Les Temps difficiles

Chapitre 28La culbute.

 

Les boueurs de l’atelier national, aprèss’être amusés les uns les autres à se livrer entre eux une foule depetits combats fort bruyants, s’étaient dispersés pour le moment,et M. Gradgrind était venu passer les vacances chez lui.

Il était en train d’écrire dans la chambreornée de l’horloge lugubrement statistique, sans doute pour prouverquelque chose. Peut-être, en somme, cherchait-il à démontrer que lebon Samaritain était un mauvais économiste. Le bruit de la pluie nele dérangeait pas beaucoup ; mais elle attirait suffisammentson attention pour lui faire lever la tête de temps à autre, commepour gronder les éléments. Lorsque le tonnerre éclatait bien fort,il regardait du côté de Cokeville, se disant que quelques-unes deslongues cheminées pourraient bien être renversées par le fluideélectrique.

Le tonnerre roulait dans le lointain, et lapluie tombait comme un déluge, lorsque la porte de la chambres’ouvrit. Il regarda derrière la lampe qui se trouvait sur satable, et à son grand ébahissement, il aperçut sa fille aînée.

« Louise !

– Père, j’ai à vous parler.

– Qu’y a-t-il ? Quel air étrangevous avez ! Bonté du ciel ! dit M. Gradgrinds’étonnant de plus en plus, comment avez-vous pu venir ici par cetorage ? »

Elle porta les mains à ses vêtements, comme sielle ne savait pas qu’ils fussent mouillés. Puis elle découvrit satête, et laissant le manteau et le capuchon tomber à terre, elleresta les yeux fixés sur son père ; elle était si pâle, siéchevelée, si menaçante et si désespérée à la fois, qu’elle lui fitpeur.

« Qu’y a-t-il ? Je vous conjure,Louise, de me dire ce qu’il y a ? »

Elle se laissa tomber sur une chaise devantlui, et posa sa main glacée sur le bras de son père.

« Père, vous m’avez élevée depuis monberceau.

– Oui, Louise.

– Maudite soit l’heure où je suis néepour une pareille destinée ! »

Il la regarda d’un air de doute etd’épouvante, répétant du ton d’un homme qui ne comprendpas :

« Maudite soit l’heure ! Mauditesoit l’heure !

– Comment avez-vous pu me donner la vieet m’enlever toutes ces choses inappréciables qui font que levivant vaut mieux qu’un mort qui aurait la conscience de sonétat ? Où sont les grâces de mon âme ? Où sont lessentiments de mon cœur ? Qu’avez-vous fait, ô père,qu’avez-vous fait de ce jardin qui aurait dû fleurir autrefois,dans le vaste désert que voici ? »

Elle se frappa la poitrine avec les deuxmains.

« S’il eût jamais fleuri en moi, sescendres seules eussent suffi pour me sauver du vide où ma vieentière s’affaisse. Je ne voulais pas vous dire ceci ; mais,père, vous vous rappelez notre dernier entretien dans cettechambre ? »

Il s’attendait si peu à ce qu’elle venait delui dire, que ce ne fut pas sans une certaine difficulté qu’ilrépondit :

« Oui, Louise !

– Ce qui est sorti de mes lèvresaujourd’hui, je vous l’aurais dit ce jour-là, si vous étiez venu unseul instant à mon aide. Je ne vous reproche rien, père. Ce quevous n’avez jamais cherché à développer dans mon cœur, vous n’avezjamais cherché à le développer dans le vôtre ; mais, ô monDieu ! si vous l’aviez fait il y a longtemps, ou si vousm’aviez seulement abandonnée à moi-même, combien je seraismeilleure et plus heureuse aujourd’hui ! »

En entendant ces paroles, triste récompense detous ses soins, M. Gradgrind appuya sa tête sur sa main etpoussa un gémissement.

