Les Temps difficiles

Chapitre 26L’escalier de madame Sparsit.

 

Les nerfs de Mme Sparsitmettant beaucoup de mauvaise volonté à recouvrer le ton qu’ilsavaient perdu, cette digne femme fit un séjour de quelques semainesà la villa Bounderby, où, nonobstant la tournure cénobitique de sonesprit (basée sur un sentiment des convenances dans sa positiondéchue), elle se résigna à être logée et nourrie comme uneprincesse. Tant que durèrent ces vacances, la gardienne de labanque resta fidèle à son rôle, continuant de plaindreM. Bounderby à son nez et à sa barbe, avec une si tendre pitiéqu’il y a bien peu d’hommes qui puissent se flatter d’en inspirerune pareille, continuant aussi d’appeler le portrait de ce mêmeobjet de ses tendresses « Imbécile ! » àson nez et à sa barbe, avec beaucoup d’amertumeet de mépris.

Le tempétueux Bounderby s’étant mis dans latête que Mme Sparsit devait être une femmetrès-supérieure, puisqu’elle avait remarqué la contrariété généraleet imméritée dont il croyait avoir à se plaindre (il ne savait pasencore au juste ce que c’était), et se figurant en outre que Louisese serait opposée à recevoir de fréquentes visites de cette dame,sans le respect qu’elle devait aux volontés de son seigneur etmaître, résolut de ne pas se séparer aisément deMme Sparsit. Aussi, lorsque les nerfs de la parentede Lady Scadgers furent assez fortifiés pour lui permettre deconsommer de nouveau les ris de veau de la solitude, il lui dit àtable, pendant le dîner, la veille de son départ :

« Ah çà ! madame, vous viendrez icitous les samedis, tant que durera la belle saison, pour y resterjusqu’au lundi. »

Ce à quoi Mme Sparsit répondità peu près en ces termes, bien qu’elle n’eût pas embrassé lareligion musulmane :

« Entendre, c’est obéir. »

Or, Mme Sparsit n’était pasune femme poétique ; comment donc se fit-il qu’il lui passapar la tête une idée formulée par une allégorie ? À force desurveiller Louise, d’observer cette allure impénétrable quiaiguisait la curiosité, elle finit par s’élever à la hauteur del’inspiration. Elle érigea dans son esprit un immense escalier, aubas duquel se trouvait le sombre gouffre de la honte et dudéshonneur ; et de jour en jour, d’heure en heure, elle voyaitLouise dégringoler par degrés cet escalier.

Mme Sparsit ne s’occupa plusd’autre chose que de regarder son escalier et de suivre des yeuxLouise à mesure qu’elle descendait tantôt lentement, tantôttrès-vite, tantôt franchissant plusieurs marches à la fois, tantôts’arrêtant, mais sans jamais essayer de remonter en arrière. Sielle eût reculé d’un seul pas, Mme Sparsit auraitété capable d’en avoir le spleen et d’en mourir de chagrin.

Louise avait en effet continué à descendresans s’arrêter jusqu’au jour, et tout le long du jour oùM. Bounderby avait adressé à Mme Sparsitl’invitation hebdomadaire que nous venons de signaler plus haut.Cette dame était donc de bonne humeur et disposée à faire lacausette.

« À propos, monsieur, dit-elle, sij’osais me permettre de vous adresser une question relativement àun sujet sur lequel vous montrez de la réserve (ce qui est certesune grande hardiesse de ma part, sachant, comme je le sais, quevous n’agissez jamais sans motif), je vous demanderais si vous avezdécouvert quelque chose ?

– Mais non, madame, non ; pasencore, et vu les circonstances, je ne m’attendais pas àmieux : Rome ne s’est pas faite en un jour, madame.

– C’est juste, monsieur, ditMme Sparsit secouant la tête.

– Ni même en une semaine.

– Non vraiment, monsieur, répliquaMme Sparsit avec une douce mélancolie.

