Les Temps difficiles

Chapitre 23Poudre à canon.

 

M. James Harthouse voulant toujoursessayer ce qu’il pourrait faire pour son parti d’adoption, commençaà compter les votes qui lui semblaient acquis. Grâce à quelquesnouvelles lectures instructives qu’il voulut bien faire, àl’intention de ses amis politiques, grâce à un peu plus denonchalance élégante et distinguée à l’adresse de la société engénéral, grâce aussi à une certaine franchise dont il savait faireparade dans l’improbité même ; et c’est là, comme on sait, lefin du jeu, le plus efficace et le plus admiré des péchés mortelsdu monde poli ; il ne tarda point à passer pour un homme d’unehaute espérance. C’était un grand avantage pour lui que d’êtreindifférent à tout, car cela lui permettait de s’unir aux genspratiques et positifs d’aussi bonne grâce que s’il fût un desleurs, et de traiter tous les autres partis comme un tas de vilshypocrites.

« Oui, ma chère madame Bounderby, deshypocrites dans lesquels nous n’avons pas foi et qui n’ont pas foien eux-mêmes. La seule différence entre nous et les professeurs devertu ou de charité ou de philanthropie… le nom n’y fait rien…c’est que nous savons que tout cela ne signifie pas grand’chose, etque nous le disons ; tandis qu’ils le savent tout aussi bienque nous, mais ils se gardent bien de le dire. »

Pourquoi Louise se serait-elle offensée oumême inquiétée d’entendre une pareille déclaration deprincipes ? Étaient-ils si peu d’accord avec ceux de son pèreou avec son éducation première qu’elle dût s’en effrayer ? Yavait-il une si grande différence entre les deux écoles qui, l’uneet l’autre, l’enchaînaient aux réalités matérielles et luidéfendaient d’avoir foi dans autre chose ? Thomas Gradgrindavait-il développé dans son âme, lorsqu’elle était pure et naïve,quelque chose que James Harthouse pût au moins avoir quelque peineà réformer ?

Elle était même d’autant plus à plaindre, danscette circonstance, qu’il y avait dans son esprit (ce sentiment yexistait avant que son père éminemment pratique eût commencé àformer sa jeune intelligence) un besoin instinctif de croire à unehumanité moins mesquine et plus noble que celle qu’on lui avaittoujours montrée ; c’était dans son cœur une lutte constantemêlée de doutes et de colères : ses doutes venaient de ce que,dès sa jeunesse, l’on avait étouffé dans son âme toute aspirationgénéreuse ; ses colères renaissaient, quand elle songeait aumal qu’on lui avait fait, si c’était en effet la vérité dont soncœur entendait la voix dans ce murmure confus. Sur une nature silongtemps habituée à s’anéantir elle-même, si déchirée, si divisée,la philosophie de Harthouse venait agir à la fois comme unsoulagement et une justification. Si tout était vide et sansvaleur, elle n’avait rien perdu, rien sacrifié. Qu’importe !avait-elle dit à son père lorsqu’il lui avait proposé un mari.Qu’importe ! disait-elle encore. Avec une confiancedédaigneuse, elle se demandait : « Qu’importetout ! » et elle poursuivait son chemin.

Vers quel but ? Elle s’avançait pourtantpas à pas, elle descendait toujours vers un but fatal, mais d’unprogrès si lent et si imperceptible, qu’elle croyait resterstationnaire. Quant à M. Harthouse, il ne songeait pas à sedemander où il allait, et il s’en souciait peu. Il n’avait en vueaucun dessein, aucun plan bien arrêté : il n’avait pas le viceassez énergique pour compromettre sa quiétude insouciante. Pour lemoment, c’était un amusement et une distraction comme il en fallaità un beau monsieur comme lui, quelque chose de plus, peut-être,qu’il ne convenait à sa réputation de bel indifférent. Peu de tempsaprès son arrivée il écrivit, d’un ton plein de langueur, à sonfrère, l’honorable et facétieux membre de parlement, que lesBounderby étaient « très-amusants ; » que de plus,Bounderby femelle, loin d’avoir sur les épaules la tête de Médusequ’il s’attendait à y voir, était jeune et extrêmement jolie. Aprèscela, il n’en parla plus et passa chez eux tous ses moments deloisir. Il allait fréquemment chez eux pendant le cours de sesapparitions et de ses tournées électorales dans le district deCokeville. M. Bounderby encourageait ses visites. Rien nes’accordait mieux avec les goûts vantards de M. Bounderby quede pouvoir dire à tout son monde que, pour sa part, il se moquaitdes gens de bonne famille, mais que si sa femme, la fille de TomGradgrind, aimait cette société-là, grand bien lui fasse.

