Les Temps difficiles

Chapitre 16Mari et femme.

 

Le premier désagrément de M. Bounderby,en apprenant son bonheur, fut causé par la nécessité où il setrouvait de communiquer cette nouvelle àMme Sparsit. Il ne savait pas comment s’y prendre,et ne se faisait pas une idée nette des conséquences d’une pareilledémarche. S’en irait-elle tout de suite, avec armes et bagages,chez Lady Scadgers, ou bien refuserait-elle obstinément de quitterla place ? Se mettrait-elle à gémir ou à dire des grosmots ? Pleurerait-elle toutes les larmes de ses yeux, ou luiarracherait-elle les siens ? Se laisserait-elle briser lecœur, sans casser les vitres ? C’est ce que M. Bounderbyne pouvait nullement prévoir. Cependant, comme il fallait que lachose se fît, il fallut bien aussi se résoudre à la faire, de sortequ’après avoir commencé plusieurs lettres sans en réussir aucune,il se décida à s’exécuter de vive voix.

En revenant chez lui, le soir qu’il avait fixépour mettre à exécution cet important projet, il eut la précautiond’entrer chez un pharmacien et d’acheter un flacon de sel volatild’une force renversante.

« Par saint Georges ! ditM. Bounderby, si elle prend le parti de se trouver mal,j’aurai toujours la satisfaction de lui écorcher la peau dunez. »

Mais il avait beau faire le brave, quand ilfranchit le seuil de sa propre maison, il n’avait pas du tout lamine d’un héros ; il se présenta plutôt devant l’objet de sespréoccupations comme un chien qui n’a pas la conscience nette envenant tout droit du garde-manger.

« Bonsoir, monsieur Bounderby. »

– Bonsoir, madame, bonsoir. »

Il approcha sa chaise etMme Sparsit retira la sienne comme pourdire :

« C’est votre coin du feu, monsieurBounderby ; je me plais à le reconnaître. C’est à vous del’occuper tout entier, si bon vous semble.

– N’allez pas vous reculer jusqu’au pôlenord, madame, dit M. Bounderby.

– Merci, monsieur, » ditMme Sparsit qui se rapprocha du feu, mais cependanten deçà de sa première position.

M. Bounderby resta un instant à lacontempler, tandis qu’avec les pointes d’une paire de ciseaux,roides et effilés, elle enlevait, dans un but d’ornementationmystérieux, des ronds dans un morceau de batiste, opération qui,jointe à l’aspect des sourcils touffus et du nez romain, suggéraitl’idée d’un faucon s’acharnant après les yeux de quelque petitoiseau coriace. Elle s’occupait si assidûment de son travail, qu’ils’écoula plusieurs minutes avant qu’elle levât les yeux de sonouvrage ; M. Bounderby réclama alors son attention par unhochement de tête.

« Madame Sparsit, dit M. Bounderbymettant ses mains dans ses goussets et s’assurant avec la maindroite que le flacon serait facile à déboucher, je n’ai pas besoinde vous dire que vous êtes non-seulement une dame bien née et bienélevée, mais une femme de diablement d’esprit.

– En effet, monsieur, répliquaMme Sparsit, car ce n’est pas la première fois quevous m’honorez de pareilles expressions de votre bonne opinion.

« Madame Sparsit, dit M. Bounderby,je vais vous étonner.

– Vraiment, monsieur ? répliquaMme Sparsit interrogativement et avec le plus grandcalme du monde. Elle portait ordinairement des mitaines, elle mitson ouvrage de côté et lissa ses mitaines.

– Je vais, madame, dit Bounderby,… jevais épouser la fille de Tom Gradgrind.

– En vérité, monsieur ? réponditMme Sparsit d’un ton suave. Puissiez-vous êtreheureux, monsieur Bounderby ! Oh ! oui, je souhaite quevous puissiez être heureux, monsieur ! » Et elle prononçaces dernières paroles avec une intonation qui annonçait à la foistant de condescendance et tant de compassion pour son patron, queBounderby, beaucoup plus déconcerté que si elle eût lancé sa boîteà ouvrage au milieu de la glace ou qu’elle fût tombée en syncopesur le tapis, boucha hermétiquement le flacon de sel volatil cachédans sa poche et se dit :

« Diantre soit de cette femme ! Quiest-ce qui se serait jamais douté qu’elle allait prendre la choseen douceur ? »

« Je souhaite de tout mon cœur, monsieur,dit Mme Sparsit d’un air tout à fait distingué(car, en un moment, elle avait pris l’air d’une femme qui secroyait le droit de s’apitoyer à tout jamais sur le sort deM. Bounderby), que vous puissiez être heureux sous tous lesrapports.

