Les Temps difficiles

Chapitre 37Final.

 

Il n’est pas sans danger, quand on vit dans lasphère d’un homme vain et violent, de se permettre de voir avantlui quelque chose qui l’intéresse. M. Bounderby ne sut pas gréà Mme Sparsit d’avoir eu l’audace de prendre ainsiles devants, et d’avoir eu la sotte présomption de vouloir ensavoir plus long que son maître. Indigné, sans rémission, de ladécouverte triomphale qu’elle avait faite en mettant la main surMme Pegler, il songea tant et tant à cetteoutrecuidance, incroyable de la part d’une personne placée dans laposition dépendante de Mme Sparsit, que les tortsde sa gouvernante grossirent de plus en plus à ses yeux et firentla boule de neige. Enfin, M. Bounderby s’avisa que le renvoide cette femme bien née lui donnerait le droit de dire :« C’était une dame alliée à de nobles familles, et ellevoulait s’accrocher à moi ; mais je n’ai pas voulu et je l’aimise à la porte ; » il trouvait à cela tout profit :il s’en débarrasserait d’abord, il en tirait vanité après, et deplus il punissait Mme Sparsit selon sesmérites.

Tout fier de cette grande idée,M. Bounderby rentra goûter, et s’assit dans la salle à mangerd’autrefois, où se trouvait son portrait.Mme Sparsit était assise au coin du feu, le pieddans son étrier de coton, se doutant peu du sort vers lequel ellechevauchait.

Depuis l’affaire Pegler, cette dame distinguéeavait recouvert d’un voile de mélancolie et de repentir la pitiéque lui inspirait M. Bounderby. Par suite de ce changementd’humeur, elle avait coutume de prendre un air attristé dès qu’elleapercevait M. Bounderby, et elle n’y manqua pas en ce momentpour mieux faire accueil à son patron.

« Eh bien ! quoi, madame ?demanda M. Bounderby d’un ton rude et sec.

– Mon Dieu, monsieur, réponditMme Sparsit, vous n’allez pas me manger le nez,peut-être ?

– Vous manger le nez, madame !répéta M. Bounderby. Votre nez ! »

Il donnait à entendre, à ce que présumaMme Sparsit, que c’était un nez trop développé pourcela. Après avoir fait cette réponse insultante, M. Bounderbyse coupa un morceau de pain, et jeta à grand bruit son couteau surla table.

Mme Sparsit retira son pied del’étrier en disant :

« Monsieur Bounderby !

– Eh bien, madame ? ripostaM. Bounderby. Qu’avez-vous à me regarder comme ça ?

– Oserai-je vous demander, monsieur, ditMme Sparsit, si vous avez eu quelque chose qui vousait agacé ce matin ?

– Oui, madame.

– Oserai-je alors vous prier de me dire,poursuivit cette femme offensée, si c’est moi qui suis assezmalheureuse pour avoir causé votre mauvaise humeur ?

– Ah çà ! je vais vous dire unechose, madame, dit Bounderby, je ne suis pas venu ici pour êtrevotre pâtira. Une femme a beau être bien née, ce n’est pas uneraison pour qu’on lui permette de tourmenter et d’embêter un hommecomme moi, et je ne le souffrirai pas. »

M. Bounderby avait cru nécessaire d’yaller rondement, prévoyant bien que, s’il laissait entamer ladiscussion sur les détails, il ne manquerait pas de perdre lapartie.

Mme Sparsit commença parsoulever ses sourcils coriolanesques, puis elle les fronça,rassembla son ouvrage dans son panier et se leva.

« Monsieur, dit-elle avec majesté, jevois clairement que ma société ne vous est point agréable en cemoment. Je vais me retirer dans mon appartement.

– Permettez-moi de vous ouvrir la porte,madame.

– Merci, je saurai bien l’ouvrirmoi-même, monsieur.

– Permettez, je vous en prie, madame, ditBounderby passant devant elle et posant la main sur laserrure ; parce que je profiterai de l’occasion pour vous direencore un mot, avant que vous vous en alliez… Madame Sparsit, jecrains que vous ne soyez un peu à l’étroit ici : il me sembleque mon humble toit n’est pas un assez grand théâtre pour une femmequi déploie autant de génie que vous dans les affairesd’autrui. »

Mme Sparsit lui lança unregard qui respirait le plus profond mépris, ce qui ne l’empêchapas de lui répondre avec beaucoup de politesse :

« En vérité, monsieur ?

– J’ai songé à cela, voyez-vous, depuisces derniers événements, madame, répondit Bounderby ; et, dansmon pauvre jugement…

– Oh ! je vous en prie, monsieur,interrompit Mme Sparsit avec une vivacité enjouée,n’allez pas déprécier votre jugement. Tout le monde sait que lejugement de M. Bounderby est infaillible. Tout le monde en aassez de preuves. C’est devenu le sujet de toutes lesconversations. Dépréciez vos autres qualités, si vous voulez,monsieur, mais je demande grâce pour votre jugement, » ditMme Sparsit en riant.