M. James Harthouse commença à penser quece serait une sensation nouvelle pour lui s’il pouvait opérer à sonprofit, sur le visage de la belle, le changement agréable qu’il yavait déjà vu apparaître une fois en faveur du roquet.

Il était assez bon observateur ; il avaitune mémoire excellente et il n’oubliait pas un mot des révélationsdu frère. Il les combinait avec ce qu’il voyait de la sœur, etcommença bientôt à la comprendre. Il est vrai que ce qu’il y avaitde meilleur, de plus intime dans le caractère de la jeune femme,n’était pas à la portée de l’intelligence de M. Harthouse, caril en est de la nature humaine comme de l’océan, elle a des abîmesque tout le monde ne peut pas sonder ; mais il ne tarda pas àlire à la surface assez couramment.

M. Bounderby avait pris possession d’unemaison et d’un parc situés à environ quinze milles de la ville,mais à un mille ou deux d’un chemin de fer qui s’élançait, sur denombreux viaducs, à travers un pays sauvage, miné par des puits decharbonnières abandonnées et parsemé la nuit de feux et de formesde locomotives stationnaires à l’entrée des puits d’exploitation.Le paysage devenait moins âpre à mesure qu’il se rapprochait de laretraite de M. Bounderby, où il s’adoucissait pour setransformer en un site rustique, doré par la bruyère et blanchi parl’aubépine au printemps de l’année, et ombragé tout l’été par lesfeuilles des arbres tremblant au souffle du vent. La banqueBounderby avait fait saisir cette propriété en vertu d’unehypothèque sous laquelle avait succombé un des potentats deCokeville, trop pressé de faire fortune, et qui ne s’était trompédans ses calculs que de deux millions et demi. Ces accidentsarrivaient quelquefois aux familles les plus respectables deCokeville, mais on sait qu’une banqueroute n’a aucun rapport avecles classes imprévoyantes signalées par les économistes.

Ce fut avec une extrême satisfaction queM. Bounderby s’installa dans ce bon petit domaine, et se mit,toujours par suite de son humilité vaniteuse, à planter des chouxdans les parterres. Il se plaisait à vivre comme dans une caserneau milieu de ces meubles élégants, et il poursuivait les tableauxmêmes de ses fanfaronnades habituelles.

« Savez-vous, monsieur, disait-il, qu’onm’assure que Nickits (le propriétaire évincé) a payé cette marinesept cents livres[7]. Or, à vousparler franchement, du diable si dans le cours de ma vie j’y jetteles yeux sept fois ; c’est à cent livres le coup d’œil !Non, par saint Georges ! Je n’oublie pas que je suis JosuéBounderby de Cokeville. Pendant bien, bien des années, je n’ai paspossédé d’autres peintures (il aurait donc fallu que je les eussevolées) que le portrait d’un homme qui se faisait la barbe dans unebotte en guise de miroir ; c’était une image collée sur lespots à cirage dont j’étais enchanté de me servir pour cirer lesbottes qu’on voulait bien me confier. Lorsque les pots étaientvides, je les revendais un liard pièce, et j’étais joliment heureuxd’empocher l’argent ! »

Puis il s’adressait à M. Harthouse etreprenait sur le même ton :