« Père, si vous aviez su, la dernièrefois que nous nous sommes trouvés ici ensemble, ce que je redoutaisen moi, tout en cherchant à le vaincre (hélas ! je n’ai pasfait autre chose depuis mon enfance que de chercher toujours àvaincre toutes les impulsions naturelles de mon cœur) ; sivous aviez su qu’il restait au fond de mon âme des sentiments, desaffections, des faiblesses capables de s’y développer, malgré tousles calculs que l’homme ait jamais faits, et aussi inconnus à votrearithmétique que l’est le Créateur de toutes choses ; si vousaviez su cela, m’auriez-vous donnée au mari qu’aujourd’hui je saisque je déteste ? »

Il répondit : « Non, non, ma pauvreenfant.

– M’auriez-vous condamnée, à quelqueépoque que ce soit, à l’éducation froide et flétrissante qui m’aendurcie et gâtée ? M’auriez-vous dérobé, sans en enrichirpersonne, mais seulement pour la plus grande désolation de cemonde, la partie immatérielle de mon existence, le printemps etl’été de ma croyance, mon refuge contre tout ce qu’il y a desordide et de méchant parmi les êtres réels qui m’entourent,l’école où j’aurais appris à être plus humble et plus confianteenvers eux, et à chercher, dans ma petite sphère, à leur faire dubien.

– Oh ! non, non ! Non,Louise.

– Pourtant, père, si j’avais étécomplètement aveugle ; si j’avais été obligée de trouver monchemin à tâtons, et si, connaissant seulement par le toucher lesformes et les surfaces des choses, j’avais été libre d’exercer unpeu mon imagination à leur égard, j’aurais été un million de foisplus sage, plus heureuse, plus aimante, plus satisfaite, plusinnocente, plus femme enfin que je ne le suis avec lesyeux que j’ai dans la tête. Maintenant, écoutez ce que je suisvenue vous dire. »

Il changea de position pour la soutenir avecson bras. Louise s’étant levée au même instant, ils se trouvèrenttout près l’un de l’autre : elle avait une main sur l’épaulede son père et le regardait fixement :

« Souffrant d’une faim et d’une soif quin’ont jamais été apaisées, attirée par un désir ardent vers quelquerégion où les règles, les chiffres et les définitions ne régnassentpas en maîtres, j’ai grandi, luttant pas à pas tout le long de laroute.

– Je n’ai jamais su que tu fussesmalheureuse, mon enfant.

– Père, moi je le savais. Dans ce combat,j’ai repoussé, j’ai écrasé mon bon ange pour en faire un démon. Ceque j’ai appris n’a servi qu’à soulever en moi des doutes, à merendre incrédule et dédaigneuse, à me faire regretter ce que jen’avais pas appris ; ma dernière et lugubre ressource à été desonger que la vie serait bientôt passée et qu’elle n’avait rien àoffrir qui valût la peine ou l’ennui d’une lutte.

– Quoi, à ton âge, Louise ! dit lepère d’une voix compatissante.

– Oui, à mon âge, répéta Louise. Voilà oùj’en étais, père ; car je vous dévoile maintenant, sanscrainte comme sans espérance, les plaies mortelles de mon cœur,lorsque vous m’avez proposé mon mari. Je l’ai accepté. Ni vous nilui, vous ne pouvez me reprocher d’avoir fait semblant de l’aimer.Je savais, et vous aussi, vous le saviez, mon père, et lui aussi,il savait lui-même que je ne l’avais jamais aimé. Je n’étais pastout à fait indifférente, car j’avais l’espoir de faire plaisir etd’être utile à Tom. Je saisis cette échappatoire désespérée, commele pis aller de mon imagination, et je n’en ai que trop tôtdécouvert toute la vanité. Mais Tom avait été l’objet de toutes lespetites tendresses de ma vie ; peut-être l’était-il devenuparce que j’avais appris à le plaindre. Peu importe maintenantquelle était la cause, à moins qu’elle ne vous dispose à envisagerles erreurs de Tom d’un œil plus indulgent. »

Tandis que M. Gradgrind la tenait dansses bras, elle posa l’autre main sur l’autre épaule de son père etcontinua en tenant toujours les yeux fixés sur lui.

