Les Temps difficiles

Chapitre 32Perdu.

 

Cependant on n’avait pas perdu de vue le volde la banque, mais à partir de ce jour, l’affaire occupa lapremière place dans l’attention du chef de cet établissement. Afinde prouver que ce n’était pas sans raison qu’il se vantait toujoursde sa promptitude et de son activité, M. Bounderby, en saqualité d’homme peu ordinaire, d’homme qui ne devait son élévationqu’à lui-même, en sa qualité de merveille commerciale plusadmirable que Vénus elle-même, qui n’était sortie que du sein desflots, tandis que lui était sorti du sein de la boue,M. Bounderby tenait à montrer combien peu ses tracasdomestiques diminuaient son ardeur industrielle. Par conséquent,durant les premières semaines de son second célibat, il se remuaplus que jamais et fit chaque jour un tel tapage en renouvelant sesinvestigations à propos du vol, que les agents chargés d’enrechercher les auteurs auraient presque désiré que ce vol n’eûtjamais été commis. Ils étaient en défaut d’ailleurs et avaientperdu la piste. Quoiqu’ils se fussent tenus si tranquilles, depuisque l’affaire s’était ébruitée, que la plupart des gens croyaientréellement que les recherches avaient été abandonnées commeinutiles, on n’avait pas fait de nouvelle découverte. Chacun descoupables, hommes ou femmes, ne s’était rassuré assez vite. Aucund’eux n’avait fait la moindre démarche qui put le trahir. Choseplus étonnante encore, on n’avait plus entendu parler d’ÉtienneBlackpool, et la mystérieuse vieille demeurait toujours unmystère.

Les choses en étant arrivées là, sans qu’aucunsigne caché annonçât qu’elles dussent aller plus loin,M. Bounderby, à bout de recherches, finit, pour le bouquet,par se décider à risquer un coup hardi. Il rédigea une afficheoffrant une récompense de cinq cents francs à quiconqueappréhenderait au corps ou aiderait à faire appréhender le nomméÉtienne Blackpool, soupçonné de complicité dans le vol de la banquede Cokeville, telle nuit, tel mois, telle année, etc. Il donna lesignalement dudit Étienne Blackpool, c’est-à-dire une descriptionaussi minutieuse que possible de son costume, de son teint, de sataille approximative et de ses manières ; il raconta commentl’ouvrier avait quitté la ville, et indiqua la direction danslaquelle on l’avait vu pour la dernière fois. Le tout imprimé engrandes lettres noires sur papier blanc, et placardé, de parM. Bounderby, sur tous les murs de la ville, au milieu de lanuit, afin que cet avis frappât en même temps les yeux de lapopulation tout entière.

Il fallut que les cloches des fabriquesprissent leur voix la plus bruyante ce matin-là pour rappeler autravail les groupes d’ouvriers qui, rassemblés autour des affichesau point du jour, les dévoraient avec des yeux avides, et les plusavides n’étaient point ceux des gens qui savaient lire, mais ceuxdes ignorants, au contraire : ceux-là, écoutant la voix amiequi lisait tout haut (ils trouvaient toujours quelqu’un pour leurrendre ce service), contemplaient les caractères qui en disaient silong avec une vague terreur et un respect qui auraient semblépresque risibles, si le spectacle de l’ignorance publique n’étaitpas toujours plein de menaces et de malheurs. Combien d’yeux etcombien d’oreilles occupés ce jour-là par le sujet de ces affiches,au milieu du roulement des broches, du fracas des métiers et duron-ron des roues ! et lorsque les ouvriers se dispersèrent denouveau le long des rues, les lecteurs ne furent guère moinsnombreux qu’auparavant.

Slackbridge, le délégué, avait convoqué lemême soir son auditoire ; il avait obtenu de l’imprimeur uneaffiche toute neuve qu’il avait apportée dans sa poche. Ô mes amiset compatriotes, travailleurs opprimés de Cokeville, ô mes frèresen humanité et en travail, ô mes concitoyens, quel brouhaha,lorsque Slackbridge déplia ce qu’il nommait :« cedocument infernal, » et l’exposa aux regards et à l’exécrationde la communauté ouvrière !