M. Bounderby, très-rouge et fort peu àson aise, reprit :

« Je disais donc, madame, qu’il faudraitun train de maison tout différent pour faire briller les moyensd’une femme de votre mérite. Un train de maison comme celui devotre parente lady Scadgers, par exemple. Ne pensez-vous pas,madame, que vous trouveriez là assez d’affaires pour occuper votreactivité officieuse ?

– Cette idée ne m’était jamais venue,monsieur, riposta Mme Sparsit ; mais à présentque vous m’y faites songer, la chose me paraît en effettrès-probable.

– Eh bien ! si vous essayiez,madame ? dit Bounderby, posant sur le petit panier de la dameune enveloppe renfermant un billet à vue. Vous partirez quand ilvous plaira ; rien ne presse ; mais, en attendant, ilsera peut-être plus agréable à une dame de votre mérite de prendreses repas dans sa chambre, où elle ne sera pas dérangée. Il ne mereste plus qu’à vous demander pardon en vérité, moi, pauvre JosuéBounderby de Cokeville, de vous avoir tenue si longtemps sous leboisseau.

– Ne vous donnez pas cette peine,monsieur, répliqua Mme Sparsit. Si ce portraitpouvait parler… mais, plus heureux que l’original, il a l’avantagede ne pouvoir se donner en risée à personne et de ne pas dégoûterles gens… il pourrait me rendre ce témoignage qu’il y a déjà biendes années que j’ai pris l’habitude de l’apostropher comme leportrait d’un imbécile. Vous savez que rien de ce que peutfaire un imbécile ne saurait causer la moindre surprise nila moindre indignation ; un imbécile, quoi qu’ilfasse, ne peut inspirer d’autre sentiment que le mépris. »

Là-dessus, Mme Sparsit, dontles traits romains ressemblaient en ce moment à une médaillefrappée en commémoration du profond mépris que lui inspiraitM. Bounderby, regarda fixement son patron des pieds à la tête,passa devant lui avec un majestueux dédain et remonta chez elle.M. Bounderby referma la porte, se posa devant la cheminée etplongea, à plein regard, avec ses airs de matamore, dans sonportrait… et dans l’avenir.

Regarda-t-il bien loin dans l’avenir ? Ilaperçut, il est vrai, Mme Sparsit soutenant uncombat quotidien à la pointe de toutes les armes dont se composel’arsenal féminin, avec l’avare, méchante, hargneuse, acariâtrelady Scadgers, qui, toujours retenue au lit par sa jambemystérieuse, dévorait en six semaines son trimestre insuffisant,dans un petit logement mal aéré, une espèce de cabinet pour un, oude niche trop petite pour deux : mais vit-il encore autrechose ? Se vit-il lui-même devenu le cornac de Bitzer, et, dèsqu’il arrivait un étranger à la banque, le montrant comme un jeunehomme plein d’avenir, dévoué aux mérites éminents de son maître,qui avait bien gagné la place du jeune Tom, qui avait même manquéde prendre le jeune Tom en personne, si quelques drôles n’avaientpas aidé ce sacripant à s’évader ? Vit-il un reflet de sapropre image, faisant un testament vaniteux, d’après lequelvingt-cinq farceurs, ayant dépassé l’âge de cinquante-cinq ans, etportant sur les boutons de leur livrée le nom de Josué Bounderby deCokeville, devaient désormais dîner dans Bounderby-Hall,loger dans des bâtiments Bounderbiens, assister au service divindans une chapelle Bounderbienne, s’endormir aux sermons d’unaumônier Bounderbien, être entretenu aux frais d’une propriétéBounderbienne, et donner des nausées à tous les estomacs bienconstitués par cet énorme amas de stupidité et d’orgueilBounderbiens ? Prévit-il le jour où, cinq années plus tard,Josué Bounderby de Cokeville devait mourir d’une attaqued’apoplexie foudroyante dans une rue de Cokeville, et où cetadmirable testament devait commencer sa longue carrière de chicane,de vol, de faux-fuyants, de bassesses, pour ne profiter qu’auxhommes de loi ? Cela n’est guère probable… Que faisait donc leportrait, s’il ne lui révélait pas tout cela ?

Voilà, de son côté, M. Gradgrind, le mêmejour et à la même heure, qui reste aussi dans son cabinet detravail. Il plonge aussi dans l’avenir, et qu’y voit-il ? Sevoit-il lui-même, vieillard décrépit et aux cheveux blancs, sachantenfin faire plier, selon les circonstances, ses théories naguèreinflexibles ; mettant les faits et les chiffres bienau-dessous de la Foi, de l’Espérance et de la Charité, etn’essayant plus de passer cette céleste trinité au moulin de sespetites mécaniques rouillées ! Se voit-il, par suite de cechangement, en butte au mépris de ses ex-associés politiques ?Les voit-il, tout prêts à décider que les boueursnationaux forment un corps sui generis qui n’a aucuneespèce de devoir à remplir envers cette abstraction qu’on appellele peuple,relançant l’honorable préopinant, sansrelâche, cinq nuits par semaine, dans des discours qui durentjusqu’aux premières heures du matin ? Il est probable qu’illut tout cela dans l’avenir, car il connaissait ses collègues.

Voilà Louise, la nuit du même jour, regardantle feu comme au temps jadis, mais avec un visage plus doux et plushumble. Quelles scènes l’avenir offre-t-il aux regards de la jeunefemme ? Des affiches collées sur les murs de la ville, signéesdu nom de son père, pour réhabiliter feu Étienne Blackpool,tisserand, et publier le crime de son propre fils, en faisantvaloir, autant que possible, comme circonstances atténuantes, lajeunesse et les tentations (il ne put se décider à ajouter etl’éducation) du coupable ; ces affiches appartenaientdéjà au présent. La pierre tombale d’Étienne Blackpool, avecl’épitaphe où M. Gradgrind racontait la mort de l’ouvrier,appartenait aussi, pour ainsi dire, au présent, car Louise savaitque cela devait être. Ces choses-là, elle les voyait aussi clairqu’avec ses yeux. Mais qu’apercevait-elle dans l’avenir ?

Une ouvrière, Rachel, de sonnom de baptême, qui, après une longue maladie, retourne, à l’appelde la cloche des fabriques, qui va et vient, à heures fixes, aumilieu des tisserands cokebourgeois ; une femme d’une beautérêveuse, toujours vêtue de noir, mais douce et sereine et même gaiepar occasion ; la seule âme de toute cette ville qui sembleavoir pitié d’une créature dégradée et toujours plongée dansl’ivresse, qu’on rencontre quelquefois dans la ville demandantl’aumône à l’ouvrière et pleurant auprès d’elle ; une femmequi travaille du matin au soir, qui travaille toujours, mais quitravaille par goût, sans demander rien de plus, parce qu’elleregarde le travail comme son lot ici-bas, jusqu’au moment où ellene pourra plus : Louise vit-elle cela ? En ce cas, ellene se trompait pas.

Un frère solitaire, à plusieurs milliers delieues de distance, écrivant sur une feuille tachée de larmes, queles dernières paroles de Louise avaient été prophétiques, et que cene serait pas pour lui un sacrifice de céder tous les trésors dumonde pour revoir un seul instant son cher visage ? Enfin, cefrère se rapprochant de sa patrie, dans l’espoir de revoir sa sœur,et tombant malade en route ; puis une lettre d’une écritureinconnue, annonçant qu’il est mort de la fièvre typhoïde àl’hôpital, tel jour ; et qu’il y est mort repentant,« vous regrettant et vous aimant : votre nom est ledernier mot qu’il a prononcé ? » Louise vit-elle ceschoses ? En ce cas, elle ne se trompait pas.

Se vit-elle remariée, mère, élevant sesenfants avec un amour plein de sollicitude, veillant toujours à cequ’ils restassent jeunes d’esprit comme de corps, car elle savaitque c’est là la plus belle jeunesse des deux, un vrai trésor dontle moindre souvenir devient une bénédiction et un bonheur même pourles plus sages ? Louise vit-elle cela ? Hélas ! ellese serait trompée.

Mais se vit-elle entourée et aimée par lesheureux enfants de Sissy ; se vit-elle devenue savante dans lalittérature des contes de fées, persuadée qu’aucune de ces joliespetites imaginations innocentes n’était à dédaigner, ne négligeantrien pour apprendre à connaître ses semblables, même les plushumbles, pour embellir leur existence mécanique et réelle, à l’aidede ces grâces et de ces jouissances imaginatives sans lesquelles lecœur de l’enfance se flétrit, sans lesquelles la maturité physiquela plus robuste n’est moralement qu’une mort absolue, sanslesquelles la prospérité nationale la plus apparente, la mieuxdémontrée par des chiffres, ne ressemble, au bout du compte, qu’auxprophéties menaçantes écrites sur la muraille pour les convives dufestin de Balthazar ? se vit-elle exerçant ainsi la charité,non par suite d’un vœu romanesque, ni d’une obligation téméraire,ni d’une association de Frères ou de Sœurs, ni d’une promesse, nid’une convention, ni d’un costume de fantaisie, ni d’un désirvaniteux ; mais simplement pour accomplir un devoir qu’ellecroyait avoir à remplir ? Louise se vit-elle ainsi ?Alors elle ne se trompait pas.

Cher lecteur ! il dépend de vous ou demoi que ces choses-là arrivent ou n’arrivent pas dans la limiterespective de nos deux sphères d’action. Eh bien ! alors,qu’elles arrivent ! Nous en aurons le cœur plus léger,lorsque, rêvant au coin du feu, nous regarderons un jour lescendres de notre foyer blanchir et s’éteindre.

FIN

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