– Merci, madame, répliquaM. Bounderby avec un peu de mécontentement dans la voix, quiavait baissé d’un ton, malgré lui, je vous suis fort obligé.J’espère bien l’être.

– En vérité, monsieur ? ditMme Sparsit avec une grande affabilité. Mais, aufait, c’est tout naturel, c’est tout simple. »

Ici M. Bounderby fit une pause assezgauche et assez embarrassante. Mme Sparsit repritson ouvrage et fit entendre à diverses reprises une petite toux, latoux d’une femme qui a la conscience de sa force et de samagnanimité.

« Or, madame, reprit Bounderby, celaétant, je m’imagine qu’il ne saurait convenir à une dame comme vousde rester ici, malgré le désir qu’on pourrait avoir de vousgarder ?

– Ah ! Dieu, non, monsieur, il n’yfaut pas songer. »

Mme Sparsit secoua la tête,toujours avec son air tout à fait distingué, en variant un peul’intonation de la petite toux ; c’était maintenant la touxd’une femme qui sent venir en elle le don de prophétie et quirésiste, comme la pythonisse, au souffle de l’esprit, persuadéequ’il vaut mieux essayer de l’étouffer en toussant.

« Toutefois, madame, dit Bounderby, il setrouve à la banque, à ma banque, des appartements où la présenced’une dame bien née et bien élevée, qui s’y installerait en qualitéde gardienne, serait regardée comme une bonne aubaine. Si les mêmesgages…

– Pardon, monsieur ; mais vous avezété assez bon pour me promettre de toujours employer l’expressiongratification annuelle.

– Soit, madame, gratificationannuelle. Si la même gratification annuelle vous paraît acceptablelà-bas, je ne vois, pour ma part, aucun motif pour nousséparer.

– Monsieur, réponditMme Sparsit, cette offre est digne de vous, et sila position que je devrais occuper à la banque est telle que jepuisse l’accepter sans descendre plus bas dans l’échellesociale…

– Elle l’est, ça va sans dire ;autrement, madame, pouvez-vous penser que je l’aurais proposée àune dame qui a fréquenté le monde que vous avez fréquenté ?Non que je me soucie de ce monde-là, vous savez ! Mais vous,c’est différent.

– Monsieur Bounderby, vous êtes remplid’égards.

– Vous y aurez votre appartementparticulier, le feu, la chandelle, et vous aurez votre bonne pourvous servir et l’homme de peine pour vous protéger ; enfinvous serez ce que je me permets d’appeler diantrement à votreaise.

– Monsieur, réponditMme Sparsit, pas un mot de plus. En me démettantdes honorables fonctions que j’occupe ici, je n’échapperai pas à latriste nécessité de manger le pain de la dépendance (elle aurait pudire le ris de veau[5] de ladépendance, vu que ce mets délicat, assaisonné d’une bonne sauce auroux, était son souper de prédilection), et j’aime mieux lerecevoir de vous que de tout autre. Monsieur, j’accepte votre offreavec reconnaissance et avec des remercîments bien sincères pourtoutes vos bontés. Et je souhaite, monsieur, continuaMme Sparsit en terminant avec une intonation depitié bien marquée, je souhaite bien vivement que vous trouviezdans Mlle Gradgrind la femme que vous désirez etque vous méritez ! »

Rien désormais ne put déciderMme Sparsit à abandonner le rôle de bienveillantepitié qu’elle avait pris. Ce fut en vain que Bounderby tempêta etvoulut revendiquer ses droits d’homme heureux avec des explosionsde bonheur matrimonial ; Mme Sparsit étaitbien décidée à le regarder comme une victime et à le plaindre. Ellefut polie, obligeante, gaie, souriante ; mais plus la dame semontrait polie, obligeante, gaie, souriante, plus c’était lui quiavait l’air d’un être sacrifié, d’une victime, enfin. Elleparaissait tellement s’apitoyer sur le malheureux sort de sonpatron, que le gros visage rougeaud du fabricant se couvrait d’unesueur froide dès qu’elle le regardait.

Cependant il avait été convenu que le mariageserait célébré dans un délai de deux mois, et M. Bounderby serendait tous les soirs à Pierre-Loge en qualité de soupirant agréé,et chaque fois l’amour se faisait sous forme de bracelets et debijoux. Au moment des fiançailles, l’amour prit à chaque visite unaspect de plus en plus manufacturier. On fabriqua des robes, onfabriqua des bijoux, on fabriqua des gâteaux et des gants, onfabriqua un contrat de mariage, avec accompagnement abondant defaits appropriés à la circonstance. Toute l’affaire ne fut qu’unfait d’un bout à l’autre. Les heures se gardèrent bien d’accompliraucune de ces gradations couleur de rose que la sottise des poètesleur fait exécuter en pareil cas ; les pendules n’allèrent niplus ni moins vite qu’à l’ordinaire. L’horloge lugubrementstatistique de l’observatoire Gradgrind continua à immoler chaqueseconde à mesure qu’elle naissait, et à l’enterrer avec sonexactitude habituelle.