Ô mes frères en humanité, voyez de quoi estcapable un traître qui déserte le camp des grands cœurs enrôléssous la sainte bannière de la justice et de l’union ! Ô mesamis, chers compagnons d’humiliation, qui portez au cou le jougsuperbe de la tyrannie, vous dont la despotisme foule sous sespieds de fer les corps renversés dans la poussière où on voudraitvous forcer à vous traîner sur le ventre jusqu’à la fin de vosjours, comme le serpent du paradis terrestre ; ô mes frères,et n’ajouterai-je pas, en ma qualité d’homme : ô mes sœurs,que pensez-vous, maintenant, d’Étienne Blackpool, avec sesépaules légèrement voûtées et sa taille d’environ cinq pieds septpouces, tel que nous le représente ce dégradant et ignobledocument, cette feuille flétrissante, cette pernicieuse affiche,cette abominable annonce ? avec quel majestueux ensembled’indignation vous écraserez la vipère, qui voudrait jeter cettetache et cette honte sur la race sacrée qui, heureusement, a exilél’infâme et l’a repoussé à tout jamais de son sein ! Car vousvous souvenez du soir où il s’est présenté à vous sur cetteestrade : vous savez comment, face à face et pied à pied, jel’ai poursuivi à travers tous les dédales compliqués de sesréponses tortueuses ; vous savez comment il a baissé la tête,se retournant, cherchant à me glisser entre les doigts et àépiloguer sur les mots, jusqu’au moment où, ne sachant plus surquel pied danser, il s’est vu, par moi, précipité loin de cetteenceinte, pour être dorénavant montré au doigt éternel du mépris,marqué, brûlé au fer chaud de tout esprit libre et sérieux. Etmaintenant, mes amis, mes amis les travailleurs (car je me réjouiset je m’enorgueillis de ce stigmate), vous tous, amis, qui vousêtes fait votre lit, dur mais honnête, dans le labeur, et non dansle crime, vous dont le pot-au-feu insuffisant, mais indépendant,est gagné à la sueur de votre front ; quel nom a mérité, selonvous, ce lâche poltron, qui, jetant le masque, se dresse devantnous dans toute sa laideur naturelle ?… Un quoi ?… unvoleur ! un brigand ! un fugitif ! un proscrit, dontla tête est mise à prix ; une plaie, un ulcère sur le noblecaractère du tisserand de Cokeville ! Aussi, vous tous, ô mesfrères, associés pour une œuvre sacrée, à laquelle vos fils et lesfils de vos fils encore à naître ont apposé leurs signatures etleurs sceaux enfantins, je vous propose au nom de l’Agrégation duTribunal Réuni, qui a toujours les yeux ouverts pour votre bien,qui est toujours plein de zèle pour vos intérêts, je vous proposeque ce meeting déclare : qu’Étienne Blackpool, tisserand,désigné dans cette affiche, ayant déjà été solennellement renié parla communauté des ouvriers de Cokeville, elle n’a rien à voir dansla honte de ses méfaits, et n’est point responsable, comme classesociale, de ses actions malhonnêtes.

Ainsi parla Slackbridge, grinçant des dents etsuant comme un bœuf. Quelques voix sévères crièrent :« Non ! » et une quarantaine d’autres appuyèrentcette opposition par des cris de : « Écoutez !écoutez ! » Un ouvrier adressa même à l’orateur cetteadmonestation : « Slackbridge, vous allez troploin ! modérez-vous ! » Mais c’étaient quelquespygmées contre une armée de géants ; la masse de l’assembléesouscrivit à l’évangile selon saint Slackbridge, et poussa troisacclamations en son honneur, tandis qu’il se tenait debout devanteux, haletant et gesticulant.

Les ouvriers et les ouvrières qui composaientla réunion étaient à peine dans la rue, regagnant tranquillementleurs domiciles, lorsque Sissy, qu’on avait appelée quelquesminutes auparavant, retourna auprès de Louise.

« Qui est-ce ? demanda Louise.

– C’est M. Bounderby, répliquaSissy, prononçant ce nom avec timidité, avec votre frèreM. Tom, et une jeune femme qui dit qu’elle se nomme Rachel etque vous la connaissez.

– Qu’est-ce qu’ils veulent, chèreSissy ?

