Les Temps difficiles

Chapitre 21Ouvriers et maîtres.

 

« Eh bien ! Étienne, dit Bounderbyde sa voix tempétueuse, qu’est-ce que j’apprends là ? Comment,c’est vous que ces misérables ont traité comme cela ? Entrezet parlez hardiment. »

C’était dans le salon qu’on l’invitait àentrer. La table était mise pour le thé ; et la jeune femme deM. Bounderby avec le frère de madame et un beau monsieur deLondres se trouvaient là. Étienne leur fit son salut, fermant laporte et restant auprès, son chapeau à la main.

« Voilà l’homme dont je vous parlais,Harthouse, » dit M. Bounderby.

Le personnage auquel il s’adressait et quiétait assis sur le canapé, en train de causer avecMme Bounderby, se leva en disant d’un tonennuyé : « Oh ! vraiment ! » et se traînadevant la cheminée près de laquelle se tenait M. Bounderby.

« Maintenant, répéta Bounderby, parlezhardiment ! »

Après les quatre jours qu’Étienne venait depasser dans l’isolement, ces paroles ne pouvaient manquer deproduire sur son oreille une impression désagréable et discordante.Non-seulement elles froissaient son âme blessée, mais ellessemblaient établir en fait qu’il méritait le reproche de déserteurégoïste qu’on lui avait adressé.

« Que désirez-vous de moi, monsieur, s’ilvous plaît ? demanda-t-il.

– Mais je viens de vous le dire, répliquaBounderby ; parlez hardiment, parlez comme un homme, puisquevous êtes un homme, et racontez-nous votre affaire et l’histoire decette ligue d’ouvriers.

– Faites excuse, monsieur, dit ÉtienneBlackpool, je n’ai rien à dire là-dessus. »

M. Bounderby, qui ressemblait toujoursplus ou moins à une tempête, rencontrant un obstacle, se mitimmédiatement à souffler dessus.

« Tenez, Harthouse, s’écria-t-il ;voilà un échantillon de nos ouvriers. Quand cet homme est venu ici,il y a quelque temps, je lui ai dit de prendre garde aux étrangersmalfaisants qui infestent le pays et qu’on devrait pendre partoutoù on les rencontre ; je l’ai prévenu, cet homme, qu’ilentrait dans une mauvaise voie. Eh bien ! croiriez-vous qu’aumoment même où ils viennent de le proscrire, il est encoretellement leur esclave qu’il a peur d’ouvrir la bouche sur leurcompte ?

– J’ai dit que je n’avais rien à dire surleur compte, monsieur, mais je n’ai pas dit que j’avais peurd’ouvrir la bouche.

– Vous avez dit,vous avez dit ! Eh bien ! moi, je le sais bience que vous avez dit, et, qui plus est, je sais ce que vous avezvoulu dire, voyez-vous. Ce n’est pas toujours la même chose,morbleu ! Ce sont au contraire deux choses bien différentes.Vous ferez mieux de nous dire tout de suite que ce coquin deSlackbridge n’est pas dans la ville, à ameuter le peuple ;qu’il n’est pas un des chefs reconnus de la populace, c’est-à-direune fichue canaille. Dites-nous donc cela tout de suite. Vous nepouvez pas me tromper, moi. Si c’est là ce que vous avez envie denous dire, pourquoi ne le dites-vous pas ?

– Je suis aussi fâché que vous, monsieur,de voir que le peuple ne trouve que de mauvais chefs, dit Étiennesecouant la tête. Il prend ceux qui se présentent. Peut-êtren’est-ce pas le moindre de nos malheurs de ne pouvoir trouver demeilleurs guides. »

La tempête commença à gronder plus fort.

« Cela commence assez bien, Harthouse,n’est-ce pas ? dit M. Bounderby. Il n’y va pas de mainmorte. Qu’en dites-vous ? N’est-ce pas déjà un joli petitéchantillon des gens auxquels nos amis ont affaire ? Mais cen’est encore rien, monsieur ! Vous allez m’entendre adresser àcet homme une simple question. Pourrait-on, monsieur Blackpool (levent commence à souffler très-fort), se permettre de vous demandercomment il se fait que vous ayez refusé d’entrer dans cetteassociation ?

– Comment cela se fait… ?

– Oui, fit M. Bounderby, les poucesdans les entournures de son habit, hochant la tête et fermant lesyeux, comme s’il faisait une confidence au mur qu’ilregardait ; oui, comment cela se fait.

– J’aurais mieux aimé ne pas parler deça ; mais puisque vous me le demandez, comme je ne veux pasêtre malhonnête, je vous répondrai que c’était parce que j’avaispromis.

