait de lumière, et elle s’élançaavec toute la promptitude dont elle était capable afin d’enprofiter. La station du chemin de fer qui passait près de la maisonde campagne se trouvait à l’autre bout de la ville, elle avait peude temps devant elle et le chemin était difficile ; mais ellefut si prompte à s’emparer d’un fiacre vide, si prompte à endescendre, si prompte à sortir son argent, à saisir son billet et àsauter dans un wagon, qu’elle fut entraînée par-dessus les viaducsqui enjambaient les houillères passées et présentes, comme si elleeût été enlevée et transportée dans un nuage.

Tout le long de la route, elle vit devantelle, immobile dans l’air, aussi visible aux yeux noirs de sonesprit que l’étaient aux yeux noirs de sa tête classique les filsélectriques qui avaient l’air d’une portée indéfinie sur unefeuille colossale de papier à musique, son escalier et celle qui endescendait les marches ; elle ne les perdit pas de vue un seulinstant. Quand elle arriva, Louise était presque arrivée tout aubas, elle se tenait sur le bord de l’abîme.

La nuit, une nuit d’automne nébuleuse, enentr’ouvrant ses paupières mi-closes, vitMme Sparsit se glisser hors d’un wagon, descendrel’échelle du petit débarcadère jusqu’à la route caillouteuse, latraverser pour entrer dans une allée verte et rester cachée dans unfourré de branches et de feuilles. Un ou deux oiseaux, quiveillaient un peu tard, gazouillant dans leur nid d’un tonnonchalant, une chauve-souris passant et repassant au-dessus d’elled’un vol alourdi, et le bruit étouffé de ses propres pas surl’épaisse poussière où l’on marchait comme sur du velours, voilàtout ce que vit ou entendit Mme Sparsit jusqu’aumoment où elle ferma tout doucement une grille.

Elle s’approcha de la maison, toujours en setenant cachée parmi les arbustes et fit le tour de la demeure,examinant, à travers les feuilles, les fenêtres du rez-de-çhaussée.La plupart des croisées étaient ouvertes (on n’avait pas coutume deles fermer par un temps aussi chaud) ; mais on n’y voyaitencore aucune lumière et tout était silencieux. Elle parcourut lejardin sans plus de résultat. Elle songea au bois et s’y dirigead’un pas furtif, sans se soucier des longues herbes ni des épines,ni des vers, ni des limaçons, ni des limaces, ni de tous les autresinsectes rampants. Avançant d’abord avec précaution ses yeux noirset son nez recourbé en éclaireurs, Mme Sparsit sefaufila doucement à travers les épaisses broussailles qu’elleécrasait dans sa marche, tellement absorbée par l’objet qu’elleavait en vue, que si le bois avait été un bois de vipères, ellen’en aurait pas marché à son but moins bravement.

Chut !

Les oiseaux en bas âge auraient pu tomber deleurs nids, fascinés par l’éclat des yeux deMme Sparsit, tant leur éclat fut vif et brillantdans l’ombre, quand la dame s’arrêta pour écouter.

On se parlait à voix basse tout près de là.C’était la voix de Louise et celle de James Harthouse. Ah !ah ! voyez-vous que le rendez-vous donné à Tom était bien unprétexte pour ne pas les gêner ! Ils étaient là tous les deux,auprès de l’arbre abattu.

Mme Sparsit se fait toutepetite afin de rester cachée parmi les grandes herbes humides derosée, et se rapproche encore. Puis elle se relève et se tientderrière un arbre, comme Robinson Crusoé quand il se mit enembuscade pour attendre les sauvages ; elle se trouvait siprès d’eux, que d’un bond, que d’un pas, elle les aurait touchéstous les deux. Harthouse était là en cachette ; il n’avaitpoint paru à la maison. Il était venu à cheval et il avait étéobligé de traverser les champs voisins, car son cheval étaitattaché à quelques pas de là, dans une prairie, de l’autre côté del’enclos.

« Mon cher amour, disait-il, quevouliez-vous que je fisse ? Je vous savais seule, je n’ai purester loin de vous.

– Baissez la tête tant que vous voudrez,pensa Mme Sparsit, afin de vous donner un air plusattrayant ; je ne vois pas, pour ma part, ce qu’on trouve desi ravissant dans votre visage, lorsque vous le montrez ;mais, dans tous les cas, vous ne vous doutez guère, mon cheramour, quels yeux sont braqués sur vous ! »

Louise baissait la tête, en effet. Elle lepriait instamment de s’en aller, elle lui ordonnait de s’en aller,mais sans tourner la tête de son côté, sans la lever même.Cependant, chose remarquable, l’aimable dame embusquée derrièrel’arbre n’avait jamais, à aucune époque de sa vie, vu Louise setenir plus tranquille qu’en ce moment. Ses mains étaient placéesl’une dans l’autre comme les mains d’une statue, et sa parole mêmen’annonçait aucun trouble.