– Ils veulent vous voir. Rachel a lesyeux rouges et paraît en colère.

– Père, dit Louise (car M. Gradgrindétait là), je ne puis refuser de les voir, pour une raison quis’expliquera d’elle-même. Peut-on les faire entrerici ? »

M. Gradgrind n’y voyant aucuninconvénient, Sissy alla chercher les visiteurs. Elle revintpresque immédiatement avec eux. Tom entra le dernier, et se tintdans la partie la plus obscure de la chambre, auprès de laporte.

« Madame Bounderby, dit le mari, qui seprésenta avec un petit salut très-froid, j’espère que je ne vousdérange pas. L’heure est mal choisie, peut-être, mais voici unejeune femme qui articule des faits qui rendent ma visitenécessaire. Tom Gradgrind, comme votre fils, le jeune Tom,s’obstine, je ne sais pourquoi, à ne rien dire, je suis obligé d’enarriver à cette confrontation.

– Vous m’avez déjà vue une fois,madame, » dit Rachel se posant en face de Louise.

Tom toussa.

« Vous m’avez déjà vue une fois,madame, » répéta Rachel, voyant que Louise ne répondaitpas.

Tom toussa de nouveau.

« C’est vrai. »

Rachel regarda fièrement M. Bounderby, etreprit :

« Voulez-vous faire connaître, madame, oùvous m’avez vue, et quelles étaient les personnesprésentes ?

– Je suis allée à la maison où logeaitÉtienne Blackpool, la nuit qu’il a été renvoyé de la fabrique, etc’est là que je vous ai vue. Il y était aussi, avec une vieillefemme qui n’a pas parlé, que j’ai à peine entrevue, car elle setenait dans l’obscurité. Mon frère m’accompagnait.

– Eh bien ! vous ne pouviez pas nousdire ça plus tôt, jeune Tom ? demanda Bounderby.

– J’avais promis à ma sœur de n’en riendire… Louise se hâta de confirmer cette assertion… Et d’ailleurs,ajouta le roquet avec amertume, elle vous raconte ça si bien, avectant de détails… que ç’aurait été grand dommage de la priver de ceplaisir-là !

– Dites-nous, madame, s’il vous plaît,poursuivit Rachel, pourquoi, dans ce jour de malheur, vous êtesvenue chez Étienne Blackpool, la nuit en question.

– Je le plaignais, répliqua Louise enrougissant beaucoup, et je désirais savoir ce qu’il allait fairepour lui offrir mon assistance.

– Merci, madame ! ditM. Bounderby. Très-obligé, très-fiatté !

– Lui avez-vous offert, demanda Rachel,un billet de banque ?

– Oui ; mais il l’a refusé, et jen’ai pu lui faire accepter que cinquante francs en or. »

Rachel tourna de nouveau les yeux versM. Bounderby.

« Oh ! certainement ! ditBounderby. Si vous voulez me demander si le conte que vous m’avezfait, tout ridicule et tout invraisemblable qu’il m’a sembléd’abord, est vrai ou non, je suis bien obligé de reconnaître qu’ilse trouve confirmé de tous points.

– Madame, dit Rachel, Étienne Blackpoolest traité aujourd’hui de voleur dans des imprimés publiquementaffichés par toute cette ville, et ailleurs, peut-être ! On atenu ce soir un meeting où on a parlé de lui d’une façon aussidéshonorante. Étienne ! le garçon le plus honnête, le plusfranc, le meilleur qu’il y ait au monde ! »

L’indignation fit place à la douleur et elles’arrêta en sanglotant.

« J’en suis bien, bien fâchée, ditLouise.

– Oh ! madame, madame, répliquaRachel, je l’espère ; mais je n’en sais rien ! Je ne saispas ce que vous pouvez avoir fait ! Les gens comme vous nenous connaissent pas, ne se soucient pas de nous, ne se croient pasde la même espèce que nous. Je ne suis pas sûre du motif qui vous aamenée chez Étienne. Je ne puis pas dire que vous n’êtes pas venueavec quelque intention secrète à vous connue, sans vous inquiéterde la peine que vous pourriez causer à ce pauvre garçon. Je vous aidit alors : « Dieu vous bénisse d’êtrevenue ! » et je l’ai dit du fond du cœur ; vousparaissiez avoir tant de commisération pour ses peines ! mais,aujourd’hui, je ne sais pas, je ne sais pas ! »

En la voyant si fidèle à son estime pour lepauvre Étienne, et si profondément affligée, Louise n’eut pas lecourage de lui reprocher ses injustes soupçons.