Le jour arriva donc, comme tous les autresjours arrivent pour ceux qui savent n’écouter que la voix de laraison ; et, lorsqu’il vint, on unit dans l’église aux jambesde bois sculptées (cet ordre d’architecture si populaire) JosuéBounderby de Cokeville à Louise, fille aînée de Thomas Gradgrind,de Pierre-Loge, membre du parlement pour ladite ville. Et, quandils furent unis par les liens sacrés de l’hyménée, ils s’enretournèrent déjeuner à Pierre-Loge, déjà nommé.

L’heureux événement y avait rassemblé unesociété d’élite dont chaque membre savait d’où venaient lesproduits qu’il buvait ou mangeait, et comment on importait ouexportait ces produits et en quelles quantités, à bord de naviresanglais ou de navires étrangers ; rien ne leur échappait. Lesdemoiselles d’honneur, y compris même la petite Jeanne Gradgrind,étaient, sous le point de vue intellectuel, dignes de devenir lescompagnes du célèbre enfant calculateur ; il n’y avait pas unseul convive qui fût suspect de penser à aucune balivernesentimentale.

Après le déjeuner, le marié leur adressa laparole en ces termes :

« Messieurs et dames, je suis JosuéBounderby, de Cokeville. Puisque vous nous avez fait, à moi et à mafemme, l’honneur de boire à nos santés et d’exprimer des vœux pournotre bonheur, je suppose que je suis tenu de vous remercier ;et, pourtant, comme vous me connaissez tous et savez ce que jesuis, vous ne vous attendrez pas à un discours de la part d’unhomme qui, lorsqu’il voit un poteau, dit : Voilà un poteau,et, lorsqu’il voit une pompe, dit : Voilà une pompe ;mais qu’on n’obligera jamais à dire que le poteau est une pompe oula pompe un poteau, bien moins encore que l’un ou l’autre est uncure-dent. Si vous tenez à entendre un discours ce matin, mon amiet beau-père Tom Gradgrind est membre du parlement :adressez-vous à lui, je ne suis pas votre homme. Cependant j’oseespérer que l’on m’excusera si je me sens un peu fier de monindépendance lorsque je jette un coup d’œil autour de cette tableet que je me rappelle combien peu je pensais à épouser la fille deTom Gradgrind, quand j’étais un vagabond des rues tout déguenillé,qui ne se lavait jamais la figure, à moins de rencontrer une pompe,et encore tout au plus une fois tous les quinze jours. J’aime doncà croire que ce sentiment de mon indépendance vous plaira ;s’il ne vous plaît point, je n’y puis rien. Je me sens indépendant.Maintenant, je disais donc, comme vous le disiez vous-mêmes, ennous portant une santé, que depuis ce matin je suis l’époux de lafille de Tom Gradgrind. Je suis très-content de l’être. J’ailongtemps désiré de l’être. J’ai vu la manière dont elle a étéélevée, et je crois qu’elle est digne de moi. D’un autre côté, pourne pas vous tromper, je crois que je suis digne d’elle. Je vousremercie donc, pour elle et pour moi, des vœux que vous venezd’exprimer ; et le meilleur souhait que je puisse faire pourla partie non mariée de la présente compagnie, est celui-ci :Puissent tous les célibataires trouver une aussi bonne femme quecelle que j’ai trouvée, et puissent toutes les jeunes fillestrouver un mari qui me ressemble ! »

Peu de temps après ce discours, comme lesnouveaux mariés partaient pour un petit tour nuptial du côté deLyon (M. Bounderby voulait profiter de l’occasion pour voircomment les Bras se conduisaient par là, et si les ouvriers decette ville demandaient, eux aussi, à manger avec des cuillersd’or), l’heureux couple se disposa à gagner le chemin de fer. Lamariée, en descendant l’escalier dans sa toilette de voyage, trouvaTom qui l’attendait ému fortement, peut-être par ses sentimentsfraternels, peut-être aussi par le vin du déjeuner.

« Quelle brave fille tu fais ! Tu esune sœur du premier numéro, Lou ! lui dit Tom àl’oreille. »

Elle s’attacha à lui, comme il eût été àdésirer pour elle qu’elle se fût attachée ce jour-là à quelquenature plus tendre, et pour la première fois sa froide réserve futun peu ébranlée.

« Le vieux Bounderby est tout prêt !dit Tom. Pas de temps à perdre. J’irai t’attendre au débarcadère,quand tu reviendras. Dis donc, ma chère Lou ! c’est fameux,n’est-ce pas ? »

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