« Harthouse, vous avez une couple dechevaux ici. Faites-en venir encore une demi-douzaine, si vousvoulez, et nous trouverons à les loger. Il y a des écuries pourdouze chevaux, et, si on ne calomnie pas Nickits, ses écuriesétaient au grand complet. Une douzaine de chevaux, monsieur, enchiffres ronds. Quand cet homme était petit garçon, il a fait sonéducation à Westminster. Il a été élevé là, au collège deWestminster, avec une bourse royale, tandis que ma principalenourriture, à moi, se composait d’épluchures, et que je n’avais pasd’autre lit que les paniers des revendeuses du marché. Quand mêmej’aurais la fantaisie de garder une douzaine de chevaux (et je n’enai nulle envie, j’ai bien assez d’un cheval) je ne pourrais pasavoir le cœur de les voir si bien logés dans leurs stalles, enpensant aux endroits où je logeais moi-même autrefois. Je nepourrais pas les y voir, monsieur, sans donner l’ordre de les enfaire sortir à l’instant. Voilà pourtant comme tout change !Vous voyez cette propriété, vous la connaissez, vous savez qu’iln’y a pas dans son genre une propriété plus complète en Angleterreni ailleurs, je vous défie de m’en trouver une n’importe où ;et qui y trouvez-vous installé, comme un ver au beau milieu d’unenoix ? Moi, monsieur, moi Josué Bounderby, tandis que Nickits,(je le sais de quelqu’un qui est venu hier me le dire à mon bureau)Nickits, qui récitait des rôles en latin dans les pièces qu’on jouetous les ans au collège de Westminster, et que les magistrats et lanoblesse de ce pays applaudissaient à tout rompre, pleurnichemaintenant, oui, monsieur, pleurniche ! perché à un cinquièmeétage dans une sombre petite rue de traverse d’Anvers. »

Ce fut sous les ombres feuillues de cetteretraite, pendant les longues et chaudes journées de l’été, queM. Harthouse commença ses expériences sur le visage quil’avait tant étonné, lorsqu’il l’avait vu pour la première fois, etse mit à essayer de le faire changer en sa faveur.

« Madame Bounderby, je regarde commetrès-heureux le hasard qui fait que je vous rencontre seule ici. Ily a déjà quelque temps que je désirais vivement vousentretenir. »

Ce n’était pourtant pas un hasard bienmerveilleux de la rencontrer à l’heure précise où elle se trouvaittoujours seule dans cet endroit, but favori de ses promenades.C’était une clairière au milieu d’un bois sombre, où gisaientquelques arbres abattus et où elle avait habitude de s’asseoir,pour regarder les feuilles tombées sous le souffle de l’automnedernier, comme autrefois elle regardait les cendres rouges quitombaient du foyer de la maison paternelle.

Il s’assit à côté d’elle en lui lançant uncoup d’œil.

« Votre frère… mon jeune amiTom… »

Le visage de Louise s’anima, et elle se tournavers lui avec une expression d’intérêt.

« De ma vie, pensa-t-il, je n’ai rien vude plus remarquable, de plus charmant que l’éclair qui vient tout àcoup d’illuminer ces jolis traits. »

La physionomie de M. Harthouse trahit sapensée, trahison calculée peut-être, car il se peut bien qu’elle nefît qu’obéir aux secrètes instructions de son maître.

« Je vous demande pardon. L’expression devotre intérêt fraternel est si charmante… Tom devrait en être sifier… Je sais que cela est inexcusable, mais je ne puis pasm’empêcher de laisser percer mon admiration.

– Vous êtes si spontané, dit-elle aveccalme.

– Non, madame Bounderby, ne me dites pascela ; vous savez que je ne dissimule pas avec vous. Voussavez que je me donne pour un vilain échantillon de la naturehumaine, prêt à me vendre dès qu’on m’offrira une sommeraisonnable, et complètement incapable de renouveler aucun desprocédés en usage chez les bergers de l’Arcadie.

– J’attends, répliqua-t-elle, lacommunication que vous alliez me faire à propos de mon frère.

– Vous vous montrez sévère pour moi, etje le mérite. Je me reconnais pour le plus grand vaurien du monde,mais je ne suis pas menteur,… vous m’accorderez bien cela.Seulement vous m’avez causé un moment de surprise qui m’a écarté demon sujet ; je reviens à votre frère. Je m’intéresse àlui.

– Vous vous intéressez donc à quelquechose, monsieur Harthouse ? demanda-t-elle moitié incrédule etmoitié reconnaissante.

– Si vous m’eussiez demandé cela lapremière fois que je suis venu ici, j’aurais dit non. Aujourd’hui,même au risque d’être accusé de ne pas dire la vérité et d’éveillerchez vous une incrédulité fort naturelle, je dois répondreoui. »

Elle fit un léger mouvement comme si ellevoulait parler, sans réussir à retrouver la parole ; enfinelle lui répondit :

« Monsieur Harthouse, je veux bien croireque vous vous intéressez à mon frère.