« Lorsque j’ai été irrévocablementmariée, l’ancienne lutte s’est réveillée ; elle s’est révoltéecontre ce lien, rendue plus ardente par toutes lés antipathies quiséparent nos natures individuelles, et que toutes vos formulesgénérales ne pourront jamais accorder, tant que l’anatomie n’aurapas appris elle-même où elle doit plonger son scalpel pouratteindre jusqu’aux secrets de mon cœur.

– Louise ! » s’écria le pèred’un ton de supplication ; car il se rappelait bien ce quis’était passé entre eux lors de leur dernière entrevue dans cettemême chambre.

« Je ne vous reproche rien, père ;je ne me plains pas. Ce n’est pas pour cela que je suis venue.

– Que puis-je faire, mon enfant ?Demande-moi ce que tu voudras.

– J’y arrive, père… C’est alors que lehasard a jeté sur mon chemin une nouvelle connaissance : unhomme comme je n’en avais jamais vu ; un homme du monde,léger, accompli, élégant, se donnant pour ce qu’il était ;affichant tout haut ce mépris de toutes choses que j’osais à peineentretenir en secret ; me faisant entendre, presque dès lepremier jour, sans que je puisse dire comment ni par quels moyens,qu’il me comprenait et lisait dans ma pensée. J’ai eu beau faire,je ne l’ai pas trouvé plus dépravé que moi. Il n’y avait pas loinde l’un à l’autre. Je m’étonnai seulement qu’un homme, qui nes’intéressait à rien, prît la peine de s’intéresser à moi.

– À toi, Louise ! »

Peut-être le père eût-il instinctivementrelâché son étreinte, s’il n’eût senti que les forces abandonnaientsa fille, et s’il n’eût vu une lueur étrange se dilater dans cesyeux toujours fixés sur lui.

« Je ne dirai rien du moyen qu’il aemployé pour obtenir ma confiance. Peu importe comment il l’agagnée. Toujours est-il, père, qu’il y a réussi. Ce que vous savezde l’histoire de mon mariage, il n’a pas tardé à le savoir aussibien que vous. »

Le visage du père se couvrit d’une pâleurmortelle, et il retint sa fille dans ses deux bras.

« Voilà tout, père. Je ne vous ai pasdéshonoré. Mais si vous me demandez si j’ai aimé ou si j’aimeencore cet homme, je vous dirai franchement, père, que cela sepeut. Je n’en sais rien ! »

Elle retira tout à coup ses mains des épaulesde son père pour les presser contre son cœur ; était-ce bience visage, autrefois dur et sec, aujourd’hui plein d’ardeur et defeu ? Était-ce bien Louise Gradgrind, qui se redressait detoute sa hauteur, résolue à finir par un dernier effort ce qu’elleavait commencé, laissant enfin éclater les passions longtempscomprimées au fond de son âme ?

« Cette nuit, mon mari étaitabsent ; il est venu me trouver, lui ; il s’estprésenté comme mon amant. À ce moment même il m’attend, car je n’aipas trouvé d’autre moyen pour le forcer à s’éloigner. Je ne saispas si je suis fâchée, je ne sais pas si je suis honteuse, je nesais pas si je me sens dégradée dans ma propre estime. Tout ce queje sais, c’est que votre philosophie et vos leçons ne me sauverontpas. Eh bien ! père, c’est vous qui m’avez faite ce que jesuis, sauvez-moi par quelque autre moyen ! »

Il resserra son étreinte assez à temps pourempêcher Louise de s’affaisser sur elle-même ; mais elle luicria d’une vois terrible :

« Je vais mourir si vous meretenez ! Laissez-moi tomber à terre ! »

Et il la laissa glisser sur le parquet ;c’est là qu’il put contempler l’orgueil de son cœur et le triomphede son système, gisant inanimée à ses pieds !

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