– Pas à moi, vous savez, dit Bounderby(temps orageux entremêlé de calmes trompeurs, calme plat pour lemoment).

– Oh ! non, monsieur, pas àvous.

– Pas à moi, bien entendu : il n’estpas plus question de moi dans tout cela que si je n’existais pas,dit Bounderby s’adressant toujours au mur. S’il ne se fût agi quede Josué Bounderby de Cokeville, vous seriez entré dans la liguesans vous gêner ?

– Mais oui, monsieur ; c’estvrai.

– Quoiqu’il sache, continuaM. Bounderby devenu un ouragan, que ses camarades sont un tasde canailles et d’insurgés pour qui la déportation serait unepunition trop douce ! Tenez, monsieur Harthouse, vous avezlongtemps couru le monde ; avez-vous jamais rencontré lependant de cet homme ailleurs que dans notre charmantpays ? »

Et, d’un doigt irrité, M. Bounderbydésigna Étienne à l’inspection de son hôte.

« Non, non, madame, dit ÉtienneBlackpool, qui protesta bravement contre les épithètes dont s’étaitservi son patron, et qui s’adressa instinctivement à Louise, dèsqu’il eut jeté les yeux sur le visage de la jeune femme. Ce ne sontpas des insurgés, ni des canailles non plus. Pas du tout, madame,pas du tout. Je n’ai pas beaucoup à m’en louer ; je le saisbien, et je m’en ressens. Mais il n’y a pas douze hommes parmi eux,madame… douze ? Non, il n’y en a pas six qui ne croient avoirrempli leur devoir envers les autres comme envers eux-mêmes. Dieume préserve, moi qui les connais, qui les ai fréquentés toute mavie, qui ai mangé et bu avec eux, vécu et travaillé avec eux, quiles ai aimés, Dieu me préserve de ne pas prendre leur défense aunom de la vérité, quelque mal qu’ils aient pu mefaire ! »

Il parlait avec la rude vivacité quiappartient à sa classe et à son caractère, augmentée peut-être parl’orgueilleuse conviction qu’il restait fidèle à ses frères malgrétoute leur méfiance ; mais il n’oubliait pas chez qui il setrouvait, et n’élevait pas même la voix.

« Non, madame, non. Ils sontloyaux les uns envers les autres, fidèles les uns aux autres,attachés les uns aux autres, jusqu’à la mort. Soyez pauvre parmieux, soyez malade parmi eux, ayez parmi eux une de ces peinesjournalières qui amènent le chagrin à la porte d’un pauvre homme,et vous les trouverez tendres, doux, compatissants et chrétiens.Soyez sûre de ça, madame ; on les couperait en quatre avant deles faire changer.

– Bref, dit M. Bounderby, c’estparce qu’ils ont tant de vertus qu’ils vous ont mis au rancart.Dites-nous plutôt ça pendant que vous y êtes. Allons, voyons !ne vous gênez pas.

– Comment se fait-il, madame, repritÉtienne, qui semblait toujours chercher son refuge naturel dans levisage de Louise, que ce qu’il y a de meilleur en nous autrespauvres gens soit justement ce qui cause le plus d’embarras, demalheur et d’erreur, je n’en sais rien. Mais, c’est pourtant commecela ; je le sais comme je sais qu’il y a un ciel au-dessus demoi, là-bas derrière la fumée. Nous ne manquons pourtant pas depatience, et en général nous cherchons à bien faire. Aussi je nepuis pas croire que tout le blâme doit retomber sur nous.

– Ah çà, mon ami, dit M. Bounderbyque l’ouvrier, sans le savoir, avait mis hors des gonds ens’adressant à une tierce personne au lieu de s’adresser à lui-même,si vous voulez bien me donner votre attention pendant unedemi-minute, je ne serais pas fâché d’avoir un mot de conversationavec vous. Vous disiez tout à l’heure que vous n’aviez rien à nousraconter au sujet de cette affaire. Êtes-vous bien sûr de cela,avant d’aller plus loin ?

– Oui, monsieur, j’en suis bien sûr.

– Il y a ici un gentleman de Londres(M. Bounderby désigna M. James Harthouse avec son pouce,par-dessus son épaule), un gentleman du parlement, que je ne seraispas fâché de faire assister à un petit bout d’entretien entre vouset moi, au lieu de lui en rapporter moi-même la substance, ce n’estpas que j’ignore tout ce que vous allez dire ; il n’y apersonne qui le sache d’avance mieux que moi, je vous en préviens,mais enfin j’aime mieux qu’il l’entende de ses propres oreilles quede m’en croire sur parole. »

Étienne fit un signe de tête pour saluer lemonsieur de Londres dont la vue n’était pas faite pour éclaircirbeaucoup ses idées. Il dirigea involontairement les yeux vers levisage où il avait déjà cherché un refuge, mais un regard deLouise, regard expressif, quoique rapide, l’engagea à se tournervers M. Bounderby.