– Merci ! vous me rendez justice, jepuis me flatter qu’en cela du moins je mérite les remercîments quevous voulez bien m’adresser. Vous avez tant fait pour Tom… Vousl’aimez tant… Votre existence entière, madame Bounderby, prouve unesi admirable abnégation en faveur de votre frère… pardonnez-moiencore… je m’écarte de mon sujet. Enfin, ce qu’il y a de sûr, c’estque je m’intéresse à Tom… pour lui-même. »

Elle avait fait un geste presqueimperceptible, comme pour se lever vivement et s’en aller, avantqu’il eût terminé sa phrase. C’est alors qu’il avait donné un autretour à ses explications, et elle ne bougea pas.

« Madame Bounderby, reprit-il d’un tonléger qui semblait pourtant lui coûter un effort et qui étaitencore plus expressif que le ton plus sérieux qu’il venait dequitter ; ce n’est pas un crime impardonnable chez un jeunehomme de l’âge de votre frère d’être étourdi, léger, porté à ladépense, un peu dissipé enfin, comme on dit. L’est-il ?

– Oui.

– Souffrez que je vous parle franchement.Pensez-vous qu’il joue ?

– Je crois qu’il fait desparis. »

M. Harthouse ayant attendu comme pour luipermettre d’achever sa réponse, elle ajouta :

« J’en suis sûre.

– Et il perd, naturellement ?

– Oui.

– Quand on parie, on est toujours sûr deperdre. Oserais-je insinuer qu’il est probable que vous lui avezquelquefois fourni de l’argent pour couvrir cesparis ? »

Louise était restée assise, les yeuxbaissés ; mais, à cette question, elle regarda Harthouse commesi elle voulait se rendre compte de cette question et qu’elle enfût blessée.

« Croyez bien qu’il ne s’agit pas icid’une impertinente curiosité, ma chère madame Bounderby. Je crainsque Tom ne soit en train de se créer petit à petit des embarras, etje veux lui tendre une main secourable du fond de ma tristeexpérience. Faut-il vous répéter que c’est seulement pourlui-même ? Est-ce nécessaire ? »

Elle parut vouloir répondre, mais cette foisencore elle garda le silence.

« Pour vous avouer franchement tout cequi m’est venu à la pensée, continua James Harthouse reprenant denouveau son ton léger, toujours avec un embarras simulé, je vousdirai en confidence que je ne sais pas s’il n’a pas à se plaindrede son éducation. Je doute, pardonnez-moi ma sincérité, je doutequ’il ait jamais dû exister beaucoup de confiance entre lui et sondigne père.

– Cela ne me paraît pas probable, ditLouise rougissant au souvenir que cette remarque réveillait enelle-même.

– Ou entre lui et… (vous interpréterezfavorablement ma pensée, j’en suis sûre) et son très-estimablebeau-frère ? »

Elle rougit de plus en plus et ses jouesétaient brûlantes, lorsqu’elle répondit d’une voix plusfaible :

« Cela ne me paraît pas probable nonplus.

– Madame Bounderby, dit Harthouse aprèsune courte pause, ne serait-ce pas le cas de permettre une plusgrande confiance entre vous et moi ? Tom vous a emprunté dessommes considérables ?

– Vous comprendrez, monsieur Harthouse,répliqua-t-elle après avoir un peu hésité : tout indécise ettoute troublée qu’elle était depuis le commencement de l’entretien,elle n’avait pas perdu l’empire qu’elle exerçait surelle-même ; vous comprendrez que si je réponds aux questionsdont vous me pressez, ce n’est pas pour me plaindre ni pourexprimer un regret. Toute plainte serait inutile ; ce que j’aifait, je ne le regrette pas le moins du monde.

– Et de plus une femme de cœur !pensa James Harthouse.

– Lorsque je fus mariée, je découvris quemon frère était déjà très-endetté ; très-endetté pour un jeunehomme dans sa position, veux-je dire ; assez enfin pourm’obliger à vendre quelques bijoux. Ce n’était pas un sacrifice. Jeles ai vendus très-volontiers. Ils n’avaient aucune valeur à mesyeux. »

Soit qu’elle lût dans le regard de Harthousequ’il devinait, soit que sa conscience lui fît craindre qu’il nedevinât qu’elle parlait de quelques cadeaux de son mari, elles’arrêta et rougit encore. S’il ne l’avait pas deviné tout d’abord,cette soudaine rougeur eût tout révélé à un homme moins retors quecelui-là.