« Et quand je pense, dit Rachel à traversses sanglots, que le pauvre garçon était si reconnaissant, en vouscroyant si bonne pour lui, quand je songe qu’il a porté la main àson visage fatigué, pour cacher les larmes que vous y aviez faitvenir… Oh ! oui, j’espère que vous en êtes fâchée, comme vousle dites, et que vous n’avez aucun motif caché de l’être ;mais je ne sais pas, je ne sais pas ! »

– Eh bien, voilà du propre ! aboyale roquet, s’agitant avec inquiétude dans son coin obscur, c’estdonc pour insulter les gens que vous venez ici ? Vousmériteriez qu’on vous flanquât à la porte, pour vousapprendre ; vous n’auriez que ce que vousméritez ! »

Elle ne répondit rien, et ses sanglotsétouffés furent le seul bruit qu’on entendit jusqu’au moment oùM. Bounderby prit la parole.

« Allons, dit-il, vous savez ce que vousavez promis. Vous ferez mieux de penser à ça, au lieu depleurer.

– Je suis honteuse, répondit Rachel,essuyant ses larmes, de m’être laissé voir dans un pareil état,mais c’est fini. Madame, quand j’ai lu ce qu’on a imprimé sur lecompte d’Étienne (un tas de mensonges qui ne sont pas plus vraisque si on les avait imprimés sur votre compte, à vous-même), jesuis allée tout droit à la banque, pour dire que je sais où estÉtienne, et pour donner la promesse certaine qu’il serait ici dansdeux jours. Je n’ai pas rencontré M. Bounderby, et votre frèrem’a renvoyée ; alors j’ai cherché à vous voir, mais, nepouvant y réussir, je suis retournée à mon ouvrage. Aussitôt que jesuis sortie de la fabrique ce soir, j’ai couru entendre ce qu’ondisait d’Étienne, car je sais bien, et je le dis avec orgueil,qu’il reviendra leur faire honte ! Je suis donc allée denouveau chez M. Bounderby, et cette fois je l’ai trouvé ;je lui ai dit tout ce que je savais ; il n’en a pas voulucroire un mot et c’est pour cela qu’il m’a amenée ici.

– Jusque-là tout est parfaitement exact,convint M. Bounderby, les mains dans les poches et le chapeausur la tête. Mais ce n’est pas d’hier que je vous connais vousautres, remarquez-le bien, et je sais que vous n’avez pas votrelangue dans votre poche ; mais il ne s’agit pas ici deparler ; pour le quart d’heure il faut agir. Vous avez promisde faire quelque chose : eh bien ! faites-le. Voilàtout.

– J’ai écrit à Étienne par la poste de cesoir, comme je lui avais écrit une fois déjà depuis son départ, ditRachel ; et il sera ici, au plus tard, dans deuxjours !

– Eh bien ! moi, je vais vous direune chose. Vous ignorez peut-être, riposta M. Bounderby, quevous-même, vous avez été surveillée de temps à autre, n’étant pasaffranchie de tout soupçon de complicité dans cette affaire,d’après le principe que qui se ressemble s’assemble. Onn’a pas non plus oublié la poste. J’ai donc à vous dire qu’il n’estpas vrai qu’il y ait eu une lettre mise dans la boîte à l’adressed’Étienne Blackpool. Faites-moi le plaisir alors de me dire où lesvôtres ont pu passer. À moins que vous ne vous trompiez, et queréellement vous ne lui ayez jamais écrit.

– Il n’y avait pas huit jours, madame,dit Rachel se tournant vers Louise, comme pour en appeler à elle,qu’il était parti, lorsque j’ai reçu la seule lettre qu’il m’aitécrite, me disant qu’il était obligé de chercher de l’ouvrage sousun autre nom.