« Ma chère enfant, disaitM. Harthouse (Mme Sparsit fut enchantée devoir que son bras entourait la taille de Louise), nesouffrirez-vous pas que je reste quelques instants auprès devous ?

– Pas ici.

– Dites-moi où, Louise ?

– Pas ici.

– Mais nous avons si peu de temps devantnous, et je viens de si loin ; vous voyez mon dévouement etmon désespoir. Jamais esclave plus soumis ne s’est vu plusmaltraité par sa maîtresse. Après avoir espéré cet accueilchaleureux qui m’a fait renaître à la vie, me voir reçu avec votrefroideur d’autrefois, c’est à fendre le cœur !

– Combien de fois m’obligerez-vous àrépéter que je veux être seule ici ?

– Mais il faut que nous nous voyions, machère Louise. Où nous verrons-nous ? »

Ils tressaillirent tous deux. L’espionnetressaillit aussi, comme une coupable, car elle crut qu’il y avaitun autre espion caché parmi les arbres. Ce n’était que le bruit dela pluie qui commençait à tomber en larges gouttes.

« Voulez-vous que je remonte à cheval etque je me présente tout à l’heure à la maison, dans la suppositionnaïve que le maître y est et sera charmé de me recevoir ?

– Non !

– Vos ordres cruels seront exécutés à lalettre, quoique je puisse me regarder comme l’individu le plusmalheureux de la terre : n’être resté insensible devant toutesles autres femmes que pour me voir enfin subjugué et foulé auxpieds par la plus belle, la plus aimable et la plusimpérieuse ! Ma chère Louise, je ne puis vous quitter ni vouslaisser partir tant que vous ferez un tel abus de votrepouvoir ! »

Mme Sparsit le vit retenirLouise avec le bras dont il l’entourait, et elle l’entendit au mêmeinstant, d’une voix dont pas un son n’échappait à son oreilleavide, déclarer qu’il l’adorait, qu’elle était le seul prit pourlequel il voulait risquer tout, sa vie même. Le but le plus enviéde ses désirs n’était plus rien auprès d’elle ; le succèsélectoral qu’il tenait presque dans la main, il le rejetait loin delui, comme un vil intérêt, en comparaison de son amour. Il necontinuerait à s’en occuper que s’il y trouvait un moyen de serapprocher d’elle ; il y renoncerait s’il devait l’enéloigner ; il fuirait si elle voulait fuir avec lui, ou ilentourerait leur amour de mystère si elle l’ordonnait ; ilaccepterait le sort qu’elle voudrait lui faire, quel qu’ilfût ; tout lui était égal, pourvu qu’elle se donnât fidèlementà l’homme qui avait compris son délaissement et son sacrifice, àl’homme auquel elle avait inspiré dès le premier jour uneadmiration, un intérêt qu’il ne se croyait plus capable deressentir, à l’homme qui avait obtenu sa confiance et qui laméritait par son dévouement et sa passion.

Toutes ces paroles prononcées, écoutées à lahâte, furent recueillies par Mme Sparsit au milieudu trouble de sa malice satisfaite, de la crainte de se voirdécouverte, du bruit croissant d’une lourde pluie qui s’abattaitsur les feuilles et d’un orage qui se rapprochait en grondant.Mme Sparsit les recueillit toutes, mais tellementenveloppées d’un brouillard inévitable de confusion, que, lorsqueJames Harthouse escalada la barrière de clôture et emmena soncheval, l’espionne en défaut n’était pas bien sûre de l’endroit oùles amants devaient se retrouver, ni de l’heure exacte ; ellesavait pourtant qu’ils s’étaient donné rendez-vous pour cettenuit.

Mais l’un d’eux restait encore auprès deMme Sparsit, au milieu de l’obscurité ; ettant qu’elle pourrait suivre la trace de Louise, il n’y avait pasmoyen de se tromper.

« Ô mon cher amour,pensa Mme Sparsit, vous ne vous doutez guère quevous êtes si bien escortée. »

Mme Sparsit vit Louise sortirdu bois : elle la vit entrer dans la maison. Que fairemaintenant ? La pluie était devenue un véritable déluge. Lesbas blancs de Mme Sparsit avaient pris des teintesmulticolores dont le vert faisait le fond ; elle avait desépines dans ses souliers ; des chenilles se balançaient, dansdes hamacs de leur fabrique, à diverses parties de soncostume ; des ruisseaux découlaient en gouttières de sonchapeau et de son nez romain. Tout cela n’empêcha pasMme Sparsit d’aller encore se cacher parmi lesarbustes pour réfléchir à ce qu’elle avait à faire maintenant.

Mais n’est-ce pas Louise qui sort de lamaison ? À peine a-t-elle eu le temps de prendre son manteauet de s’envelopper, que déjà elle s’enfuit. Elle va rejoindre sonamant ! Son pied quitte la dernière marche de l’escalier… lavoilà tombée dans le gouffre !