« Depuis, j’ai donné à mon frère, àdiverses époques, tout l’argent dont j’ai pu disposer. Me confiantà vous sur la foi de l’intérêt que vous professez pour lui, je nevous ferai pas de demi-confidence. Depuis que vous avez l’habitudede venir ici, il a eu besoin de deux à trois mille francs à lafois. Je n’ai pas pu lui donner une si forte somme. J’ai eunaturellement des inquiétudes sur les suites que pourraient amenerces embarras d’argent ; mais j’ai gardé le secret jusqu’à cejour, où je le livre à votre honneur. Je n’ai confié mesinquiétudes à personne, parce que… Mais vous m’avez déjàdevinée. »

Elle s’arrêta brusquement.

En homme prompt à profiter de ses avantages,il vit et saisit cette occasion de présenter à Louise sa propreimage, légèrement déguisée sous le portrait de son frère.

« Madame Bounderby, quoique je ne vaillepas grand’chose et que je ne sois qu’un homme de plaisir, ce quevous venez de me dire m’intéresse vivement. Je ne puis me montrersévère envers Tom. Je comprends et je partage la sage indulgenceavec laquelle vous envisagez ses erreurs. Sans vouloir le moins dumonde manquer de respect soit à M. Gradgrind, soit àM. Bounderby, je crois reconnaître que l’éducation de Tom n’apas été heureuse. Élevé de façon à ne pouvoir lutteravantageusement avec ce monde où il doit jouer un rôle, le premierusage qu’il fait de sa liberté c’est de se jeter dans des excès,provoqués par un excès contraire, par un excès de contrainte qu’onlui a longtemps imposé, dans les meilleures intentions du monde,cela est sûr. Mais la noble rudesse et l’indépendance toutebritannique de M. Bounderby, malgré leur charmanteoriginalité, ne provoquent pas, nous sommes d’accord là-dessus… neprovoquent pas la confiance. Si j’osais ajouter qu’il manque tantsoit peu de cette délicatesse à laquelle un jeune cœur méconnu, uncaractère mal compris et des talents mal dirigés seraient tentés dedemander des consolations et des conseils, je vous auraiscomplètement expliqué ma manière de voir. »

Pendant qu’elle regardait droit devant elle,par-dessus les clartés changeantes qui dansaient sur l’herbe, dansl’obscurité de la forêt plus éloignée, Harthouse lut sur son visagequ’elle s’appliquait à elle-même les paroles qu’il venait en effetd’envoyer à son adresse.

« C’est donc le cas, continua-t-il, demontrer la plus grande indulgence. Cependant Tom a un défaut que jene saurais pardonner et que je lui reprochetrès-sérieusement. »

Louise le regarda en face et lui demanda quelétait ce défaut.

« Peut-être, répondit-il,devrais-je m’en tenir là. Peut-être, en somme, eût-il mieux valu nepas laisser échapper cette allusion.

– Vous m’effrayez, monsieur Harthouse.Dites-moi ce que c’est.

– Afin de ne pas vous causer de vainesalarmes, et puisque cette confiance au sujet de votre frère, àlaquelle j’attache plus de prix qu’à quoi que ce soit au monde,s’est établie heureusement entre nous, j’obéis. Je ne puispardonner à Tom de ne pas se montrer plus sensible, dans chaqueparole, chaque regard, chaque action, à la tendresse de sameilleure amie, au dévouement de sa meilleure amie, à sondésintéressement, aux sacrifices qu’elle s’est imposés pour lui. Lareconnaissance qu’il lui témoigne, à ce que j’en puis juger, estbien légère. Ce qu’elle a fait pour lui mériterait un amour, unegratitude de tous les instants, et non de la mauvaise humeur et desboutades. Tout insouciant que je parais, je ne suis pas assezindifférent, madame Bounderby, pour ne pas remarquer ce défaut devotre frère, ou pour être disposé à le regarder comme un péchévéniel. »

La forêt flotta devant elle, car ses yeuxétaient inondés de larmes. Elles sortaient d’une source profonde,longtemps cachée, et son cœur était plein d’une douleur aiguë queles pleurs ne soulagèrent pas.