– Ah ! par saint Georges !s’écria Bounderby en sifflant, il change de nom !Diable ! c’est bien désagréable pour un personnage aussiimmaculé. Les tribunaux, vous savez, trouvent toujours un peulouche qu’un innocent s’avise d’avoir plusieurs noms.

– Que vouliez-vous, madame, dit Rachelles larmes aux yeux, que vouliez-vous, au nom du ciel, que fît lepauvre garçon ? Les maîtres étaient contre lui d’un côté, lesouvriers de l’autre, bien qu’il ne demandât qu’à travailler en paixet à vivre honnêtement. Un ouvrier ne peut donc pas avoir une âme àlui, une volonté à lui ? Il faut donc qu’il agisse mal enversles uns, ou qu’il agisse mal envers les autres, s’il ne veut pasêtre traqué comme un lièvre ?

– Certainement, certainement, je leplains de tout mon cœur, répondit Louise, et j’espère qu’il sejustifiera.

– Pour ça, n’ayez pas peur, madame. Vouspouvez en être sûre.

– Nous pouvons en être d’autant plussûrs, je suppose, dit M. Bounderby, que vous refusez de nousdire où il est ? n’est-ce pas ?

– Je ne ferai rien qui puisse le ramenerici avec le reproche immérité d’y être revenu malgré lui. Ilreviendra librement, de son propre gré, pour se justifier et fairehonte à tous ceux qui ont voulu porter atteinte à sa bonneréputation, lorsqu’il n’était pas là pour se défendre. Je lui aidit ce qu’on a fait contre lui, continua Rachel, ferme comme un roccontre les insinuations de M. Bounderby, et il sera ici, auplus tard, dans deux jours.

– Malgré quoi, ajouta M. Bounderby,si on peut mettre la main sur lui plus tôt, on lui fournira tout desuite l’occasion de se disculper. Pour ce qui est de vous, je n’airien à dire contre vous ; ce que vous êtes venue me raconterse trouve être vrai ; je vous ai donné les moyens de leprouver, voilà tout. Je vous souhaite le bonsoir ! Il faut quej’aille examiner cette affaire un peu plus à fond. »

Tom sortit de son coin, lorsqueM. Bounderby se mit en mouvement, le suivit, se tint à sescôtés et s’éloigna avec lui. La seule phrase de politesse qu’ilprononça avant de sortir fut un maussade : « Bonsoir,père ! » Après ce discours laconique et un regardhargneux à l’adresse de sa sœur, il quitta la maison.

Depuis que son ancre de salut était de retourdans sa maison, M. Gradgrind n’avait pas beaucoup parlé. Il nerompit pas encore le silence, lorsque Louise ditdoucement :

« Rachel, lorsque vous me connaîtrezmieux, vous ne vous méfierez pas de moi.

– Il n’est pas dans ma nature, réponditRachel d’un ton plus amical, de me méfier de qui que ce soit ;mais, lorsqu’on se méfie tant de moi… de nous tous… je ne peux paschasser ces idées-là. Je vous demande pardon de vous avoir blessée.Je ne pense plus ce que je disais tout à l’heure. Et pourtant çapeut me revenir, en voyant l’injustice avec laquelle on traite lepauvre Étienne.

– Lui avez-vous dit dans votre lettre,demanda Sissy, qu’on le soupçonne, à ce qu’il semble, parce qu’onl’a vu rôder le soir autour de la banque ? c’est unrenseignement qui peut lui servir à préparer les explications qu’ilaura à donner à son retour ; comme cela, il ne sera pas prisau dépourvu.

– Oui, ma chère dame, répondit Rachel,quoique je ne puisse pas deviner ce qui a pu lui faire faire ça. Iln’allait jamais par là. Ce n’était pas son chemin, bien aucontraire. Son chemin est le même que le mien et ne mène pas dutout par là. »

Sissy s’était déjà rapprochée de Rachel, luidemandant où elle demeurait et si elle ne pourrait pas aller chezelle le lendemain pour savoir des nouvelles d’Étienne.

« Je doute, dit Rachel, qu’il puisse êtreici avant deux jours.

– Alors, j’y retournerai encoreaprès-demain soir, » dit Sissy.