Marchant, malgré la pluie, d’un pas ferme etrapide, elle abandonne la grande allée pour prendre un sentierparallèle. Mme Sparsit la suit à l’ombre desarbres, mais à peu de distance : elle aurait eu trop peur dela perdre de vue du pas dont elle courait dans cette obscuritéténébreuse.

Lorsque Louise s’arrêta pour fermer sans bruitla petite grille, Mme Sparsit s’arrêta aussi.Lorsque Louise se remit en marche, Mme Sparsit enfit autant. Louise prit pour s’en aller le même chemin queMme Sparsit avait pris pour venir ; ellesortit de l’allée verte, traversa la route rocailleuse, et montal’escalier de bois qui conduisait au chemin de fer.Mme Sparsit savait que le train allant à Cokevillene tarderait guère à passer ; elle devina donc que Cokevilleallait être sa première étape.

Dans l’état flasque et ruisselant du costumede Mme Sparsit, il n’y avait pas besoin de grandesprécautions pour achever de la rendre méconnaissable ; maiselle s’arrêta à l’ombre du mur de la station, chiffonna son châle,en changea les plis et le ramena par-dessus son chapeau. Ainsidéguisée, elle put, sans crainte d’être reconnue, monter l’escalieret payer sa place au petit bureau. Louise attendait assise dans uncoin, Mme Sparsit s’assit et attendit dans l’autre.Elles écoutaient toutes deux le tonnerre qui grondait avec violenceet la pluie qui découlait du toit ou fouettait les parapets desarcades. Les lampes, la plupart éteintes par la pluie ou le vent,leur permettaient de voir dans toute sa splendeur l’éclair quifrissonnait en zigzag sur les rails.

Mais bientôt la station est prise d’untremblement et ne tarde pas à palpiter comme un cœur malade :c’est le train qui arrive. Du feu et de la vapeur, une lumièrerouge, un sifflement formidable, un grand fracas, un son de cloche,un cri d’avertissement, et Louise est placée dans un wagon,Mme Sparsit dans un autre : la petite stationn’est plus qu’un point désert perdu dans l’orage.

L’humidité et le froid avaient beau faireclaquer les dents de Mme Sparsit, elle n’en étaitpas moins à la joie de son cœur. Louise était plongée dans le fonddu précipice, et il semblait en quelque sorte à la bonne damequ’elle n’avait plus qu’à veiller sur son cadavre. Après avoirdéployé tant d’activité pour organiser ce triomphe funèbre, commentn’aurait-elle pas été à la joie de son cœur ?

« Elle sera arrivée à Cokeville longtempsavant lui, pensa Mme Sparsit, quelque rapide quesoit le cheval de notre amoureux. Où va-t-elle l’attendre ? Etensuite, où iront-ils ? Patience. Nous verronsbien. »

La pluie était si formidable, qu’elle causabeaucoup de confusion lorsque le train fut arrivé au lieu de sadestination. Les gouttières et les conduits avaient crevé, leségouts s’étaient engorgés, les rues se trouvaient inondées. Dèsqu’elle mit pied à terre, Mme Sparsit dirigea unœil désespéré du côté des voitures qui attendaient les voyageurs etvers lesquelles on se précipitait en désordre.

« Elle va monter dans un fiacre,songea-telle, et disparaître avant que j’aie eu le temps de lasuivre dans un autre. Même au risque d’être écrasée, je veux voirle numéro et entendre l’adresse qu’elle va donner aucocher. »

Mais Mme Sparsit se trompaitdans ses calculs. Louise ne monta pas dans un fiacre. Elle étaitdéjà partie à pied. Les yeux noirs fixés sur le wagon dans lequelelle avait voyagé n’avaient pas assez fait diligence ; ilsavaient été devancés d’un instant. Au bout de quelques minutes,voyant que la portière ne s’ouvrait pas,Mme Sparsit passa et repassa devant sans rienapercevoir, finit par regarder dans l’intérieur et trouva le wagonvide. La voilà trempée jusqu’aux os, avec des pieds qui font flicflac dans ses souliers à chaque pas, une couche de pluie sur sonvisage classique, son chapeau chiffonné comme une figue blette,tous ses vêtements abîmés ; par derrière, le long de sapersonne bien née, vous auriez pu compter, aux empreintes qu’ilsavaient faites dans sa robe aqueuse, chaque bouton, chaque lacet,chaque agrafe de son costume ; le tout décoré çà et là decette mousse verdâtre et stagnante qu’on voit accumulée sur lavieille barrière d’un parc, dans une allée moisie.Mme Sparsit, pour prix de tout ce qu’elle avaitsouffert, n’eut d’autre ressource que de verser un torrent delarmes amères en s’écriant : « Je l’aiperdue ! »

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