– Eh bien, moi aussi, madame, ditBounderby, je puis attendre, vous sentez. Puisque Romulus et Rémusont bien attendu, pourquoi Josué Bounderby de Cokeville nepourrait-il pas attendre ? Ils ont pourtant eu une jeunesseplus heureuse que la mienne ; ils ont eu une louve pournourrice ; moi aussi j’ai eu une louve, mais non pas pournourrice, pour grand’mère seulement. Au lieu de me donner du lait,elle me donnait des coups ; quant à ça, c’était une vraievache d’Alderney.

– Ah !… Mme Sparsitsoupira et frissonna.

– Non, madame, poursuivit Bounderby, jen’ai rien appris. L’affaire est en bonnes mains, néanmoins ;et le jeune Tom, qui maintenant travaille assez assidûment (c’estquelque chose de nouveau pour lui ; il n’a pas été élevé à lamême école que moi), aide la police autant qu’il peut. Voici larecommandation que je leur adresse : « Tenez-voustranquilles et faites le mort ; agissez sous main tant quevous voudrez, mais sans laisser rien transpirer ; autrementvous verrez bientôt une cinquantaine de ces canailles se coaliserpour mettre hors d’atteinte l’individu qui a disparu. Tenez-voustranquilles ; les voleurs se rassureront petit à petit, etalors nous mettrons la main dessus. »

– Très-bien raisonné, monsieur, ditMme Sparsit. Celà m’intéresse vivement. Et lavieille femme dont vous avez parlé, monsieur ?

– La vieille dont j’ai parlé, interrompitBounderby, d’un ton acerbe (car il n’y avait pas là de quoi sevanter), ne se retrouve pas, mais elle peut être sûre qu’on finirapar la retrouver, pour peu qu’elle veuille donner cettesatisfaction à sa vieille scélérate de tête. En attendant, madame,je suis d’avis, si vous me demandez mon avis, que moins on parlerad’elle, mieux ça vaudra. »

Le même soir, Mme Sparsit, sereposant à sa croisée de ses travaux d’emballage, regarda du côtéde son grand escalier et vit Louise qui descendait toujours.

Elle était assise auprès de M. Harthouse,dans un bosquet du jardin, parlant très-bas ; il se penchaitvers elle et son visage touchait presque les cheveux de Louise… sitoutefois il ne les touche pas en effet, se ditMme Sparsit, faisant, avec ses yeux de faucon, tousses efforts pour mieux voir. Mme Sparsit setrouvait trop loin d’eux pour entendre un seul mot de leurentretien, ou même pour savoir s’ils se parlaient tout bas, maiselle le devinait à leur attitude. Voici ce qu’ilsdisaient :

« Vous vous rappelez cet homme, monsieurHarthouse ?

– Oh ! parfaitement.

– Ses traits, ses manières et ce qu’ilvous a dit ?

– Parfaitement ; et il m’a faitl’effet d’être atrocement ennuyeux, filandreux et plat. Du reste,c’était assez habile de sa part d’adopter, comme il l’a fait, legenre d’éloquence patronné par l’école de l’humilitévertueuse ; mais je vous assure que sur le moment je medisais : Mon garçon, tu exagères la chose.

– J’avoue que j’ai eu beaucoup de peine àcroire du mal de cet homme.

– Ma chère Louise…, comme dit Tom (jamaisTom ne l’appelait ma chère), vous ne savez rien de bon non plus surle compte de cet individu ?

– Non, c’est vrai.

– Ni sur le compte d’aucun individu deson espèce ?

– Non, répliqua-t-elle d’un ton quiressemblait davantage à son ton d’autrefois, qu’elle semblait avoirperdu depuis quelque temps ; comment voulez-vous qu’il en soitautrement ? je ne les connais pas du tout, ni hommes nifemmes.