« En un mot, madame Bounderby, c’est àcorriger votre frère de ce défaut que doivent tendre tous mesefforts. Ma connaissance plus complète de ses affaires, et mes avissur les moyens de sortir d’embarras, avis compétents, je l’espère,venant d’un mauvais garnement qui a fait lui-même des folies surune bien plus grande échelle, me donneront une certaine influencesur lui, et j’en profiterai pour arriver au but que je me suisproposé. J’en ai dit assez et peut-être trop. J’ai l’air de vouloirme poser en bon enfant, tandis que, ma parole d’honneur, je n’en aipas la moindre intention, je vous le déclare franchement. Là-bas,parmi les arbres, ajouta-t-il après avoir levé les yeux et regardéautour de lui, j’aperçois votre frère lui-même ; il vient sansdoute d’arriver. Comme il paraît diriger ses pas de ce côté, jecrois que nous ferons bien d’aller à sa rencontre. Il esttrès-silencieux et très-morose depuis quelques jours. Peut-être saconscience fraternelle lui adresse-t-elle des reproches. Sitoutefois il y a une conscience ; car, ma parole d’honneur,j’en entends parler trop souvent pour y croire. »

Il aida Louise à se lever, elle lui prit lebras, et ils allèrent tous les deux à la rencontre du roquet. Toms’avançait d’un pas indolent, frappant les branches d’un airdésœuvré ; ou bien il se baissait pour arracher obstinémentavec sa canne la mousse qui revêtait le tronc des arbres. Iltressaillit lorsqu’ils arrivèrent auprès de lui, au moment où il selivrait à ce dernier passe-temps, et il changea de couleur.

« Tiens ! murmura-t-il, je ne voussavais pas ici.

– Quel nom, Tom, dit M. Harthouse,posant sa main sur l’épaule du roquet et l’obligeant à fairevolte-face, de façon qu’ils se dirigèrent tous les trois vers lamaison, quel nom étiez-vous donc en train de graver sur lesarbres ?

– Quel nom ? répondit Tom… Oh !vous voulez dire quel nom de femme.

– On vous soupçonne fortement d’avoirinscrit sur l’écorce des chênes le nom de quelque ravissantebeauté, Tom.

– Je ne donne pas là dedans, monsieurHarthouse, à moins que quelque ravissante beauté, ayant la libredisposition d’une fortune un peu ronde, ne veuille bien s’éprendrede moi. Elle pourrait même être aussi laide que riche, sanscraindre de perdre ma conquête. Je graverais son nom autant de foisqu’elle voudrait sur l’écorce des chênes.

– Diable ! Tom, vous avez là dessentiments bien mercenaires.

– Mercenaires, répéta Tom. Qui est-ce quin’est pas mercenaire ? Demandez à ma sœur !

– As-tu donc découvert que ce fût un demes défauts, Tom ? dit Louise, sans se plaindre autrement dumécontentement ou de la mauvaise humeur de son frère.

– Personne ne sait mieux que toi, sic’est ou non à ton adresse : je m’en rapporte à toi là-dessus,répliqua Tom d’un ton maussade.

– Tom est misanthrope aujourd’hui ;cela arrive de temps en temps à tous les gens qui s’ennuient, dit MHarthouse. Ne croyez pas ce qu’il vous dit là, madame Bounderby. Iln’en pense pas un mot ; et pour vous faire connaître sessentiments, je vais vous dévoiler quelques-unes de ses opinions survotre compte, exprimées à moi-même en particulier, s’il ne fait pasà l’instant amende honorable.

– Dans tous les cas, monsieur Harthouse,dit Tom s’adoucissant un peu, grâce à l’admiration que luiinspirait son patron, mais hochant la tête d’un air de mauvaisehumeur, vous ne pourrez pas lui dire que je l’aie jamais louée des’être montrée mercenaire. J’ai pu la louer du contraire, et je leferais encore, si j’en avais d’aussi bonnes raisons. Mais en voilàassez là-dessus ; cela ne peut pas vous intéresser, et pourmoi, j’en ai par-dessus la tête. »

Ils s’avancèrent vers la maison, où Louiseabandonna le bras de son visiteur pour rentrer chez elle. Harthousela suivait des yeux, tandis qu’elle montait les marches etdisparaissait sous l’ombre de la porte ; puis il posa encorela main sur l’épaule du frère et l’engagea, avec un signe de têteconfidentiel, à faire un tour dans le jardin.

« Tom, mon ami, j’ai un mot à vousdire. »

Ils s’étaient arrêtés au milieu d’un buissonde roses assez mal soigné. L’humilité de M. Bounderby ne sepiquait pas de tenir les roses de Nickits sur le même pied quel’ancien propriétaire, et Tom s’assit sur le parapet d’uneterrasse, en arrachant les boutons de rose et les déchirant enmorceaux ; tandis que son démon familier le dominait, un piedsur le parapet et le corps appuyé avec grâce sur le bras quesoutenait son genou relevé. On pouvait les apercevoir de la croiséede Mme Bounderby. Peut-être Louise lesvoyait-elle.

« Tom, qu’est-ce que vous avez ?

– Ah ! monsieur Harthouse, dit Tomavec un gémissement, je suis excédé, je m’ennuie à périr.

– Ma foi ! mon ami, et moiaussi.

– Vous ! répliqua Tom, vous qui êtesun modèle d’insouciance ! Monsieur Harthouse, je suis dans unhorrible gâchis. Vous n’avez pas d’idée de l’embarras où je me suisfourré… Quand je pense qu’il ne tenait qu’à ma sœur de m’en tirer,si elle avait voulu ! »

Il se mit à mordre les boutons de roses et àles arracher entre ses dents d’une main qui tremblait comme celled’un vieillard paralytique. Après avoir un moment fixé sur lui unregard observateur, son compagnon reprit son air non-chalant.

« Tom, vous n’êtes pas raisonnable :vous êtes aussi trop exigeant avec votre sœur. Vous avez déjà reçude l’argent d’elle, mauvais garnement, vous le savez bien.

– Oui, monsieur Harthouse, j’en conviens.Où voulez-vous que j’en prenne ailleurs ? Voilà le vieuxBounderby qui est toujours à se vanter qu’à mon âge il vivait avecquatre sous par mois, ou quelque chose comme ça. Voilà mon père quia tracé ce qu’il appelle une ligne de conduite et qui m’y attachepieds et poings liés depuis que j’ai été sevré. Voilà ma mère quin’a rien à elle, si ce n’est ses infirmités. Où diable voulez-vousalors qu’un individu trouve de l’argent, et à qui voulez-vous quej’en demande, si ce n’est à ma sœur ? »

Il pleurait presque et éparpillait les rosespar douzaines. M. Harthouse le prit par l’habit d’un airconciliateur.

« Mais, mon cher Tom, si votre sœur n’apas l’argent ?…

– Si elle ne l’a pas, monsieurHarthouse ? Je ne prétends pas qu’elle l’ait. Il se peut quej’aie eu besoin de plus d’argent qu’elle ne devait en avoir. Maisdans ce cas, elle aurait dû se le procurer. Elle aurait très-bienpu se le procurer. Ce n’est pas la peine de rien vous cacher, aprèstout ce que je vous ai déjà dit ; vous savez qu’elle n’aépousé le vieux Bounderby, ni par amour-propre, ni par amour pourlui, mais par amour pour moi. Alors pourquoi n’obtient-elle pas delui ce dont j’ai besoin, par amour pour moi ? Rien ne l’obligeà dire ce qu’elle veut faire de son argent ; elle a assezd’esprit ; elle pourrait se faire donner l’argent en lecajolant, le vieux Bounderby, si elle voulait. Pourquoi donc alorsne le veut-elle pas, lorsqu’elle sait combien cela m’importe ?Mais, non. Elle reste là devant lui comme une pierre, au lieu defaire l’aimable pour obtenir aisément de lui ce qu’il me faut. Jene sais pas comment vous appelez ça, mais moi,je dis quec’est là une conduite dénaturée ! »

Il y avait immédiatement au-dessous duparapet, de l’autre côté, une pièce d’eau dans laquelleM. James Harthouse eut la plus grande envie de flanquerM. Thomas Gradgrind fils, de la même façon que lesmanufacturiers de Cokeville menaçaient, dès qu’on les contrariait,de flanquer tous leurs biens dans l’océan Atlantique. Mais il nequitta pas son attitude gracieuse, et la balustrade de pierre nevit rien tomber de l’autre côté que les boutons de rose accumuléspar Tom, et qui maintenant surnageaient dans la pièce d’eau, où ilsformaient une île flottante.

« Mon cher Tom, dit Harthouse,voulez-vous me permettre d’être votre banquier ?

– Au nom du ciel, répliqua vivement Tom,ne me parlez pas de banquiers ! »

Et il semblait très-pâle à côté roses,très-pâle.

M. Harthouse, en homme parfaitement bienélevé, habitué à la meilleure société, ne pouvait se permettre demontrer de l’étonnement, pas plus que de montrer du sentiment. Maisil souleva un peu ses paupières avec une légère sensation desurprise ; et pourtant l’étonnement était chose aussicontraire aux principes de son école qu’aux doctrines du collègeGradgrind.

« Combien vous faut-il pour le moment,Tom ? Il s’agit de quatre chiffres ? Allons, parlez…Posez vos quatre chiffres.

– Monsieur Harthouse, répliqua Tom quimaintenant pleurait réellement (et ses larmes valaient mieux queses plaintes de tantôt, quelque piteuse que fût la mine qu’elleslui donnaient), il est trop tard ; l’argent ne me servirait àrien maintenant. Il me l’aurait fallu plus tôt pour qu’il me fûtbon à quelque chose. Mais je ne vous en suis pas moinstrès-obligé ; vous êtes un ami véritable ! »

Un ami véritable !

« Roquet, roquet ! pensaM. Harthouse nonchalamment ; jeune imbécile que tues ! »

– Et je regarde votre offre comme unegrande preuve de bienveillance, poursuivit Tom en lui serrant lamain ; comme une très-grande preuve de bienveillance, monsieurHarthouse.

– Eh bien ! répliqua l’autre, mabienveillance vous sera peut-être utile plus tard. Et, mon ami, sivous voulez bien venir à moi, lorsque ces diables d’embarrasfinanciers vous serreront de trop près, je pourrai vous indiquer,pour en sortir, quelque bon moyen que vous ne trouveriez pas toutseul.

– Merci, dit Tom secouant la tête d’unair lugubre et mâchant des boutons de rose. Je voudrais vous avoirconnu plus tôt, monsieur Harthouse.

– Voyez-vous, Tom, dit M. Harthousepour terminer, et lançant lui-même une rose ou deux en guised’offrande à l’île qui s’obstinait à venir frapper contre le mur,comme si elle tenait à s’incorporer à la terre ferme ; l’hommemet de l’égoïsme dans tout ce qu’il fait, et je ne diffère en riendes autres mortels. Je désire ardemment… (la langueur qu’il mit àexprimer ce désir ardent était tout à fait tropicale)… que vousmontriez moins de froideur à votre sœur… c’est votre devoir… et quevous soyez pour elle un frère plus aimant et plus agréable… c’estencore votre devoir.

– Je ferai ce que vous désirez, monsieurHarthouse.

– Vous savez, Tom, il n’y a rien de telque le présent : ne parlez pas au futur. Commencez tout desuite.

– Certainement, je vais commencer tout desuite. Et ma sœur Lou vous en dira des nouvelles.

– Maintenant que c’est marché conclu,Tom, dit Harthouse, en le frappant de nouveau sur l’épaule, d’unair qui le laissait libre de croire (comme il s’empressa de lefaire, le pauvre sot) que cette condition lui était imposée par unbon garçon insouciant, qui ne voulait pas abuser de l’expansion desa reconnaissance, séparons-nous maintenant jusqu’à l’heure dudîner.

Lorsque Tom revint pour dîner, son chagrin nel’empêcha pas d’être alerte et de se présenter au salon avantl’arrivée de M. Bounderby.

« Je n’ai pas voulu te faire de peine,Lou, dit-il en donnant la main à sa sœur et en l’embrassant. Jesais que tu m’aimes et je t’aime bien aussi. »

Il y eut, ce jour-là, sur le visage de Louiseun sourire à l’adresse d’un autre. Hélas, à l’adresse d’unautre !

« Voilà ce qui prouve que le roquet n’estplus le seul être auquel elle s’intéresse, pensa M. JamesHarthouse retournant la réflexion qu’il avait faite en voyant cejoli visage pour la première fois. Non, non, il n’est plus leseul. »

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