« Voyons, dites-nous un peu de quoi vousvous plaignez ? demanda M. Bounderby.

– Je ne suis pas venu ici, monsieur, luirappela Étienne pour me plaindre. Je suis venu, parce qu’on m’aenvoyé chercher.

– De quoi, répéta M. Bounderby, secroisant les bras, de quoi, vous autres ouvriers, vousplaignez-vous, en général ? »

Étienne le regarda un moment avec quelque peud’indécision, puis il parut prendre son parti.

« Monsieur, je n’ai jamais étébien fort pour les explications, quoique j’aie eu ma part du mal.Nous sommes dans un gâchis, c’est clair. Voyez la ville, richecomme elle est, et voyez tous les gens qui sont venus ici pourtisser, pour carder, pour travailler à la tâche, sans jamais avoirréussi à se donner la moindre douceur depuis le berceau jusqu’à latombe. Voyez comment nous vivons et où nous vivons ; voyezcombien nous sommes à vivre au jour le jour, et cela sansdiscontinuer ; à présent voyez les manufactures qui marchenttoujours sans jamais nous faire faire un pas, excepté vers la mort.Voyez comment vous nous regardez, ce que vous écrivez sur notrecompte, ce que vous dites de nous, et comment vous envoyez vosdéputations au secrétaire d’État pour dire du mal de nous, etcomment vous avez toujours raison et nous toujours tort, et commentnous n’avons jamais été que des gens déraisonnables depuis que noussommes au monde. Voyez comme le mal va toujours grandissant,toujours croissant, comme il devient de plus en plus cruel d’annéeen année, de génération en génération. Qui peut voir tout cela,monsieur, et dire du fond du cœur que ce n’est pas ungâchis ?

– Personne, naturellement, ditM. Bounderby. Maintenant vous voudrez peut-être bien apprendreà ce monsieur comment vous vous y prendriez pour sortir de cegâchis, comme vous vous plaisez à l’appeler.

– Je n’en sais rien, monsieur. Commentvoulez-vous que je le sache ? Ce n’est pas à moi qu’il fauts’adresser pour ça, monsieur. C’est à ceux qui sont placésau-dessus de moi et au-dessus de nous tous, de décider ça. À quoidonc serviraient-ils, monsieur, si ce n’est pas à ça ?

– Dans tous les cas, je vais vous dire ceque nous pourrons faire pour commencer, répliqua M. Bounderby,nous ferons un exemple d’une demi-douzaine de Slackbridge. Nouspoursuivrons ces canailles pour crime de félonie, et nous lesferons déporter aux colonies pénitentiaires. »

Étienne secoua gravement la tête.

« Ne me dites pas que nous n’enferons rien, dit M. Bounderby redevenu un ouragan impétueux,parce que nous le ferons, je vous en donne ma parole !

– Monsieur, répondit Étienne avec latranquille confiance d’une certitude absolue, quand vous prendriezcent Slackbridge, quand vous les prendriez tous tant qu’ils sont,et que vous coudriez chacun d’eux dans un sac pour les jeter dansla mer la plus profonde qui ait existé avant qu’on ait créé laterre ferme, le gâchis resterait exactement ce qu’il est. Desétrangers malfaisants ! continua Étienne avec un sourireinquiet, d’aussi loin que je puis me rappeler, j’ai toujoursentendu parler de ces étrangers-là ! Ce ne sont pas eux quifont le mal, monsieur. Ce n’est pas par eux que le mal commence. Jene les aime pas, je n’ai aucun motif pour les aimer, aucontraire ; mais c’est une entreprise inutile et vaine dechercher à leur faire abandonner leur métier ; faudrait plutôts’arranger pour que leur métier les abandonne ! Tout ce quim’entoure dans cette chambre y était quand je suis entré, tout ysera encore quand je serai parti. Mettez cette pendule à bord d’unnavire et envoyez-la à l’île de Norfolk, ça n’empêchera pas letemps d’aller son train. Eh bien ! c’est la même chose pourSlackbridge. »

Dirigeant de nouveau les yeux vers son premierrefuge, il remarqua que Louise tournait du côté de la porte unregard équivalant à un avertissement. Il fit quelques pas enarrière, et mit la main sur le bouton de la serrure. Mais iln’avait pas dit tout ce qu’il voulait dire, et il sentit au fond deson cœur que c’était une noble vengeance du mal que ses camaradesvenaient de lui faire, que de rester fidèle, jusqu’à la fin, à ceuxqui l’avaient repoussé. Il s’arrêta donc pour décharger ce qu’ilavait sur le cœur.

« Monsieur, je ne puis, avec le peu queje sais, à ma manière, indiquer au gentleman le moyen d’améliorertout cela, bien qu’il y ait dans la ville des ouvriers capables dele lui dire, ayant plus de connaissances que moi. Mais ce que jesais bien et ce que je puis lui dire, c’est ce qu’il ne faut pasfaire, parce que ce serait un mauvais moyen. La force brutale,voyez-vous, n’est pas un bon moyen ; la victoire et letriomphe ne sont pas un bon moyen. S’entendre pour donner toujourset sans cesse raison aux uns, et toujours et sans cesse tort auxautres, c’est contre nature et ce n’est pas un bon moyen. Netoucher à rien n’est pas non plus un bon moyen. Vous n’avez qu’àlaisser croupir ensemble des milliers de mille individus dans lemême gâchis, ils finiront par former un peuple à part, et vous unautre, avec un gouffre noir entre vous, et ça ne peut pas toujoursdurer. Ne pas se rapprocher avec douceur et patience, avec desfaçons consolantes, de ceux qui sont si prêts à se rapprocher lesuns des autres dans leurs nombreuses peines et à partager entreeux, dans leurs misères, les choses dont ils ont besoin… (car ilsfont ça, voyez-vous, comme pas un des gens que le gentleman a puvoir dans ses voyages…) eh bien ! ce ne sera jamais un bonmoyen, ça ne réussira jamais tant que le soleil ne sera pas devenuun morceau de glace. Encore moins fera-t-on quelque chose en lescomptant comme une force brute, ou en les gouvernant, comme sic’étaient les chiffres d’une addition ou des machines : commes’ils n’avaient ni amour, ni sympathies, ni mémoire, niinclinations, ni une âme capable de se décourager, ni une âmecapable d’espérance ; en les traitant, quand ils se tiennenttranquilles, comme s’ils n’avaient rien de tout cela, et en leurreprochant, quand ils s’agitent, de manquer aux devoirs del’humanité envers vous, voilà ce qui ne sera jamais un bon moyen,monsieur, tant qu’on n’aura pas défait l’ouvrage du bonDieu. »

Étienne s’arrêta, la main sur la porteouverte, attendant pour savoir si on avait quelque chose de plus àlui demander.

« Attendez un instant, ditM. Bounderby, dont le visage était très-rouge. Je vous aiprévenu, la dernière fois que vous êtes venu pour vous plaindre,que vous feriez mieux de prendre une autre route et de sortir delà. Et je vous ai aussi prévenu, si vous vous le rappelez, que jecomprenais très-bien vos aspirations à la cuiller d’or ?

– Eh bien ! moi, je n’y comprenaisrien moi-même, monsieur, je vous assure.

– Or, il est évident pour moi, continuaM. Bounderby, que vous êtes un de ces individus qui onttoujours à se plaindre. Vous allez partout semer le mécontentementet récolter la révolte. Vous n’êtes occupé qu’à cela, mon cherami. »

Étienne secoua la tête, protestation muettecontre ceux qui pourraient croire qu’il ne fût pas condamné à faireune autre besogne pour subvenir à son existence.

« Vous êtes un individu si contrariant,si agaçant, si mauvais coucheur, voyez-vous, dit M. Bounderby,que même dans votre propre corps, parmi les gens qui vousconnaissent le mieux, on a dû rompre toute relation avec vous. Etje vais vous dire une chose : je suis assez de leur avis,cette fois… une fois n’est pas coutume… pour faire comme eux etrompre toute relation avec vous. »

Étienne tourna vivement les yeux vers levisage de M. Bounderby.

« Vous pouvez achever ce que vous avez entrain, dit Bounderby avec une inclination de têtetrès-significative, et puis vous serez libre de chercherailleurs.

– Monsieur, vous savez bien, dit Étienneavec expression, que si vous me refusez de l’ouvrage, je n’entrouverai pas ailleurs. »

La réponse fut :

« Je sais ce que je sais, et vous savezce que vous savez. Je n’ai plus rien à vous direlà-dessus. »

Étienne lança encore un regard du côté deLouise ; mais les yeux de la jeune femme ne rencontrèrent plusles siens ; il poussa donc un soupir, et murmura d’une voix sibasse qu’on l’entendait à peine :

« Le ciel ait pitié de nous tous dans cemonde ! » et il partit.

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