– Ma chère Louise, consentez alors àaccepter les idées que vous soumet, en toute humilité, votre amidévoué qui a étudié diverses variétés de ses excellentssemblables ; car ils sont excellents, je suis tout prêt à lereconnaître, malgré certaines petites faiblesses, parmi lesquellesil faut compter celle qui consiste à empocher tout ce qu’ilspeuvent trouver sous la main. L’individu en question fait desphrases ; très-bien, mais qu’est-ce qui ne fait pas desphrases ? Il fait aussi profession de moralité ;très-bien, mais les charlatans de toute espèce font profession demoralité. Depuis la chambre des Communes jusqu’à la maison decorrection, c’est une profession générale de moralité, excepté chezles gens de notre parti ; et c’est vraiment cette exceptionqui nous rend moins soporifiques que les autres. Vous avez vu etentendu l’affaire : il s’agit d’un individu appartenant auxclasses pelucheuses, et qui se voit remettre à sa place par monestimable ami, M. Bounderby, lequel, il est vrai (nous ne lesavons que trop) ne possède pas cette délicatesse qui serait denature à lui dorer la pilule. Le membre des classes pelucheuses estvexé, exaspéré ; il quitte la maison en grommelant, rencontrequelqu’un qui lui propose une association pour cette affaire de labanque ; il accepte, met quelque chose dans son gousset quiétait vide tout à l’heure, et s’éloigne l’esprit en repos de cecôté. Franchement, il faut convenir que ce Blackpot, au lieu d’êtreun homme du commun, aurait été un homme fort au-dessus du commundes mortels, s’il ne s’était pas empressé de profiter del’occasion. Peut-être même, s’il a assez d’intelligence pour cela,a-t-il été au-devant de l’occasion.

– J’ai presque des remords, réponditLouise après avoir rêvé un instant en silence, d’être si disposée àvous croire et de me sentir soulagée d’un grand poids par vosparoles.

– Je ne dis rien que de raisonnable, rienqu’on ne puisse croire sans remords. J’en ai causé plus d’une foisavec mon ami Tom (car il existe toujours la plus grande confianceentre Tom et moi), et il partage entièrement là-dessus mon opinion,comme moi la sienne… Voulez-vous faire un tour ? »

Ils s’éloignèrent en se promenant à traversles allées que le crépuscule commençait à assombrir, elle appuyéesur son bras, ne songeant pas le moins du monde qu’elle allaitdescendant toujours, toujours l’escalier deMme Sparsit.

Jour et nuit Mme Sparsittenait mordicus à cet édifice. Une fois que Louise seraitarrivée au bas, et qu’elle aurait disparu dans le gouffre,l’escalier, si bon lui semblait, pouvait crouler sur la jeunefemme ; mais jusque-là, le monument devait rester debout pourrécréer les yeux de Mme Sparsit, car elle y voyaittoujours Louise descendre chaque jour plus bas, plus bas, toujoursplus bas.

Mme Sparsit voyait JamesHarthouse aller et venir, elle entendait parler de lui à droite età gauche, elle voyait comme lui les changements d’expression qu’ilavait étudiés sur le visage de Louise ; elle s’apercevaitaussi bien que lui s’il se couvrait de quelque nuage, comment et àquel moment ; de même elle savait pourquoi il s’épanouissaitensuite ; elle tenait ses yeux noirs tout grands ouverts, sansla moindre pitié, sans le moindre remords, tout absorbée dans sacuriosité, dans l’intérêt qu’elle mettait à voir la jeune femme serapprocher de plus en plus, sans qu’aucune main pût lui venir enaide et l’arrêter sur le précipice, des dernières marches de cetescalier imaginaire.

Malgré tout son respect pour M. Bounderby(qu’elle savait toujours distinguer en public de l’imbécile duportrait), Mme Sparsit n’avait pas la moindreintention d’empêcher Louise de descendre. Elle attendait ensilence, son regard cauteleux, toujours fixé sur l’escalier ;et s’il lui arrivait quelquefois d’agiter sa mitaine droite (lepoing compris), d’un air menaçant, vers l’image qu’elle voyaitdescendre, ce n’était que rarement et à la dérobée.

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