Lorsque Rachel se fut éloignée après avoirconsenti à cette visite, M. Gradgrind leva la tête et dit à safille :

« Louise, ma chère, je n’ai jamais vu cethomme, que je sache. Croyez-vous qu’il soit vraiment compromis danscette affaire ?

– Je crois que j’avais fini par lecroire, père, quoique avec bien de la peine, mais à présent je nele crois plus.

– C’est-à-dire que vous avez fait toutvotre possible pour le croire coupable, en voyant les soupçonsqu’on faisait peser sur lui. Qu’est-ce que vous dites de sa tenueet de ses manières ? A-t-il l’air honnête ?

– Très-honnête.

– Et cette Rachel, dont rien ne peutébranler la confiance ! Je me demande, dit M. Gradgrindsoucieux, si le vrai coupable ne connaît pas ces accusations. Oùest-il ? Qui peut-il être ? »

Les cheveux de M. Gradgrind avaientcommencé depuis peu à changer de couleur. Comme il appuyait denouveau sur sa main sa tête grisonnante et sa figure vieillie,Louise, le visage plein d’effroi et de pitié, s’empressa d’allers’asseoir à son côté. À ce moment, ses yeux rencontrèrent parhasard ceux de Sissy. Sissy rougit et tressaillit, et Louise portaun doigt à ses lèvres.

La nuit suivante, lorsque Sissy rentra dire àLouise qu’Étienne n’était pas de retour, elle le lui dit à voixbasse. La nuit d’après, lorsqu’elle revint avec la même nouvelle,elle parla avec la même intonation mystérieuse et effrayée. Àpartir de ce regard qu’elles avaient échangé, elles ne prononcèrentplus le nom du tisserand, et n’y firent pas même allusion, du moinsà haute voix ; elles semblaient plutôt chercher à changer deconversation, lorsque M. Gradgrind parlait du vol.

Les deux jours stipulés s’écoulèrent ;trois jours et trois nuits s’écoulèrent sans qu’Étienne se montrât,sans qu’on entendît parler de lui. Le quatrième jour, Rachel, dontla confiance n’était pas ébranlée, mais qui pensait que sa lettreavait été égarée, se rendit à la banque pour montrer les quelqueslignes qu’elle avait reçues d’Étienne ; l’ouvrier y donnaitson adresse, dans une des nombreuses colonies ouvrières quis’écartaient de la grande route, à la distance d’une vingtaine delieues environ. On expédia des messagers à l’endroit indiqué, ettoute la ville s’attendait à voir ramener Étienne le lendemain.

Pendant ce temps-là, le roquet ne quittait pasplus M. Bounderby que son ombre, l’accompagnant dans toutesses démarches. Il était fort agité, horriblement fiévreux, semordait les ongles jusqu’au vif, parlait d’un ton saccadé ; ilavait une sorte de râle dans la voix et ses lèvres étaient noirciescomme si elles avaient passé au feu. À l’heure où l’on attendait levoleur supposé, le roquet se trouva au débarcadère, offrant deparier que l’ouvrier avait disparu avant l’arrivée des messagersenvoyés à sa recherche, et qu’on n’allait pas le voir.

Le roquet avait raison. Les agents revinrentseuls. La lettre de Rachel était partie, la lettre de Rachel avaitété réclamée là-bas au bureau, Étienne Blackpool avait décampé surl’heure ; personne n’en savait davantage. Il n’y avait plusqu’un doute dans l’esprit des Cokebourgeois ; on se demandaitsi Rachel avait réellement écrit à Étienne pour le faire revenir,ou si ce n’était pas plutôt pour l’avertir de prendre la fuite. Surce point, les opinions étaient partagées.

Six jours, sept jours se passèrent ; uneautre semaine va son train. Le misérable roquet recommençe àmontrer un triste courage et à braver les gens.

« Ah ! l’individu soupçonné n’étaitpeut-être pas le vrai voleur ? Jolie question, ma foi !En ce cas, où était-il donc, et pourquoi ne revenait-ilpas ? »

Où était-il ? Pourquoi ne revenait-ilpas ? Au milieu de la sombre nuit, les échos de ses propresparoles, qui durant la journée s’étaient envolées Dieu sait où,revinrent, à défaut d’Étienne, résonner aux oreilles de Tomjusqu’au lendemain matin.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer